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Classiques Garnier

Bossuet et la liturgie Expliquer pour comprendre, comprendre pour participer

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue Bossuet
    2016, n° 7
    . varia
  • Auteur : Drouin (Gilles)
  • Résumé : Bossuet aborde la question liturgique dans ses activités de prédication, de gouvernement d’un diocèse, de controversiste et de commentateur de l’Écriture. Son rapport aux questions liturgiques débattues à son époque annonce le rationalisme du xviiie siècle mais la qualité de sa langue et son rapport vivant à l’Écriture lui évitent de tomber dans la sécheresse de nombreux commentaires et ouvrages liturgiques du siècle suivant.
  • Pages : 65 à 85
  • Revue : Revue Bossuet
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406066798
  • ISBN : 978-2-406-06679-8
  • ISSN : 2494-5102
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06679-8.p.0065
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/12/2016
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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BOSSUET ET LA LITURGIE

Expliquer pour comprendre,
comprendre pour participer

Comme prêtre, comme évêque, le rapport de Bossuet à la liturgie est dabord celui dun homme qui la célèbre, chaque jour pour loffice ou presque chaque jour pour la messe. Lœuvre multiforme de Bossuet ne nous donne guère la possibilité de saisir le rapport personnel quentretient le prêtre ou lévêque avec lacte célébratoire. En revanche, Bossuet, comme évêque, comme théologien, prend part à la plupart des débats théologiques et pastoraux de son temps autour de la question liturgique. Cest cet aspect que nous privilégierons dans cet article. Nous nous proposons de resituer brièvement la question liturgique durant cette seconde moitié du xviie siècle. Puis nous aborderons successivement le rapport de Bossuet orateur, de Bossuet pasteur, de Bossuet controversiste et de Bossuet commentateur de lÉcriture à la question liturgique. Cette segmentation, parfois artificielle, nous permettra daborder successivement quelques grands textes dans des genres littéraires différents au travers desquels notre auteur traite de liturgie. Nous conclurons en tentant de dégager quelques axes du rapport spécifique quentretient Bossuet avec la liturgie et, si possible, den discerner les forces et les limites.

La question liturgique
durant le second xviie siècle

Ordonné prêtre en 1652, sacré évêque en 1669, Bossuet fait partie de la seconde génération des évêques profondément engagés dans la mise en place de la réforme tridentine en France. On sait la difficulté de la réception juridique du concile de Trente en France, mais dès la fin 66des guerres de religion, un vent réformateur souffle sur le catholicisme français : parmi les grandes figures épiscopales, on trouve en premier lieu, dabord en Savoie puis en France, François de Sales (1567-1622), puis le cardinal de La Rochefoucauld (1558-1645) ou encore Alain de Somlinihac (1593-1659). Leffervescence réformatrice du premier xviie siècle est également portée par une pléiade de maitres spirituels, tous plus ou moins héritiers de Pierre de Bérulle (1575-1629), comme Vincent de Paul (1581-1660), Jean-Jacques Olier (1608-1657) ou encore Jean Eudes (1601-1680), figures de ce quon appellera par la suite lÉcole française de spiritualité. Bossuet, disciple de Vincent de Paul, a été formé dans cette atmosphère mais le temps de son épiscopat nest plus le temps des pionniers, il est celui de ce quon pourrait appeler linstitutionnalisation de la réforme catholique, en particulier sous limpulsion dévêques formés dans les tout premiers séminaires mis en place suite aux décisions conciliaires. Le concile de Trente na pas produit de texte à caractère spécifiquement liturgique, mais dans les décrets qui visent à une consolidation doctrinale, notamment en matière sacramentaire, suite aux remises en cause de la Réforme, ainsi que dans plusieurs décrets de réforme, les questions liturgiques affleurent à de nombreuses reprises1. Tout dabord la réforme pastorale voulue par le concile se traduit par un une volonté de rehausser la dignité du culte, ce sera le souci constant des évêques réformateurs, exprimé notamment au cours des visites pastorales. Dignité du culte mais aussi précision cérémonielle et fidélité aux rubriques caractéristiques de la période post-tridentine : le concile anathématise quiconque change ou retranche les cérémonies de léglise lors de ladministration des sacrements2 ; la mise en place en 1588 de la congrégation des rites est une étape importante sur le chemin de la centralisation romaine de la régulation liturgique, jusque-là largement du ressort des évêques diocésains. Bien que le concile ne dise rien ou presque sur laménagement des édifices de culte, la 67réforme sest accompagnée dun puissant mouvement de rapprochement des autels, précédemment situés en France du nord au fond du chœur derrière le jubé, et la nef, cest le plan dit « à la romaine », massivement adopté par les congrégations nouvelles3 et les églises récentes4 mais qui suscitera une résistance croissante des milieux canoniaux jusquà la fin de lAncien Régime5. Le concile a finalement laissé au pape le soin de réviser les livres liturgiques, ce sera fait pour le bréviaire en 1568 et pour le missel en 1570. Au temps de lépiscopat de Bossuet, on assiste au début du reflux de la vague de romanisation des liturgies des diocèses de France qui samplifiera au cours du xviiie siècle, sans que les débats aient encore la vivacité quils prendront au siècle suivant. Le concile a statué au cours de sa XXIIe session sur la question de la langue liturgique, avec un texte très équilibré, demandant le maintien de la langue latine, pour des raisons « circonstancielles6 », ainsi que sur les questions alors disputées de la récitation du canon de la messe à voix basse et de la communion sous les deux espèces, les deux premières questions seront au cœur des débats liturgiques de la seconde moitié du xviie siècle, à partir de la condamnation du missel de Voisin par lAssemblée du Clergé en 1660 et de lenvenimement progressif de la querelle janséniste. Mais en même temps, dans le même texte et en réponse avec cette décision de maintenir la célébration en latin :

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Le saint concile ordonne aux pasteurs et à tous ceux qui ont charge dâme de donner quelques explications fréquemment, pendant la célébration des messes, par eux-mêmes ou par dautres, à partir des textes lus à la messe, et, entre autres, déclairer le mystère de ce sacrifice, surtout les dimanches et les jours de fête7.

Cette demande conciliaire générera une très abondante littérature destinée à aider les pasteurs à expliquer la messe, un genre littéraire dans lequel sillustrera également notre auteur. Enfin et peut-être surtout, le second xviie siècle voit lémergence de ce qui deviendra au siècle suivant la science liturgique avec la diffusion des travaux des savants mauristes au premier rang desquels dom Jean Mabillon (1632-1707) et dom Edmond Martène (1654-1739) qui seront tous deux correspondants de Bossuet. Notre évêque aura vis-à-vis la critique historique des textes et usages liturgiques, initiée par les premiers liturgistes, une position beaucoup plus ouverte que celle quil opposera à la même époque à la critique historique naissante des textes bibliques.

En cette seconde moitié du xviie siècle, lheure est encore à la réception de lœuvre de restauration liturgique tridentine mais se mettent progressivement en place dans le domaine de la liturgie les termes des débats qui se durciront progressivement au siècle suivant : la question de ladaptation des rites, de leur légitime pluralité, la question récurrente de la traduction des textes liturgiques, et limpact croissant de la critique historique sur la compréhension des sacrements de lÉglise.

Bossuet prédicateur

Le concile de Trente avait insisté sur le devoir de prédication des pasteurs dâmes et lon sait avec quel talent Bossuet sest adonné à lart de la prédication. Mais, autant les questions morales et le commentaire de lÉcriture sont la matière habituelle de ses sermons, autant nous ne conservons que peu de traces de sermons sur une matière précisément liturgique, alors même que le concile avait expressément demandé aux pasteurs dexpliquer la liturgie à leurs ouailles. Peut-être est-ce parce 69que ces explications trouvaient leur place naturelle dans le prône dont on verra ci-après que Bossuet a composé des trames pour les prêtres de Meaux, alors que les sermons relèvent dun exercice autre, et constituent en eux-mêmes un genre littéraire. Nous avons quelques allusions eucharistiques dans des sermons qui ne traitent pas principalement de matière liturgique8.

Nous savons cependant que Bossuet prononça après le Sermon du troisième dimanche de lAvent 1685 un long embolisme où il improvise par ces mots, les seuls qui nous soient parvenus : « Je viens ensuite à lexplication du culte de la messe9. » Le texte na malheureusement pas été conservé, mis à part ces premiers mots par lesquels Bossuet « raccroche » son explication au verset biblique quil a précédemment commenté : « Parate viam Domini », « Préparez les chemins du Seigneur » (Mt 3, 3), en lappliquant à la « préparation du sacrifice ». Un témoin, Rochard se fait lécho de ce long développement, prononcé deux mois après la Révocation de lÉdit de Nantes :

Puis après, il [Bossuet] fit en son exhortation, une très belle homélie pour les convertir [les protestants] et dit quil expliquerait ce que cétait du sacrifice de la messe et des cérémonies10.

On ne sait pas précisément ce que Bossuet a effectivement évoqué ce jour-là, si ce nest la question de lusage du latin et un commentaire du Confiteor. Rochard précise : « Enfin, tous les convertis de Crégy, Quincy, Mareuil, Nanteuil étaient ravis de lavoir vu en chaire et entendu11. » Le deuxième témoin est le dernier sermon prononcé par Bossuet dans 70la chaire de sa cathédrale le dimanche 18 juin 1702, dans lOctave du Saint-Sacrement. Le texte ne nous est pas parvenu ; nous en conservons la présentation écrite dans son Journal12 par labbé Ledieu, le secrétaire de Bossuet. Lévêque poursuit le commentaire du Psaume XXI quil avait entrepris lors de son précédent sermon à la cathédrale, le jour de Pâques, mais en ladaptant à la circonstance, celle dune clôture solennelle de lOctave du Saint Sacrement : « Il a dit que le jour de Pâques, il avait expliqué toute la religion en ces deux mots : le parfait Adorable et le parfait Adorateur13. » Et Bossuet de passer dune évocation, à Pâques, de Jésus délaissé, pour, à partir du même texte, le Psaume XXI repris au verset 2714, aborder « linstitution de la sainte Eucharistie, la préparation quil faut y apporter et le fruit quil faut en retirer15 ». Ledieu égrène les thèmes du sermon : Jésus comme parfait Adorateur, hostie et victime, à la Croix puis linstitution de ce « divin banquet » pour « se donner à nous et sy unir plus intimement, afin que chacun sapplique à soi-même, par la participation à ce divin banquet, le fruit de la mort du Sauveur16 ». La première partie du sermon concerne donc le sacrifice et son institution, la seconde et la troisième, la préparation et les fruits de la communion. Dans la relation de Ledieu, le style magnifique du grand évêque fait évidemment défaut, il précise cependant que Bossuet a terminé en donnant « les raisons de la réalité de la présence aux nouveaux catholiques et répondu à leurs objections17 ». La moisson dans les Œuvres Oratoires est donc maigre mais se dégagent déjà trois éléments essentiels de la manière propre qua Bossuet de se rapporter à la liturgie : la question liturgique est fréquemment liée chez Bossuet à la controverse protestante, notamment dans le contexte délicat de la Révocation de lÉdit de Nantes et de laccueil de ceux quon appelle alors les nouveaux catholiques, habitués à une liturgie célébrée en langue vernaculaire, la question liturgique est très largement associée chez Bossuet à une question doctrinale, avec une insistance sur des points controversés et réaffirmés avec force par le concile de Trente : le caractère sacrificiel de la messe 71et la présence réelle ; enfin la question de laccès à la communion, des dispositions nécessaires pour communier est également récurrente, on la retrouve dans de nombreuses lettres de direction dans lesquelles Bossuet prend une position assez ferme, sans être rigoriste, dans le contexte de la controverse de la fréquente communion18.

Bossuet pasteur et évêque réformateur

La réforme pastorale engagée par les évêques post-tridentins passe classiquement par la publication de nouveaux livres liturgiques : le missel et souvent un rituel, parfois assorti de longues Instructions sur le rituel, textes de régulation mais aussi de formation des prêtres, ainsi que de catéchismes. Bossuet ne publiera pas de missel durant son épiscopat, la révision avait été effectuée par son prédécesseur Dominique de Ligny. En revanche, on suppose que le fameux Missel de Meaux publié en 1707 par son successeur, le futur cardinal de Bissy, a été voulu par Bossuet. Ce missel devra être retiré en raison de la présence de R/Amen rouges au sein du texte du canon, ce qui laisserait supposer quau moins les servants répondaient au prêtre qui aurait alors pu voire dû prononcer le canon à voix intelligible ! Cette hypothèse, et en tous cas la décision de rééditer un missel par ailleurs relativement récent, est cohérente avec ce quon sait dune proximité de Bossuet vieillissant avec certains milieux liturgistes les plus radicaux19. Bossuet a publié trois catéchismes, promulgués en 72octobre 1686 : un petit catéchisme pour préparer les enfants à la première communion, un grand catéchisme et un catéchisme des fêtes. Bossuet justifie dans son Avertissement sa décision de rééditer un catéchisme par ailleurs déjà mis en place par son prédécesseur, et pour deux raisons, poursuivre et amplifier leffort catéchétique entrepris dans le diocèse et répondre, notamment par le grand catéchisme et le catéchisme des fêtes et, de nouveau, répondre à larrivée danciens protestants chez qui « on voit les plus grossiers artisans et les femmes et les enfants mêmes citer lÉcriture, et parler des points de controverse20 ». Les catéchismes, et en particulier les notices du catéchisme des fêtes, serviront de matériau pour le prône dominical des curés, lévêque ordonne dailleurs que lAvertissement rédigé en incipit des catéchismes soit relu deux fois lan aux premiers dimanches de lavent et du carême. Mais Bossuet va plus loin : il rédige entre 1686 et 1689 un ensemble de Prières ecclésiastiques pour aider le chrétien à bien entendre le service de la paroisse le dimanche et aux fêtes principales21et une Manière de bien entendre la sainte Messe22. Les Prières ecclésiastiques sont une série de traductions partielles, de paraphrases et délévations sur les prières liturgiques destinées à aider les fidèles à « sunir au prêtre ; et en la personne du prêtre, sunir à Jésus-Christ même dont il est le ministre23 ». La question, récurrente à lépoque, est celle de la mise à disposition des fidèles de tout ou partie des prières liturgiques traduites en langue française, le point le plus délicat étant la mise à disposition du canon de la messe et tout particulièrement de ce qui était considéré comme son cœur, le texte de la consécration. Le genre littéraire des Manières dentendre la sainte messe était bien connu : dans son Année chrétienne24, publiée en 1644, le jésuite Jean Suffren avait recensé sept manières différentes dassister à la messe, classées en fonction du degré de proximité entre ce que fait le fidèle et ce que fait le prêtre : la 73première méthode est celle dune simple mise en présence de Dieu avec des exercices de piété largement déconnectés du déroulement de la messe, les autres étant des variantes du système allégorique médiéval associant chacune des parties de la messe à une étape de la vie et/ou de la passion du Christ. Nous nen sommes pas encore aux méthodes liturgiques qui se développent avec la mise à disposition des fidèles des textes des prières de la messe, en version latine ou traduites. Nicolas Le Tourneux, un proche de Port-Royal, reprendra en 1677 lidée dune Année chrétienne, mais en mettant à disposition lintégralité de lOrdo Missae en français, louvrage sera mis à lIndex à titre posthume en 1695. Dans sa Manière de bien entendre la sainte Messe, Bossuet se situe nettement du côté des méthodes dites liturgiques puisquil donne la plupart des traductions, jusquà loffertoire compris, et invite même les fidèles à se référer aux multiples libelles qui circulent25, mais ces textes sont constamment accompagnés dexplications et de très belles élévations, par exemple à loffertoire :

Ainsi, nous devons nous considérer comme étant tous offerts à Dieu : nous devons aussi nous y offrir nous-mêmes. Il faut songer que le prêtre offre au nom de toute lÉglise, et quen lui et par lui, tous les assistants doivent aussi offrir à Dieu leur sacrifice ; de sorte que la meilleure manière de participer à cette sainte action, cest de sunir à lintention du prêtre offrant, et de soffrir à Dieu avec Jésus-Christ, comme une hostie vivante pour accomplir sa volonté en toutes choses26.

La signation du pain et du vin par le prêtre fait office de signal, à partir de ce moment, les traductions sont de moins en moins nombreuses et font place à des élévations et des invitations à « ne plus parler que du cœur. Il faut être attentif à ce que fit Jésus-Christ la veille de sa mort 74dans la sainte cène, à sa passion et à sa mort, dont tant de signes de croix nous rappellent la mémoire27 ». Pendant la consécration,

il faut tenir son esprit attentif au grand et miraculeux changement qui va se faire. [] Pendant quon élève le corps adorable et le calice du sang précieux, cest mieux fait de le regarder en silence et avec une profonde humilité en disant seulement du cœur : « Je crois, Seigneur, je crois : fortifiez ma foi, changez-moi, vivez en moi, et moi en vous28 ».

Par-delà le positionnement de Bossuet dans les débats liturgiques de lépoque, ces textes révèlent un subtil équilibre, servi par une langue admirable, entre textes liturgiques, courtes séquences explicatives et élévations, le tout ordonné par le but qui est celui de lévêque : aider les fidèles à entrer dans des dispositions intérieures cohérentes avec ce qui se passe à lautel.

Bossuet controversiste

Nous avons déjà remarqué combien les questions liturgiques interféraient fréquemment chez Bossuet avec la question protestante, et plus particulièrement celle de laccueil des nouveaux catholiques. Nous disposons, de la plume de Bossuet, dun texte de controverse, publié pour la première fois en 1689 : lExplication de quelques difficultés sur les prières de la Messe à un nouveau catholique29. Le genre des Explanationes Missae est classique, il a fait lobjet dun renouveau dès le début du xviie siècle suite à la demande conciliaire précédemment évoquée dexpliquer la messe aux fidèles. Très souvent, lexplication emprunte largement à lallégorie médiévale mais le genre évolue à partir de la moitié du siècle : un contemporain de Bossuet, Jean-Jacques Olier, a donné en 1647 une Explication30, publiée en 1677, encore très allégorique mais profondément renouvelée par lintroduction 75de thèmes issus de la spiritualité bérullienne ; quelques années après la mort de Bossuet deux monumentales explications littérales, cest-à-dire revendiquant un abandon de lallégorie, seront tour à tour publiées à partir de 1706 par le clunisien Claude de Vert31 et de 1716 par loratorien Pierre Le Brun32. Bossuet se situe dans cette veine qui intègre les acquis des travaux historiques sur la liturgie et qui annonce le xviiie siècle mais dans le contexte très particulier de la controverse protestante, avec un interlocuteur inconnu, identifié par labbé Bossuet avec un certain Lord Perth, émigré anglais récemment converti au catholicisme. Le texte révèle une prise au sérieux, assez rare à lépoque, par Bossuet, du site liturgique comme lieu théologique et une grande connaissance par lauteur, dont on sait quil était en lien régulier avec les mauristes, des sources historiques, des liturgies tant occidentales quorientales. La méthode de Bossuet est admirable de clarté, elle peut être qualifiée de réduction doctrinale des questions en débat, à des fins de clarification et de facilitation de la résolution des différends ainsi identifiés. Le point de départ est constitué par un examen, qui se veut objectif, des difficultés concrètes de son interlocuteur face à la messe romaine :

Ces difficultés, dites-vous, ne regardent pas le commencement de la messe, qui ne contient autre chose que des psaumes, de pieux cantiques, de saintes lectures de lancien et du nouveau testament. Vos difficultés, dites-vous, commencent à lendroit qui sappelle proprement le sacrifice, la liturgie et la messe, cest-à-dire à lendroit de loblation ou de lofferte et à la prière qui sappelle secrète. Elles se continuent dans toute la suite, cest-à-dire dans le canon et dans tout le reste qui regarde la célébration de leucharistie, jusquà la prière quon appelle postcommunion33.

Où lon constate que Bossuet, grand commentateur de lÉcriture, a toujours souligné dans ses œuvres de controverse le point de convergence que constituait lÉcriture entre catholiques et protestants. La question posée est en revanche celle dune discordance entre la doctrine catholique réaffirmée à Trente et certains textes et gestes de lOrdo missae romain. Ainsi,

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Les ministres prétendent que dans toutes les prières qui regardent la célébration de lEucharistie, il ny a rien qui démontre la présence réelle, ni la transsubstantiation ou changement de substance : ce qui néanmoins étant selon nous le fond du problème, est sans doute ce qui doit y être le plus expressément marqué34.

Le « fond du problème » ayant été ainsi identifié, Bossuet recense, au fil du déroulement de la messe quil passe en revue selon le genre bien connu de lExplication, sept points précis qui font difficulté entre la liturgie romaine et la doctrine tridentine. Nous ne pouvons, dans le cadre de cet article, reprendre le détail, souvent très technique, de largumentation de Bossuet sur chacune de ces sept difficultés. Elles méritent cependant dêtre citées, afin dune part, de saisir comment fonctionne cette réduction doctrinale des questions liturgiques, opérées par lévêque de Meaux et, dautre part, desquisser la méthode de leur résolution. La première difficulté provient des oraisons ou des prières du canon qui affirment que cest du pain et du vin que le prêtre offre, y compris après la consécration. Jésus-Christ ne serait donc pas présent sur lautel après la consécration. Largumentation de Bossuet est très précise et emprunte à la tradition liturgique, à la théologie sacramentaire et à lÉcriture. Le pivot en est le constat du caractère triple de loblation eucharistique : « Loblation consiste en trois choses : lÉglise offre à Dieu le pain, elle lui offre le corps et le sang de Notre-Seigneur ; elle soffre enfin elle-même et offre à Dieu toutes ses prières en union avec Jésus-Christ quelle croit présent35 » doù une certaine plurivocité du sens de pain et vin en contexte liturgique. La seconde difficulté est liée à une pratique et à un constat historique : « On vous a dit quanciennement on nadorait pas Jésus-Christ dans leucharistie36. » Et Bossuet argumente sur la variété des positions des différentes églises protestantes quant à la présence réelle, alors quelles refusent toutes ladoration de leucharistie. La clef se trouve, à ses yeux, dans une incohérence interne au protestantisme quant au rapport entre présence et adoration. Les troisième et quatrième difficultés concernent le ministère des anges et des saints tels quil découle du texte du canon romain, Bossuet la formule en deux questions : « Pourquoi on emploie dans loblation le ministère des 77anges37 ? » et « Pourquoi on y emploie lintercession des saints38 ? » Pour la question des anges, largumentation de Bossuet renvoie à la spécificité du langage liturgique et à son lien avec le langage biblique, tous deux différents dun langage dogmatique. La cinquième difficulté concerne les messes votives « à lhonneur des saints39 ». Bossuet développe un propos de théologie de la sainteté, à partir de ce que fait la liturgie quand elle invite à rendre grâce à Dieu, pour les merveilles quil accomplit dans la vie des saints. La sixième difficulté désigne une incohérence entre gestes liturgiques et foi eucharistique. Il sagit des « bénédictions quon fait sur lEucharistie avant et après la consécration40 ». Lobjection peut être formulée ainsi : pourquoi bénir lhostie consacrée, si le Fils de Dieu y est réellement présent ? Bossuet lève en partie lobjection à partir de la théologie paulinienne du corps du Christ : en bénissant le corps du Christ, le prêtre bénit le Christ total, avec ses membres. Enfin, la septième difficulté provient dune incohérence supposée entre la liturgie grecque et la liturgie latine, quant au moment de la transsubstantiation. Cest magnifiquement que Bossuet propose la solution : « Lesprit des liturgies [] nest pas de nous attacher à de certains moments précis mais de nous faire considérer le total de laction pour en entendre aussi leffet entier41. »

Ce rapide survol permet de constater, comment Bossuet prend au sérieux le site liturgique, dans la double dimension textuelle et gestuelle de sa ritualité, et la capacité quil a dinterroger la foi. La méthode de réduction doctrinale décelée plus haut, porte certes les marques dune époque marquée par lexigence de clarté du raisonnement et un certain rationalisme de la pensée classique. On peut cependant souligner laptitude de Bossuet à prendre en compte les spécificités de chacun des langages liturgique, scripturaire dont il saisit bien la parenté avec le précédent, et théologique. Bossuet, par ailleurs historien et théologien, très au fait des récents acquis de la science liturgique alors naissante, na aucune difficulté à intégrer dans son raisonnement le caractère variable des usages liturgiques, tant sur le plan historique, que sur 78le plan géographique entre les grandes familles rituelles et même au sein de laire latine. Ceci étant, cette intelligence liturgique, scripturaire et théologique laisse intacte certaines impasses précisément liée à la réduction doctrinale des questions liturgiques. Bossuet affirme à plusieurs reprises son incompréhension devant le fait que les protestants ne reviennent pas dans le giron de la Mère Église, alors même quen raison, les questions doctrinales semblent avoir été levées, et que lÉglise sest réformée sur le plan des mœurs. Ainsi les différents projets de réunion quil a échafaudés jusquà la fin de sa vie, nétaient pas de pur style, mais procédaient de cette conviction, ultimement fondée sur une confiance dans les capacités de la raison, de venir à bout des différences. Cest ainsi que Bossuet manifestait une foi constante dans les vertus de lexplication. Il est à ce titre, un peu étrange, que Bossuet nait pas manifesté la même ouverture intellectuelle à légard des acquis de la science exégétique naissante, que vis-à-vis de la science liturgique. Peut-être est-ce là aussi, en raison de la conviction selon laquelle les variations liturgiques ne touchaient pas, le fond du problème ? Celui-ci est pour lui clairement de nature doctrinale. Or les hypothèses de Richard Simon touchaient précisément au cœur de la révélation, un socle doctrinal auquel Bossuet, commentateur inlassable de lÉcriture, était attaché.

Bossuet commentateur de lÉcriture

Nous ne pouvions terminer ce parcours liturgique à travers lœuvre de Bossuet sans faire une incursion dans les textes où il commente lÉcriture, et ce pour deux raisons : dune part parce que Bossuet a saisi à la fois limportance de lÉcriture dans la liturgie et aussi la parenté profonde entre langage liturgique et langage scripturaire, dautre part parce que nous trouvons là en présence dun Bossuet plus spirituel, toujours aussi théologien mais peut-être moins sèchement doctrinal que dans les textes précédents et que nous pourrons mesurer limpact de la qualité de sa langue y compris quand il aborde les questions liturgiques ou sacramentaires. Pour ce faire, nous nous appuierons sur les 79journées eucharistiques des Méditations sur lÉvangile42. Dans cette série de méditations, Bossuet ne propose pas un commentaire rigoureusement suivi du texte évangélique. Sur une trame essentiellement mattéenne, il insère dans le commentaire, de larges extraits de lÉvangile de Jean, des Épitres pauliniennes et aux Hébreux, de lApocalypse et quelques commentaires de passages de lAncien Testament. La troisième et dernière partie comprend une longue et belle méditation sur leucharistie, qui va de la dix-septième à la quarante-cinquième journée. Il ne sagit pas dune explication au sens strict du mystère de leucharistie ou de la messe, mais, à son habitude, Bossuet tisse sa méditation, fondamentalement scripturaire, de très solides apports théologiques, au caractère explicatif très marqué. Cet ensemble monumental se termine par une dernière journée intitulée : « Sunir à Jésus-Christ43 ». Il sagit dun thème clef pour dire la fin de ce que le xviie siècle nappelait pas encore la participation à leucharistie, envisagée tant comme sacrifice que comme sacrement. Bossuet commence cette journée conclusive par un commentaire de la formule liturgique doxologique « par Jésus-Christ Notre Seigneur », dont il décline les conséquences pour la prière personnelle et la prière ecclésiale :

Entrons donc avec Jésus-Christ, par Jésus-Christ dans la construction de tout le corps de lÉglise ; et rendant grâces avec elle « par Jésus-Christ pour tous ceux qui sont consommés : demandons laccomplissement de tout le corps de Jésus-Christ, de toute la société des saints. [] Avançons-nous avec lui aux deux montagnes [] de celle des Oliviers qui est celle où lon combat à celle du Calvaire où lon triomphe avec Jésus-Christ en expirant44.

Après un commentaire du lavement des pieds en saint Jean, Bossuet aborde la partie strictement eucharistique des Méditations. La première partie suit globalement les Évangiles synoptiques à partir du récit 80de linstitution, cest là quil aborde les questions de linstitution, du mémorial et des fruits de leucharistie. Ensuite Bossuet insère un double excursus dans le Sermon sur le Pain de Vie en saint Jean qui lui permet daborder durant sept journées la question de la présence réelle et dans le chapitre xi de la Première Lettre aux Corinthiens pour les questions des conditions de réception de la communion. Suit une sorte de « pause » dans le commentaire avec un Sommaire de la doctrine de lEucharistie quil prolonge dans les journées suivantes, par divers points dont le viatique, la dimension eschatologique de leucharistie le lien entre leucharistie et la pâque juive, la communion sous une seule espèce et enfin ladoration, lexposition et la réserve eucharistiques. La cinquante-septième journée marque le retour au commentaire du récit de linstitution dans lévangile de Matthieu, mais quil aborde, cette fois, sous langle du sacrifice. Bossuet nhésite pas, à quitter lévangile de Matthieu pour compléter sa méditation sur le sacrifice : ainsi par exemple lorsquil aborde la figure de lagneau immolé, il le fait à partir de lApocalypse (Ap V, 6). Ou encore, quand il considère lidentité entre la victime de la croix et celle de lautel, il le fait à partir de lévangile de Luc (Lc XXII, 19-20). Le lien entre la messe et la cène est abordé à partir du chapitre xxvi de Matthieu, auquel lauteur revient avec la soixante troisième journée.

Ce rapide survol permet de constater combien la dissociation, présente à Trente, entre dune part, leucharistie abordée prioritairement sous langle de la présence, et dautre part, la messe abordée avant tout sous langle du sacrifice, se retrouve dans ce que Bossuet voulait explicitement comme un commentaire continu des discours de Jésus. La structure tridentine de lexposition de la « foi eucharistique » de lÉglise a acquis une telle évidence que Bossuet la reprend dans une méditation sur les évangiles. Nulle part ailleurs dans les Méditations, on ne peut observer des écarts aussi marqués par rapport à un commentaire suivi du texte évangélique. Bossuet a cependant quelque peu bousculé la structure ternaire de Trente (présence/communion/sacrifice) : la communion est abordée au moins à trois reprises : en lien avec linstitution, en lien avec la foi en la présence par le biais de la communion indigne et en lien avec le sacrifice.

Au sommet du texte, la méditation sur linstitution de leucharistie pour la XXIIe journée rappelle les plus grandes œuvres oratoires de Bossuet :

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Chrétien, te voilà instruit : tu as vu toutes les paroles qui regardent létablissement de ce mystère : quelle simplicité ! Quelle netteté dans ces paroles45 !

Alors Bossuet appelle les fidèles à se souvenir, à la messe, du don fait à la croix et revient sur la puissance des paroles du Christ, à lœuvre dans la liturgie eucharistique :

Ô mon Sauveur, pour la troisième fois, quelle netteté, quelle précision, quelle force ! Mais en même temps quelle autorité et quelle puissance dans vos paroles ! « Femme, tu es guérie » : elle est guérie à linstant. « Ceci est mon corps », cest mon corps, « Ceci est mon sang », cest mon sang. Qui peut parler en cette sorte, sinon celui qui a tout en main ? Qui peut se faire croire, sinon celui à qui faire et parler cest la même chose46.

Bossuet termine cette méditation par un appel à la foi et à ladoration, une sorte de sacrificium intellectus, rare chez lui, quon retrouve à plusieurs reprises, mais pour la seule foi en la présence réelle du corps et du sang de Jésus-Christ dans leucharistie :

Mon âme, arrête-toi ici sans discourir : crois aussi simplement, aussi fortement que ton Sauveur a parlé, avec autant de soumission quil fait paraître dautorité et de puissance. [] Le prêtre disait : « Le corps de Jésus-Christ » et le fidèle répondait : « Amen, il est ainsi » [] Tout était fait, tout était dit, tout était expliqué par ces trois mots. Je me tais, je crois, jadore, tout est fait, tout est dit47.

Il était nécessaire de se mettre à lécoute de ces textes parce que dans ce genre littéraire très particulier des Méditations, on retrouve la réduction doctrinale, repérée précédemment mais qui fonctionne ici de manière différente. Nous avons montré ci-dessus, comment selon la matrice de la synthèse tridentine, les questions doctrinales commandent lorganisation générale du texte de Bossuet. Celui-ci nhésite pas à doubler un commentaire quand il faut, conformément à la structure de lenseignement tridentin, aborder la même réalité, sous deux angles : sacrement puis sacrifice. Surtout, on voit que pour aborder des questions aussi centrales que la présence réelle ou la communion indigne, lauteur 82nhésite pas à quitter le commentaire suivi de lÉvangile de Matthieu pour faire de longs excursus à partir de celui de Jean ou encore des Lettres de Paul. Néanmoins ces commentaires demeurent de véritables méditations scripturaires. On retrouve ici le souci constant de Bossuet, servi par une langue admirable, de faire entrer en résonnance doctrine, Écriture et liturgie.

Bossuet est pleinement de son temps. Son rapport à la question liturgique, dont nous avons rappelé les principaux débats et enjeux, est en résonnance avec les questions débattues à son époque, quil prend, comme toujours chez lui, à bras le corps. Nous avons cependant montré une double sensibilité, relativement spécifique à cet auteur, à la question que pose laccueil des nouveaux catholiques, habitués à une liturgie en langue française, et souvent prévenus contre certains aspects à la fois rituels et doctrinaux de la messe romaine, ainsi quà lintégration des acquis des recherches historiques en plein essor quon ne peut selon lui, ignorer quand on aborde la liturgie, surtout à partir de la fin du xviie siècle. Sur ce dernier point, Bossuet annonce le siècle suivant. Nous avons également montré combien sa méthode était très marquée par une grande confiance en les vertus de lexplication, quil na jamais cessé de pratiquer dans les nombreux domaines quil a abordés. La réduction doctrinale des questions liturgiques est certes liée au contexte de controverse protestante, alors fréquemment ramenée à des questions doctrinales, alors même que la question des usages liturgiques déborde très largement le seul aspect dogmatique, avec tout un champ inexploré par Bossuet et ses contemporains, de la sensibilité, de la corporéité dans le rapport à la liturgie, notamment dans sa dimension rituelle. Quand son discours prend un tour sensible, cest de sensibilité spirituelle dont il sagit, dans le vaste registre, hérité des spirituels du début du siècle, des dispositions intérieures. Certes, Bossuet prend au sérieux les questions rituelles et ne sen tient pas aux seuls textes liturgiques, mais les questions liées à lenveloppe spatiale ou sonore des célébrations sont en revanche absente de sa réflexion, y compris dans la littérature de controverse, alors même quon sait limportance quelles ont eues dans lexpérience liturgique donnée à vivre dans chacun des cultes réformé et catholique. Mesure-t-on par exemple limpact qua pu avoir dans les communautés réformées le chant des psaumes par le peuple en français, ou encore côté catholique le renouvellement de lenveloppe iconographique des églises, 83et la place, désormais focale, de lautel à tabernacle ? Nous avons proposé dans des travaux précédents à partir de Bossuet lidée dun paradigme rationaliste48 du rapport à la chose liturgique, en germe au xviie siècle et qui se manifestera de manière éclatante au siècle suivant et suscitera les réactions de la génération romantique avec Dom Guéranger49.

Bossuet cependant ne tombe pas dans le double écueil dune répétition sclérosée des décisions tridentines et de la sécheresse de certains écrits liturgiques dans lesquels linstance historique de discernement, dominante, tend à devenir exclusive. Il évite le premier écueil en raison de la qualité de sa réflexion théologique et de sa sensibilité aux questions, notamment pastorales, de son temps. Quant au second, il sen garde grâce à la qualité de sa langue, ainsi que son rapport permanent et vivant à lÉcriture. Dans la tradition liturgique patristique on parlait de mystagogie50 pour désigner lart subtil darticuler un discours sur les rites, sur lÉcriture et sur la vie morale des croyants, un art qui a assez rapidement disparu et auquel sest substitué lallégorisme médiéval, encore vivant à lépoque de Bossuet. Lévêque de Meaux a dune certaine façon retrouvé cette tradition et fait œuvre de mystagogue pour les fidèles de son temps, une mystagogie certes très marquée par un fort tropisme doctrinal et historique mais en même temps animée par un puissant souffle spirituel, hérité de lÉcole française, par un ancrage scripturaire tout sauf superficiel, et servi par une langue à la fois précise et poétique. Caractère poétique de la langue, affinité profonde avec le texte et les images bibliques, finalité essentiellement spirituelle dun 84discours destiné à aider à la prière : ces trois caractéristiques du langage liturgique sappliquent parfaitement à la manière dont Bossuet explique la liturgie, y compris quand il tient, par souci de rigueur déjà, à fonder historiquement et théologiquement son propos. Cet équilibre subtil, qui rapproche Bossuet de lesprit des grands mystagogues de lAntiquité, sera fréquemment rompu au siècle suivant, avec une hypertrophie historicisante du discours chez de nombreux liturgistes, une réduction moralisatrice ou juridique du propos chez de nombreux pasteurs et la plupart du temps une réduction instrumentale du rapport à lÉcriture51 . Nous sommes, tant sur le contenu que sur la forme des écrits liturgiques de Bossuet, à un point déquilibre entre héritage tridentin, spiritualité de la tradition bérullienne, humanisme dinspiration biblique, et requêtes partiellement assumées de la modernité, notamment historique, le tout servi par une langue magnifique. Un point déquilibre fragile, classique peut-être.

Gilles Drouin

Institut catholique de Paris

Institut Supérieur de Liturgie

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Éléments bibliographiques

Bissaro, Xavier, Une Nation de fidèles, lÉglise et la liturgie parisienne au xviiie siècle, Brepols, Turhout, 2006.

Brulin, Monique, Le Verbe et la voix, La manifestation vocale dans le culte en France au xviie siècle, Beauchesne, Paris, 1997.

Chedozeau, Bernard, La Bible et la liturgie en français, Paris, Cerf, 1990.

Chedozeau, Bernard, Chœur clos, chœur ouvert, Cerf, Paris, 1998.

Davy-Rigaux, Cécile, Dompnier, Bernard, Hurel, Daniel-Odon, Les Cérémoniaux catholiques en France à lépoque moderne. Une littérature de codification des rites liturgiques, Turnhout, Brepols, 2009.

Dompnier, Bernard (dir.), Les Cérémonies extraordinaires du catholicisme baroque, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2009.

Hameline, Jean-Yves, « Célébrer “dévotement” après le concile de Trente », La Maison-Dieu, no 218, 1999, p. 7-37.

Lours, Mathieu, LAutre temps des cathédrales, Picard, Paris, 2010.

Martin, Philippe, Le Théâtre divin, une histoire de la messe, xvie-xxe siècles, CNRS Édition, Paris, 2010.

1 On ne retient souvent du concile de Trente que les anathèmes. En fait, le texte conciliaire comprend deux grands types de décrets : les décrets de réformation ayant trait à la réforme de lÉglise et les décrets à caractère doctrinal. Ceux-ci comportent le plus souvent deux volets : la Doctrina, texte long qui vise à repréciser un point de doctrine, et les canons, des textes courts dans lesquels les opinions erronées sont formulées et déclarées anathèmes.

2 Session VII, Des Sacrements, Canon XIII. Session XXII, Du Saint Sacrifice de la Messe, chapitre v et canon VII. Tous les textes conciliaires sont tirés de Heinrich Denzinger, Symboles et définitions de la foi catholique, éd. P. Hünermann, Paris, Cerf 1997.

3 Jésuites, théatins, carmes réformés… Léglise des Carmes à Paris est un bel exemple, presque intact, de ce type daménagement. La première église ayant adopté ce plan à Paris est léglise des Feuillants au Faubourg saint Honoré, consacrée en 1608 et aujourdhui détruite.

4 Un excellent exemple est léglise paroissiale Saint-Sulpice, terminée au milieu du xviiie siècle mais totalement conforme au projet de Jean-Jacques Olier en 1646.

5 Cf. Mathieu Lours, LAutre temps des cathédrales, Paris, Picard, 2010.

6 « En quelle langue la messe doit être célébrée. Quoique la messe contienne de grandes instructions pour les fidèles, il na pourtant pas été jugé à propos par les anciens pères, quelle fût célébrée partout en langue vulgaire. Cest pourquoi chaque église retenant en chaque lieu lancien usage quelle a pratiqué, et qui a été approuvé par la sainte église romaine, la mère et la maitresse de toutes les églises. » Session XXII, chapitre viii. Le canon afférent (Canon IX) nanathématise que ceux qui tiennent que la messe doit exclusivement être célébrée en langue vulgaire, des indults seront dailleurs provisoirement concédés dans les régions reprises à la Réforme en Allemagne du Sud et en Bohême : « Si quelquun dit, que lusage de lÉglise romaine de prononcer à basse voix une partie du canon, et les paroles de la consécration, doit être condamné : Ou que la messe ne doit être célébrée quen langue vulgaire, ou quon ne doit point mêler deau avec le vin qui doit être offert dans le calice, pour ce que cest contre linstitution de Jésus-Christ : Quil soit anathème. »

7 Session XXII, chapitre viii.

8 Par exemple quand Bossuet insiste sur les dispositions nécessaires pour bien communier ou encore dans des interprétations eucharistiques de certains passages scripturaires. Relèvent du premier cas un passage de lOraison funèbre de Marie Thérèse dAutriche, prononcée à saint Denis le 1er Septembre 1683 dans laquelle Bossuet fait le panégyrique de la reine, et loue la dévotion avec laquelle elle assistait au saint sacrifice « ce sacrifice dune valeur infinie où toute la Croix de Jésus est renfermée », et du second un passage du Sermon pour la Purification prêché au Louvre en 1662 devant le Roi, où le caractère sacrificiel de la Présentation de Jésus au Temple est interprétée en termes eucharistiques, mais là aussi pour passer rapidement aux dispositions intérieures de ceux qui vont communier, qui doivent être les mêmes que celles de Siméon au Temple. Respectivement dans : Bossuet, Œuvres Oratoires, éd. J. Lebarcq, Paris Desclée de Brower, t. V, 1925, p. 200 et t. I, 1925, p. 308.

9 Ibid., p. 325.

10 Ibid., p. 325.

11 Ibid., note 2, p. 325.

12 Ibid., p. 548-550.

13 Ibid., p. 548.

14 « Edent pauperes et saturabuntur et laudabunt Dominum qui requirunt eum ; vivent corda eorum », ibid., p. 548.

15 Ibid., p. 549.

16 Ibid., p. 549.

17 Ibid., p. 550.

18 Une querelle initiée par la publication en 1643 par Antoine Arnauld de son traité De la fréquente communion où les sentiments des pères, des papes et des Conciles, touchant lusage des sacrements de pénitence et dEucharistie, sont fidèlement exposés, dans lequel lauteur prétend revenir sur linterprétation relativement libérale de Trente par François de Sales au nom dun retour à ce quil croit être la discipline des Pères.

19 Et notamment Dom Claude de Vert qui, dans sa préface à sa grande Explication littérale de la messe, se réfère explicitement mais de manière posthume, à une invitation de lévêque de Meaux pour justifier son entreprise. Ce que lon sait cest que Bossuet a été pris à partie dans un échange de libelles entre le pasteur émigré Pierre Jurieu et dom Claude de Vert, sur des questions liturgiques, et quil est probable que lobjectif de Bossuet en encourageant De Vert à se lancer dans une alternative à la traditionnelle interprétation allégorique des rites ait été de faciliter laccès aux cérémonies romaines pour les nouveaux catholiques. Voir Dom Claude De Vert, Explication simple, littérale et historique des Cérémonies de lÉglise, Florentin-Delaulne, Paris, 1706-1713.

20 Bossuet, Catéchisme du Diocèse de Meaux dans Œuvres complètes, éd. Lachat, L. Vivès, 1862, t. V, p. xii.

21 Bossuet, Prières ecclésiastiques pour aider le chrétien à bien entendre le service de la paroisse aux dimanches et aux fêtes principales, dans Œuvres complètes, op. cit., t. V, p. 206.

22 Bossuet, Manière de bien entendre la Sainte Messe, dans Œuvres complètes, op. cit., t. V, p. 216-232.

23 Ibid., p. 212.

24 Jean Suffren, s.j., LAnnée chrestienne ou le sainct et profitable employ du temps pour gaigner lÉternité, Où sont enseignées diverses pratiques et moyens pour sainctement soccuper durant tout le cours de lAnnée, inspiré par le sainct Esprit à lEglise Chrestienne, Paris, Claude Sonnius et Denis Bechet, 1644.

25 On na pas trace dune mise à disposition par Bossuet de textes des Épitres et des Évangiles en français, comme cela se fera quelques années plus tard dans la fameuse liturgie dAsnières, mais on na aucune trace dune quelconque réticence à la lecture de lÉcriture par les correspondants de Bossuet, certes souvent des religieuses, mais pas non plus des fidèles. Dans un Sermon célèbre, prononcé au Val de Grâce devant la reine et la communauté, sur la Parole de Dieu, le deuxième dimanche de 1663, Bossuet trace un magnifique et audacieux parallèle entre Parole de Dieu et Eucharistie au sein de la messe, par exemple : « Le temple de Dieu, mes Sœurs, a deux places augustes et vénérables, je veux dire lautel et la chaire. Là se présentent les requêtes ; ici se publient les ordonnances ; là les ministres des choses sacrées parlent à Dieu de la part du peuple ; ici, ils parlent au peuple de la part de Dieu ; là Jésus-Christ se fait adorer dans la vérité de son corps, il se fait reconnaître ici dans la vérité de sa doctrine. » Bossuet, Œuvres Oratoires, op. cit., t. IV, p. 619.

26 Bossuet, Manière de bien entendre la Sainte Messe, dans Œuvres complètes, op. cit., t. V, p. 224.

27 Ibid., p. 228.

28 Ibid., p. 229.

29 Bossuet, Explication de quelques difficultés sur les prières de la Messe à un nouveau catholique, dans Œuvres complètes, op. cit., t. XVII, p. 1-82.

30 Jean-Jacques Olier, Explication des cérémonies de la grandmesse de paroisse selon lusage romain, Paris, Langlois, 1657.

31 Dom Claude De Vert, Explication simple, littérale et historique des Cérémonies de lÉglise, op. cit.

32 Pierre Le Brun, Explication littérale, historique et dogmatique des prières et des cérémonies de la messe suivant les anciens auteurs et les monumens de toutes les églises du monde chrétien, Paris, Delaulne, 1716-1726.

33 Bossuet, Œuvres complètes, op. cit., t. XVII, p. 1.

34 Ibid., p. 2.

35 Ibid., p. 7.

36 Ibid., p. 40.

37 Ibid., p. 57, titre du chapitre xxxviii.

38 Ibid., p. 61, titre du chapitre xxxix.

39 Ibid., p. 64-65.

40 Ibid., p. 65.

41 Ibid., p. 74.

42 Éditées à titre posthume par labbé Bossuet, les Méditations sur lÉvangile auraient été réunies par son oncle de 1696, à partir des causeries quil donnait régulièrement aux Visitandines de Meaux. Elles se présentent comme un ensemble de cent vingt-huit journées : quarante-sept journées consacrées au Sermon sur la montagne, un ensemble de huit journées consacrées à la « préparation de la dernière semaine du Sauveur » et un ensemble de soixante-treize journées consacrées à « la dernière semaine du Sauveur », Bossuet, Méditations sur lÉvangile, Sermons de Notre-Seigneur, dans Œuvres complètes, op. cit., t. VI.

43 Ibid., p. 676.

44 Ibid., p. 678.

45 Ibid., p. 365.

46 Ibid., p. 365.

47 Ibid., p. 365.

48 Gilles Drouin, Expliquer, comprendre, assister, fécondité dune relecture de Bossuet, mémoire de lInstitut Catholique de Paris, 2006.

49 Dans ses Institutions liturgiques, Dom Prosper Guéranger (1805-1875) élabore une critique violente contre ce quil appelle lhérésie liturgique des xviie et xviiie siècles. Sont visés le déficit donction des liturgies néo-gallicanes et le rationalisme des approches liturgiques dun Claude de Vert qui, selon le restaurateur de Solesmes, videraient de tout contenu mystérique la célébration et la compréhension catholique des sacrements de lEglise. Parfaitement au fait des liens de lévêque de Meaux avec ces milieux, Dom Guéranger adopte à son égard un silence respectueux. La réduction rationaliste de la liturgie sera lune des raisons de la condamnation des propositions du Synode de Pistoie par Pie VI en 1794.

50 Nous conservons du ive siècle de grands textes mystagogiques, dAmbroise, dAugustin, de Jean Chrysostome, de Théodore de Mopsueste ou encore de Cyrille de Jérusalem. Ce sont pour beaucoup dentre eux des catéchèses prononcées par les évêques après le baptême des catéchumènes qui articulent dans un langage à la fois liturgique et scripturaire, explication des rites, catéchèse biblique et exhortation morale destinée aux nouveaux chrétiens.

51 Les Instructions sur le Rituel, publiées en 1748 par Mgr Louis Albert Joly de Choin, évêque de Toulon et constamment rééditées durant la seconde moitié du siècle et pendant la première moitié du xixe siècle, sont un excellent exemple de cette réduction morale et rubricale du rapport à la liturgie, caractéristique de nombreux écrits pastoraux du siècle, les citations scripturaires se font rares, et tendent à ne plus sécarter des lieux communs repris des décrets tridentins.