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Classiques Garnier

Ouverture À Rebours

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue Bossuet
    2015, n° 6
    . Réceptions de Bossuet au xixe siècle
  • Auteur : Régent-Susini (Anne)
  • Pages : 11 à 15
  • Revue : Revue Bossuet
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812461002
  • ISBN : 978-2-8124-6100-2
  • ISSN : 2494-5102
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6100-2.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2016
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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OUVERTURE

À Rebours

Deux ans après la journée détude qui sétait tenue à Meaux en 2012 autour de « Bossuet au xxe siècle », nous nous sommes proposés de prolonger, dans une progression à rebours, du xxe au xviie siècle, cette exploration de la réception de Bossuet, lélaboration et la déconstruction complexe de ce « monument » littéraire tout à fait particulier. Grâce au soutien du Centre dÉtude de la Langue et des Littératures Françaises (CELLF 16-18, UMR 8599), de lInstitut Universitaire de France et de notre Association (qui précisément semploie à ce que la réception de Bossuet ne sarrête pas au xxe siècle !), la deuxième étape de ce parcours régressif a pu être organisée le 27 septembre 2014 en Sorbonne, où déminents spécialistes se sont interrogés sur la façon dont certains auteurs du xixe siècle ont perçu Bossuet – comme écrivain, comme théoricien politique, comme prédicateur, comme polémiste, comme historien, comme théologien – et sur la manière dont leur œuvre entre en dialogue avec lhéritage problématique de lévêque de Meaux. Certes, le tableau dressé en une seule journée détude ne saurait assurément être exhaustif : il a manqué sans doute un Bossuet chez Mme de Staël, un Bossuet chez Hugo, un Bossuet chez Bonald, un Bossuet chez Bloy – et dautres Bossuet encore1. Mais les communications que nous avons eu le plaisir dentendre, auxquelles sajoute ici un article de Maxime Perret sur le Bossuet de Balzac, tracent des portraits suffisamment contrastés pour nous permettre de questionner cette figure à la fois monolithique et plurielle, emblématique et singulière, à un moment où naît, « au pied

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de lautel » comme la magistralement montré Stéphane Zékian2, lidée moderne de littérature3.

Or cette figure nest pas dabord celle dun orateur – notamment parce que les manuscrits des sermons, redécouverts et publiés au cours de la seconde moitié du xviiie siècle seulement, ne correspondaient pas à létat dachèvement esthétique quon en attendait4. Assurément, les oraisons funèbres sont connues et régulièrement rééditées, et composent en quelque sorte le pendant chrétien des formes déloquence laïques déployées dans le sillage des Lumières et du culte profane des grands hommes mis en place sous la Révolution. Cependant, lévêque de Meaux est encore pour beaucoup lauteur du traité De la connaissance de Dieu et surtout du Discours sur lhistoire universelle ; en dautres termes, au xixe siècle, Bossuet est penseur – théologien et historien – au moins autant quorateur, et, comme lavait souligné Jean-Thomas Nordmann en 20125, ce nest quà partir de lextrême fin du siècle que les sermons arriveront dans le canon des classes de lettres. Cependant, même en voie de canonisation littéraire, Bossuet ne figure jamais dans le top ten des auteurs les plus vendus (contrairement à des auteurs tels que Fénelon et labbé Fleury)6.

En réalité, son importance semble moins économique que symbolique. Sil nest sans doute pas le plus lu des auteurs du xviie siècle, Bossuet est à certains égards considéré comme le plus emblématique – et cest bien ainsi, du reste, que le considère un Huysmans. De fait, si lévêque de Meaux se prête particulièrement bien à la mise en place dun « grand récit national » dans lequel la littérature et la religion chrétienne jouent un rôle conjoint et déterminant, cest quil peut aisément être mobilisé au service de cette double entreprise de pédagogie civique et de reconquête religieuse7 : à travers cette figure « intimidante » et « définitive » du « moraliste sacré », cest

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toute une anthropologie chrétienne qui est brandie contre lanthropologie matérialiste léguée par le xviiie siècle. À cet égard comme à bien dautres, Bossuet apparaît encore comme lincarnation du très chrétien « siècle de Louis XIV », tantôt admiré (notamment dans le cadre dune récupération antiphilosophique des classiques), tantôt rejeté, soit au nom de nouveaux idéaux politiques, sociaux et religieux avec lesquels, plus que tout autre écrivain de son temps, il semblait par avance incompatible, soit, comme chez Maistre, au nom dun absolutisme plus pur et plus solide.

Plus que tout autre, Bossuet incarne son siècle ; plus que tout autre, il est de son temps, tellement figé dans son époque (et comme tel soustrait au sens de lHistoire) quil en devient pour Mme de Staël, et non sans quelque paradoxe, atypique. Ainsi, de tous les grands écrivains du xviie siècle, il est le seul que lauteur des Considérations sur la Révolution française considère comme coupé du progrès général de la pensée. Voici ce quelle écrit : « si lon en excepte Bossuet qui, malheureusement pour nous et pour lui, asservit son génie au despotisme et au fanatisme, presque tous les écrivains du xviie siècle firent des pas très marquants dans la route que les écrivains du xviiie siècle ont depuis parcourue8. » Cest que, pour ses détracteurs comme pour ses défenseurs, ce Bossuet si louis-quatorzien est en même temps atemporel.

Pour les premiers, symbole, certes, de lalliance du trône et de lautel dans la France dAncien Régime, il en vient à représenter plus largement toutes les collusions des pouvoirs, toutes les idéologies de soumission à lordre établi – vision qui perdurera au delà du xixe siècle, confortée par la sympathie parfois jugée embarrassante que vouent à Bossuet aussi bien lempire napoléonien que la Restauration, qui finance et soutient activement monuments et éditions en son honneur.

Pour les seconds, Bossuet, figure aussi intemporelle que la vérité quelle proclame, parangon dautorité catholique et monarchiste, se trouve enrôlé au service de la reconstruction dun consensus contre-révolutionnaire, auquel il participe non seulement en tant que penseur, mais en tant quécrivain, dans le cadre dune formation intellectuelle et morale désormais confiée en grande partie à cette « littérature » naissante dans laquelle il tient une place de choix. Jusquen 1880 et indépendamment des changements de régime politique, lauteur du Discours sur lhistoire universelle

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et des Oraisons funèbres demeure ainsi lun des écrivains les plus étudiés – après Boileau mais avant Voltaire et les dramaturges classiques (Corneille, Racine, Molière). Et de fait, dès le tournant du siècle, et peut-être surtout au tournant du siècle, saffirme limage dun Bossuet poète, créateur, selon Chateaubriand, « dune langue que lui seul a parlée ». Le motif, certes, apparaissait déjà au siècle précédent chez La Harpe, mais lauteur du Génie du christianisme lui confère une dimension nouvelle9 : si Bossuet est pleinement poète, ce nest pas seulement, pour Chateaubriand, parce quil sautorise des infractions concertées à la conception de laptum qui prévaut à son époque, parce quil prend souverainement ses distances avec le goût de son temps. Cest parce quen combinant fluidité et « brusquerie », Cicéron et Démosthène, il parvient à produire une commotion affective et spirituelle – qui nest autre que le sublime. Le thème du sublime sera désormais régulièrement associé à « laigle de Meaux », fût-ce dans des développements ironiques comme chez Balzac.

Cependant, non sans paradoxe, ce Bossuet plus que jamais sacré poète va progressivement passer du statut décrivain à celui décrivain catholique, et même dauteur catholique dont les rapports avec la littérature vont se distendre, au point quil sera repoussé, dans le dernier quart du xxe siècle, en marge de la discipline littéraire. De fait – faut-il sen étonner ? – un Joseph de Maistre traite Bossuet en théoricien plus quen styliste, et un Lamennais en orateur plus quen écrivain.

Pourtant, ce que suggèrent la plupart des auteurs ici réunis, qui questionnent depuis des points de vue fort divers le providentialisme de Bossuet, son prétendu « jansénisme », son antimysticisme ou encore sa pensée politique, cest que le style de Bossuet – qui reste quant à lui en grande partie intouchable – a désormais acquis une existence autonome. Certes, la distinction entre le « fond » et la « forme », déjà proclamée par Voltaire et qui travaille en profondeur bien des évocations de Bossuet au xixe siècle, fragilise le plus souvent le modèle, le fond étant considéré au mieux comme périssable, au pire comme condamnable, et la forme seule étant jugée digne de survivre. Toutefois, lEmpire et la Restauration nen apparaissent pas moins comme lâge dor de Bossuet écrivain, le moment

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– éphémère – où, sortie du « purgatoire10 », la haute stature de lévêque de Meaux, alliant la plume et le goupillon, domine le champ littéraire français, en raison notamment de sa place dans linstitution scolaire et de linnutrition des écrivains qui en découle – quelle soit directe ou indirecte (par le biais dautres auteurs). Seul Huysmans, en déconstruisant la statue tout entière, forme et fond confondus, continue à postuler lunité profonde du style et de lunivers mental dont il procède. Mais un Lamartine, un Flaubert, reconnaissant en dépit de la distance qui peut les séparer de sa pensée la force de son style, valident, en quelque sorte, la construction du champ littéraire comme un domaine autonome, distinct des belles-lettres et de toute considération morale, philosophique ou religieuse. Par là, et non sans paradoxe, le « cas Bossuet » atteste – fût-ce de manière fugitive – lexistence de la littérature naissante ; ce nest quensuite que celui qui pouvait apparaître comme un pilier de linstitution littéraire naissante en sera exclu, pierre angulaire finalement rejetée par les bâtisseurs.

Au xixe siècle, nous nen sommes pas encore là, et Bossuet demeure un point de référence idéologique et esthétique par rapport auquel maints auteurs se positionnent – fût-ce pour le mobiliser dans des débats politiques, théologiques ou ecclésiologiques qui nétaient pas vraiment les siens, ou encore pour lopposer à une tradition, spirituelle et/ou rhétorique (le Moyen Âge ou lAntiquité chrétienne), quil naurait sans doute pas lui-même reniée. Ainsi se trouve reposée, à travers lui, la question du classicisme, voire plus généralement des modèles, de leur pérennité et de leur impermanence. Aigle, oie, cormoran ou cygne (« de Mantoue »), incarnation de la soumission ou au contraire de la liberté, dune pensée périmée ou de pensées éternelles, de la tradition rhétorique ou de la création poétique, dun style ou dune Voix, le Bossuet du xixe siècle a en effet autant de visages que ce siècle lui-même. Sur ces visages, ce volume entend jeter, à distance redoublée, une lumière renouvelée.

Anne Régent-Susini

Université Paris 3,

Institut Universitaire de France

1 Quant au statut de Bossuet chez Chateaubriand, il a été remarquablement étudié par Emmanuelle Tabet dans Chateaubriand et le xviie siècle. Mémoire et création littéraire, Paris, Honoré Champion, coll. « Lumière classique », 2002. Sur la place quoccupe Bossuet dans Le Génie du christianisme et plus largement dans lentreprise de contre-révolution spirituelle qui se déploie en France depuis le Consulat jusquà la Restauration, en passant par lEmpire, voir aussi Cinthia Meli, Le Livre et la Chaire. Les pratiques décriture et de publication de Bossuet, Paris, Honoré Champion, « Lumière classique », 2014.

2 Stéphane Zékian, LInvention des classiques, Paris, CNRS Éditions, 2012.

3 Il y aurait beaucoup à dire également sur le statut de Bossuet dans la critique littéraire naissante : Brunetière, Renan, Lanson, Deschanel, etc.

4 Voir Cinthia Meli, op. cit. Cela nempêcha pas certains auteurs, comme Huysmans, dy trouver des réussites esthétiques qui surpassaient selon eux celles des œuvres plus consensuelles telles que les oraisons funèbres.

5 Jean-Thomas Nordmann, « Critiques et universitaires lecteurs de Bossuet au seuil du xxe siècle », Revue Bossuet, Nouvelle série, no 4, 2013, p. 9-24.

6 Voir Stéphane Zékian, op. cit., p. 311 et Martyn Lyons, Le Triomphe du Livre. Une histoire sociologique de la lecture dans la France du xixe siècle, Paris, Promodis/Éditions du Cercle de la librairie, 1987, p. 95.

7 Voir Stéphane Zékian, op. cit.

8 Germaine de Staël, Considérations sur la Révolution française (1818, posth.), éd. J. Godechot, Paris, Tallandier, 1983, p. 78.

9 Emmanuelle Tabet, « Chateaubriand et Bossuet orateur », communication à la journée détude « Chateaubriand » de la Sorbonne, Revue dHistoire littéraire de la France, 1998, no 6, p. 1073-1086. Voir aussi, du même auteur, « Réception et interprétation des Sermons de Bossuet de Voltaire à Gide », dans Lectures de Bossuet, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p. 215-224.

10 Voir Jean-Claude Bonnet, Naissance du Panthéon. Essai sur le culte des grands hommes, Paris, Fayard, 1998, p. 54.