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Classiques Garnier

Bossuet selon Balzac Littérature, politique et religion

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue Bossuet
    2015, n° 6
    . Réceptions de Bossuet au xixe siècle
  • Auteur : Perret (Maxime)
  • Résumé : Si Bossuet est pour l’auteur de La Comédie humaine un pourvoyeur d’images poétiques susceptibles d’être remotivées et une autorité institutionnelle dans la défense de la famille, de la religion et de la monarchie, les faveurs de Balzac vont du côté du mysticisme. En lui se lit la tension entre le sentiment intime et les déclarations de principe – entre Fénelon et Bossuet.
  • Pages : 37 à 50
  • Revue : Revue Bossuet
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812461002
  • ISBN : 978-2-8124-6100-2
  • ISSN : 2494-5102
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6100-2.p.0037
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2016
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Bossuet selon Balzac

Littérature, politique et religion

À la fois écrivain, historien, théologien, philosophe et homme dÉglise, Bossuet devient au xixe siècle, sous la plume de Balzac, le symbole dune écriture, dune politique et dune religion que lon peut dater (du xviie siècle ou du « siècle de Louis XIV ») et situer par rapport à ses contemporains (Fénelon) ou à ceux qui se présentent comme ses successeurs (Bonald). Parce quon lui reconnaît dindéniables qualités littéraires et parce quil représente une ligne politique et religieuse à laquelle Balzac souscrit pleinement, Bossuet occupe une place particulière parmi les écrivains classiques que Balzac convoque sous sa plume dans La Comédie humaine. Certes, il est cité beaucoup moins fréquemment que Molière ou La Fontaine, mais il nen est pas pour autant négligé. Bossuet présente en outre lintérêt dêtre membre de droit du Parnasse classique et davoir laissé simultanément son empreinte sur des questions religieuses et politiques qui intéressent Balzac et son temps. Jétudierai ici les multiples usages que fait Balzac du nom, de lœuvre et de la pensée de Bossuet dans La Comédie humaine afin de mieux saisir de quoi Bossuet est le nom dans lœuvre du romancier de la première moitié du xixe siècle.

Bossuet II :
un Bossuet est-il possible au xixe siècle ?

Jai présenté ailleurs les glissements burlesques auxquels donne lieu lactualisation du nom de Bossuet quand il sapplique, avec une ironie féroce sous la forme de « Bossuet II », à Lucien de Rubempré. Ce personnage, auquel ses confrères accordent ce titre qui connote sarcasmes et mépris, est lun des représentants du journalisme dans ce

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quil a de pire : un aspect certes plaisant et séduisant, mais des idées en forme de prêt-à-penser. Dans ce contexte spécifique de la satire des journalistes, le nom de Bossuet permet de désigner un horizon hors de portée des écrivains manqués qui constituent la majorité des critiques de journaux : celui de lécrivain classique dont le style est un modèle et qui fait autorité1. Le journalisme nest pas le seul domaine à subir les foudres de la satire balzacienne au moyen du nom de Bossuet : ladministration produit également de manière dérisoire de prétendus émules de lévêque de Meaux. Baudoyer, employé de bureau modèle, est qualifié de « Bossuet des circulaires » :

Vous avez beau vous trouver, comme M. Baudoyer, dès lâge le plus tendre, un génie administratif, le Chateaubriand des rapports, le Bossuet des circulaires, le Canalis des mémoires, lenfant sublime de la dépêche, il existe une loi désolante contre le génie administratif, la loi sur lavancement avec sa moyenne2.

Ajouter un complément aussi trivial au nom dun écrivain classique constitue une association provocante, au même titre que les autres termes de lénumération du satirique Bixiou (« génie administratif », « Chateaubriand des rapports », « Canalis des mémoires »). Associer un grand nom de la littérature à une tâche aussi subalterne que la rédaction de rapports et de circulaires ne permet aucunement dennoblir ces pratiques scripturaires : de telles expressions font plutôt prendre la mesure de la distance infranchissable qui sépare les qualités médiocres dun employé de bureau de celles décrivains sublimes par leur style, que ceux-ci se nomment Chateaubriand, Bossuet ou même Canalis, lun des rares écrivains fictifs de La Comédie humaine à réussir une carrière honorable. Les qualités littéraires sont inutiles dans ladministration : il faut se contenter des règles administratives de lavancement.

Littérairement parlant, un nouveau Bossuet est non seulement impossible au xixe siècle, mais il serait surtout peu souhaitable de refaire Bossuet dans le roman. Cest en tout cas lavis de Balzac quand il écarte cette hypothèse qui pourrait paraître séduisante pour défendre la

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moralité des romans. Dans sa lettre adressée publiquement à Hippolyte Castille3, il affirme que les buts que doit viser le romancier ne sauraient se confondre avec ceux des Pères de lÉglise et de plusieurs écrivains spirituels du xviie siècle, parmi lesquels est cité Bossuet.

La morale est absolue, cest la religion catholique pour nous autres Français ; eh ! bien [sic], être moral, ce serait écrire à nouveau les Pères de lÉglise, labbé Nicolle [sic], Bossuet ou Bourdaloue. Hors de cette tâche, la littérature a pour mission de peindre la société. La religion est à la société ce que lâme est au corps. Notre corps est immoral, en le regardant comme lantagoniste éternel de lâme. Nous ne pouvons donc que procéder par contrastes4.

Pour ce qui regarde la morale, Balzac pourrait tout aussi bien citer La Bruyère : « Tout est dit et lon vient trop tard5. » Les anciens ont dit, et mieux dit, la manière dont il faut se conduire selon les règles du catholicisme : aux yeux de Balzac, Bossuet est lune des autorités toujours actuelles quand il sagit de considérer la morale absolue. Cependant, il ne considère pas que la tâche du roman soit de représenter la morale absolue : la littérature doit représenter la société dans toutes ses nuances6. Il est donc vain et inutile de prétendre faire advenir un nouveau Bossuet au xixe siècle, mais il est en revanche tout à fait possible et même nécessaire de se réclamer de son autorité (poétique et morale) dans le cadre dune œuvre romanesque (La Comédie humaine) qui puisse lintégrer et la mettre au service dun nouveau projet littéraire.

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Bossuet, pourvoyeur dimages poétiques

Balzac, dont la culture classique est en grande partie acquise à lécole7, a retenu trois images dans lœuvre de Bossuet : un verre deau, quil emprunte à lOraison funèbre de Louis de Bourbon, duc de Condé ; des clous semés sur la muraille, qui se trouvaient dans le Fragment sur la brièveté de la vie et le néant de lhomme ; et une allusion à « une chose sans nom » permettant de dire lindicible, tirée du Sermon sur la mort. Il faut remarquer, parce que ce nest pas une pratique habituelle chez Balzac, que les citations de lœuvre de Bossuet sont toujours attribuées, comme sil était nécessaire pour cet écrivain de citer la source pour que son lecteur comprenne de quel « verre deau » ou de quels « clous sur la muraille » il est question8. Quel usage Balzac fait-il de ces images poétiques et à quoi lui servent-elles ? Quels déplacements fait-il subir aux expressions langagières forgées par Bossuet passées au prisme de la mémoire littéraire9 ?

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À la fin de loraison funèbre du grand Condé, Bossuet insiste sur « le peu qui nous reste dune si auguste naissance, de tant de grandeur, de tant de gloire10 » ; et il rappelle aux grands du royaume qui lécoutent quils ne doivent pas négliger de « servir le Roi du ciel » parce que la vie terrestre est fugace et quil faut sy comporter de manière à avoir une bonne place dans le royaume céleste :

Servez donc ce Roi immortel et si plein de miséricorde, qui vous comptera un soupir et un verre deau donné en son nom plus que les autres ne feront jamais tout votre sang répandu ; et commencez à compter le temps de vos utiles services du jour que vous vous serez donnés à un maître si bienfaisant11.

Si lon veut paraphraser Bossuet, on dira que les choses les plus anodines sont celles qui touchent davantage lâme des pauvres et qui comptent le plus aux yeux de Dieu. Balzac évoque cette image du verre deau dans quatre textes différents. Ainsi dans LEnvers de lhistoire contemporaine, M. Bernard remercie Godefroid davoir fermé la porte de son appartement pour éviter que Népomucène, le garçon de la pension Vauthier, ne voie dans quelles conditions misérables il était obligé de vivre avec son petit-fils :

Eh bien, monsieur, lattention que vous avez eue de fermer la porte du chenil où mon petits-fils et moi nous couchons, cette petite chose a été pour moi le verre deau dont parle Bossuet12

Lusage que fait Balzac de la métaphore du verre deau est conforme à celui quen faisait Bossuet : Godefroid réalise par charité le geste suggéré par lhomme dÉglise et cette action charitable qualifie le caractère du personnage qui sen trouve grandi aux yeux de Dieu et du lecteur. En retour, lappel de Bossuet à lhumilité et à la charité des grands devient le moyen dexprimer la reconnaissance des pauvres ou des malheureux à légard de leurs bienfaiteurs. Linvocation du nom de Bossuet ainsi que la référence savante (et classique) à lune des oraisons funèbres les plus célèbres du prédicateur permettent à M. Bernard de témoigner

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sa gratitude à Godefroid et soulignent la noblesse du geste du jeune homme13. Mise en situation dans le dialogue romanesque, la citation classique produit un effet double : dune part en indiquant une conduite à suivre, ce que lon trouvait déjà chez Bossuet ; dautre part en devenant la manifestation verbale de la gratitude dun misérable pour un geste apparemment anodin mais perçu comme grand.

Balzac ne se contente pas de reprendre dans un contexte comparable des expressions empruntées aux classiques : il nhésite pas à transposer les phrases originales, quitte à les détourner et à en enrichir la signification et le domaine dapplication. Une scène du Lys dans la vallée permet de prendre la mesure de ces glissements : Félix de Vandenesse réalise par amour ce que le jeune Godefroid faisait par charité ; il pousse la délicatesse des sentiments quil porte à la comtesse de Mortsauf jusquà perdre au trictrac lorsquil joue avec le comte.

La comtesse, qui savait le jeu, saperçut de mon manège dès la première fois, et devina dimmenses témoignages daffection. Ces détails ne peuvent être appréciés que par ceux à qui les horribles difficultés du trictrac sont connues. Que ne disait pas cette petite chose ! Mais lamour, comme le Dieu de Bossuet, met au-dessus des plus riches victoires le verre deau du pauvre, leffort du soldat qui périt ignoré14.

Les choses les plus simples sont aussi les plus grandes, en amour aussi bien que dans la charité : voilà ce que veut signifier Balzac en déplaçant le contexte dénonciation de la phrase de Bossuet. Lamour (plutôt que Dieu) devient lautorité qui juge et apprécie la valeur de gestes discrets. Félix fait en sorte de perdre finement au jeu pour ne pas blesser la vanité du comte de Mortsauf, de manière à préserver la quiétude de sa maîtresse : preuve daffection infiniment plus touchante quune victoire éclatante quil aurait déposée aux pieds de son idole.

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Limage des « clous semés sur la muraille », que Balzac emprunte au Fragment sur la brièveté de la vie et le néant de lhomme, connaît dautres usages et dautres types de détournements. Initialement, Bossuet sinterroge sur la valeur à accorder aux honneurs dont lhomme peut être gratifié durant sa vie :

Le temps où jai eu quelque contentement, où jai acquis quelque honneur ? Mais combien ce temps est-il clairsemé dans ma vie ! Cest comme des clous attachés à une longue muraille dans quelques distances ; vous diriez que cela occupe bien de la place ; amassez-les, il ny en a pas pour emplir la main15.

Bossuet sapplique dans ce Fragment à dénoncer la vanité de lexistence : quels que soient les honneurs que lhomme ait pu connaître dans sa vie, ils ne sont que quelques éclairs fugitifs si on les compare à la longueur de lexistence. Qualifiée de « sublime16 » ou de « magnifique expression17 » dans La Comédie humaine, la métaphore de Bossuet est évoquée à trois reprises et doit signaler la rareté des moments heureux que lon peut connaître dans une vie amoureuse : on voit quun glissement sémantique a eu lieu et il convient de sinterroger sur ce déplacement.

Balzac emploie lexpression dès 1829 dans la Physiologie du mariage en un sens très peu chaste : lauteur anonyme de ce traité à destination des futurs maris y affirme en effet que cest une erreur de croire que lamour réside uniquement dans des « moments fugitifs » offerts par les plaisirs de la chair ; il invite les hommes à les remplacer par les inépuisables plaisirs de la conversation18.

Mais la plus grande erreur que puissent commettre les hommes est de croire que lamour ne réside que dans ces moments fugitifs qui, selon la magnifique expression de Bossuet, ressemblent, dans notre vie, à des clous semés sur une muraille : ils paraissent nombreux à lœil ; mais quon les rassemble, ils tiendront dans la main19.

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Lacception que donne Balzac à la formule de Bossuet confine au scabreux : le romancier ne considère ici que les jouissances sexuelles, alors que le futur évêque songeait aux rares et fugaces bonheurs de la vie procurés par les honneurs et la reconnaissance du monde. Le changement de registre contribue à la satire du mariage que veut faire Balzac, mais on sexplique mal, avec ce seul texte, ce qui autorise Balzac à réaliser un tel déplacement, du domaine de lintrospection à celui de la relation conjugale.

On retrouve lexpression quatre ans plus tard dans Eugénie Grandet, lorsque le narrateur insiste sur le malheur perpétuel de lhéroïne. Vouée, comme toutes les femmes, à souffrir plus que les hommes qui ont la ressource de pouvoir agir face au chagrin, Eugénie naura connu dans sa vie que quelques rares instants de bonheur.

Sentir, aimer, souffrir, se dévouer, sera toujours le texte de la vie des femmes. Eugénie devait être toute la femme, moins ce qui la console. Son bonheur, amassé comme les clous semés sur la muraille, suivant la sublime expression de Bossuet, ne devait pas un jour lui remplir le creux de la main. Les chagrins ne se font jamais attendre, et pour elle ils arrivèrent bientôt20.

Eugénie est une femme incomplète : elle connaît les souffrances de son sexe sans avoir connu en contrepartie le bonheur dun amour charnel dont le souvenir pourrait être vécu comme une consolation. Même transfigurée par lamour, Eugénie reste une image de la Vierge : « Avant la venue de son cousin, Eugénie pouvait être comparée à la Vierge avant la conception ; quand il fut parti, elle ressemblait à la Vierge mère : elle avait conçu lamour21. » Le bonheur quelle a connu daimer son cousin Charles sest évanoui avec la fuite du jeune homme ; il ne reste quune vision toute pessimiste de lamour qui, vécu de manière incomplète, relativise également la valeur du maigre butin que constituent les quelques clous scellés dans la muraille. À nouveau, le bonheur que lexpression de Bossuet permet à Balzac dévoquer est dune nature différente de celui qui se donne à lire dans le texte classique.

Les clous de Bossuet sont encore cités par Balzac dans le roman mis en abyme dAlbert Savarus : LAmbitieux par amour, dans lequel les principaux protagonistes, Rodolphe et Francesca, sont assez heureux pour

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connaître dans leur amour un de ces moments exceptionnels dignes dêtre marqués dun clou sur la muraille.

Cette reconnaissance entre Rodolphe et Francesca, pendant cette soirée, à la face du monde, fut un de ces points suprêmes qui relient lavenir au passé, qui clouent plus avant au cœur les attachements réels. Peut-être est-ce de ces clous épars que Bossuet a parlé en leur comparant la rareté des moments heureux de notre existence, lui qui ressentit si vivement et si secrètement lamour22 !

Conformément aux reprises antérieures, Balzac réoriente lallusion aux bonheurs fugaces quoffre la vie, qui était aussi un appel à lhumilité découvert à loccasion dun moment dintrospection, pour en faire le symbole de la rareté des moments de communion parfaite de deux âmes qui saiment. Mais on découvre en outre dans ce texte de 1842 la clef du glissement de sens balzacien : les clous sur la muraille qualifient les moments rares de lamour parce que Balzac les relie à la légende du mariage de Bossuet avec Mlle de Mauléon qua propagée Voltaire dans Le Siècle de Louis XIV23. Balzac associe la métaphore et la légende pour donner au texte de Bossuet un sens différent de celui que voulait lui conférer le futur évêque de Meaux.

La troisième expression de Bossuet que Balzac évoque à deux reprises dans La Comédie humaine est un mot énigmatique, « une chose sans nom en aucun langage, suivant le mot de Bossuet24 ». Cette allusion se trouve effectivement dans le Sermon sur la mort25 : il sagit en réalité de la traduction dune phrase de Tertullien, origine que Balzac occulte complètement. Derrière la périphrase attribuée à Bossuet, il faut lire la disparition absolue et définitive de lhomme après la mort : quand il a passé létat de cadavre, lhomme nest plus rien que lon puisse encore nommer. Or, Balzac utilise les mots du prédicateur pour qualifier des personnages qui sont encore vivants. Sils nont pas encore trépassé, ils se sont déjà détachés de la vie à cause de souffrances particulièrement vives ; tourmentés dans leurs âmes, ils deviennent physiquement méconnaissables. M. Jules Desmarets, qui vient demander réparation au baron de Maulincour dont les indiscrétions ont mis sa femme sur le chemin de

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la tombe, est arrêté dans sa haine par un sentiment de pitié que suscite lapparence physique de celui qui était encore un jeune homme avant le début de la première Histoire des Treize.

Auguste avait perdu la seule qualité qui nous fasse vivre, la mémoire. À cet aspect, M. Desmarets recula dhorreur. Il ne pouvait reconnaître lélégant jeune homme dans une chose sans nom en aucun langage, suivant le mot de Bossuet. Cétait en effet un cadavre à cheveux blancs ; des os à peine couverts par une peau ridée, flétrie, desséchée ; des yeux blancs et sans mouvements ; une bouche hideusement entrouverte, comme le sont celles des fous ou celles des débauchés tués par leurs excès26.

Se venger dun homme aussi proche de la tombe naurait aucun sens et reviendrait à manquer à toutes les règles de lhonneur. Auguste de Maulincour a été puni par les Treize davoir voulu percer le secret de Ferragus : sa déchéance physique et morale, aussi précoce soit-elle, paraît nêtre que justice. Jules, déjà vengé, naura quà laisser au temps le soin dachever promptement celui qui a causé la mort de sa femme.

Henriette de Mortsauf sur son lit de mort, à propos de qui la même expression est employée dans Le Lys dans la vallée, suscite davantage de compassion parce quelle a conservé son innocence. À linverse de Maulincour, elle nest pas coupable du malheur de quelquun dautre. Félix a pourtant lui aussi du mal à reconnaître les traits de la femme quil avait aimée : elle expie dans sa chair les sentiments coupables quelle a éprouvés pour le jeune homme.

Ce nétait plus ma délicate Henriette, ni la sublime et sainte Mme de Mortsauf ; mais le quelque chose sans nom de Bossuet qui se débattait contre le néant, et que la faim, les désirs trompés poussaient au combat égoïste de la vie contre la mort27.

Attendant la mort, la femme jadis aimée par Félix nest plus ni cette personne quil a connue et quil pouvait appeler par son prénom, ni même une position sociale. Ressemblant dores et déjà à un cadavre, mais à un cadavre qui lutte encore contre la mort, Henriette de Mortsauf, que Félix ne reconnaît plus pour ce quelle fut, se trouve déjà hors de la société, hors du monde et hors de portée des sentiments.

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Toutes ces images empruntées à Bossuet convergent vers la même idée : elles évoquent le temps qui passe, la vanité et le caractère fugace de la vie, et le peu de bonheur que lon peut connaître au cours de lexistence terrestre. Lusage que fait Balzac de ces images est variable : elles peuvent être détournées dans un contexte différent, parfois même jusquau scabreux. Toutefois, la gravité des sujets évoqués et la position très officielle quoccupait Bossuet dans lÉglise de France au xviie siècle ont sans doute empêché Balzac de provoquer à son propos lamusement et la parodie, lui qui voulait écrire « à la lueur de deux Vérités éternelles : la Religion, la Monarchie28 ».

Bossuet : religion, morale et société

Outre la position quil occupe dans le Parnasse classique, Bossuet est un personnage politique du xviie siècle. Sa place à la cour et sa position privilégiée au sein de lÉglise française font de lui un personnage officiel qui incarne, selon Balzac, la religion catholique dans ce quelle a de plus institutionnel en France au xviie siècle. Dans La Comédie humaine, on peut être « catholique comme Bossuet29 », et on admire dans une énumération plutôt hétérogène « la religion des Bossuet, des Pascal, des Racine, des saint Louis, des Louis XIV30 ». Car si Balzac affiche dans lAvant-propos le désir de se ranger sous légide dune religion officielle, on perçoit ailleurs que le mysticisme a ses faveurs :

Doctrine des Premiers Chrétiens, religion des Anachorètes du Désert, le Mysticisme ne comporte ni gouvernement, ni sacerdoce ; aussi fut-il toujours lobjet des plus grandes persécutions de lÉglise Romaine : là est le secret de la condamnation de Fénelon ; là est le mot de sa querelle avec Bossuet31.

Tout en montrant la cause de la querelle entre Fénelon et Bossuet, et en rappelant la condamnation de Fénelon, Balzac ne prend pas réellement parti en définitive : le Mysticisme est la religion des origines, mais elle a

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linconvénient de nêtre organisée par aucun gouvernement et, partant, de se soustraire à lautorité. Balzac présente les deux positions, dont on comprend quelles sont inconciliables. De plus, il ne résout pas la contradiction que cela introduit dans La Comédie humaine en laissant coexister une religion sincère, profonde et personnelle à la Fénelon et un discours officiel plus rigide mais qui constitue une religion dÉtat dogmatique et traditionnelle qui puisse être partagée par la nation32.

Malgré cette légère ambiguïté sur le chapitre de la religion, cest bien en tant que représentant dune religion dÉtat et comme bras armé de lautorité monarchique que Bossuet intéresse Balzac. Bossuet a pour lui dincarner la religion telle quelle était préconisée par le Roi et symbolise dès lors lautorité de linstitution religieuse en France au xviie siècle, alors même quil na pas réellement eu ce rôle central dans lÉglise de France. Le prélat jouit dune réputation qui excède la place quil occupait réellement à la Cour, mais il est symboliquement placé du côté de la Loi et du Pouvoir. Cette position plus avantageuse retenue par lHistoire a été favorisée par ce que Stéphane Zékian a analysé comme le retour en grâce de Bossuet au tournant du xixe siècle33. Lhistoriographie impériale, puis celle de la Restauration, placent Bossuet sur un piédestal et en font le garant de valeurs morales nécessaires pour refonder la société postrévolutionnaire.

Cest dans ce cadre de pensée que Bossuet est cité avec Bonald comme lun des théoriciens de la famille : cest le cas dans lAvant-propos de La Comédie humaine, où Balzac a bien conscience du caractère conservateur de cette position34 ; cest aussi le cas dans le roman épistolaire Mémoires de deux jeunes mariées rédigé deux ans plus tôt. La très sage Renée de lEstorade conseille dans une lettre à sa folle amie Louise de Chaulieu découter les leçons de Bonald, dont elle fait lun des héritiers de Bossuet :

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Tu mas dit : « Le mariage rend philosophe ! » hélas ! non ; je lai bien senti quand je pleurais en te sachant emportée au torrent de lamour. Mais mon père ma fait lire un des plus profonds écrivains de nos contrées, un des héritiers de Bossuet, un de ces cruels politiques dont les pages engendrent la conviction. Pendant que tu lisais Corinne, je lisais Bonald, et voilà tout le secret de ma philosophie : la Famille sainte et forte mest apparue. De par Bonald, ton père avait raison dans son discours. Adieu, ma chère imagination, mon amie, toi qui es ma folie35 !

Renée, devenue philosophe en se mariant, se dévoue totalement à sa famille, ce qui ne lempêche pas denvier sa romanesque amie de pension. Du fond de sa province, elle a pris le temps de lire Bonald et retrouve dans le discours du père de Louise, rapporté dans une précédente lettre36, les fondements dune philosophie qui place « la Famille sainte et forte » comme base de la société. Il nest pas question de se livrer à une analyse comparée des théories de Bonald et de Bossuet pour déterminer sil est pertinent de faire de Bonald lun des héritiers de Bossuet : disons simplement que cest le parti que prend Balzac. Il importe en revanche de signaler la cohérence entre le discours paratextuel de lAvant-propos et le discours pris en charge par des personnages dans un roman épistolaire, ce qui a pour conséquence de renforcer lautorité de Bossuet. Le discours auctorial se répète à plusieurs endroits et finit par enfoncer le clou : il existe une communauté de pensée entre Bossuet et Bonald, tous deux théoriciens de la Famille comme élément constitutif de la société.

Les usages du nom de Bossuet sont multiples dans La Comédie humaine : le parcours à travers les textes balzaciens nous la suffisamment montré. Il faut encore ajouter que les différents aspects de la personnalité de Bossuet ne se confondent pas à proprement parler : il est évoqué par Balzac à des moments distincts, tantôt en tant que pourvoyeur dimages

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poétiques susceptibles dêtre remotivées dans son œuvre romanesque, tantôt en tant que théoricien de la famille et représentant des autorités religieuses et morales du siècle de Louis XIV. Mais si ces deux faces de lévêque de Meaux transmises par la postérité napparaissent pas simultanément dans lœuvre de Balzac, elles sadditionnent au fur et à mesure de la lecture de lensemble du cycle. Le nom de Bossuet auteur de métaphores frappantes, de mots sublimes, fait écho à celui de Bossuet en tant que représentant de lorthodoxie religieuse et morale sous laquelle Balzac prétend placer son œuvre romanesque, lui qui écrit son œuvre sous légide de la Religion catholique et de la Monarchie absolue. Que Balzac nadhère pas pleinement à la religion quest supposé incarner lévêque de Meaux nentame pas pour autant la stature dun homme qui, par les différentes positions officielles quil a occupées, réunit dans lœuvre de Balzac la littérature classique du xviie siècle, la rigueur morale de la religion catholique et la défense du principe monarchique.

Maxime Perret

Université catholique de Louvain

1 Voir Maxime Perret, Balzac et le xviie siècle. Mémoire et création littéraire, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2015, p. 129-132.

2 Honoré de Balzac, Les Employés, t. VII, p. 1007. Sauf mention contraire, nous renvoyons toujours à lédition en douze tomes de La Comédie humaine parue sous la direction de Pierre-Georges Castex dans la Bibliothèque de la Pléiade, en indiquant le titre de lœuvre, la tomaison et les pages de la citation.

3 Honoré de Balzac, « Lettre à Hippolyte Castille », La Semaine, 11 octobre 1846. Nous citons cette lettre depuis lédition des Œuvres complètes de Balzac publiée au Club de lhonnête homme, 1962, t. XXVIII, p. 489-496.

4 Ibid., p. 495-496.

5 Jean de La Bruyère, Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle, éd. Marc Escola, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 159.

6 Balzac réaffirme dans cette lettre ce quil écrivait dans lAvant-propos de La Comédie humaine en 1842 (op. cit., t. I, p. 11) : « Sen tenant à cette reproduction rigoureuse [de la société], un écrivain pouvait devenir un peintre plus ou moins fidèle, plus ou moins heureux, patient ou courageux des types humains, le conteur des drames de la vie intime, larchéologue du mobilier social, le nomenclateur des professions, lenregistreur du bien et du mal ; mais, pour mériter les éloges que doit ambitionner tout artiste, ne devais-je pas étudier les raisons ou la raison de ces effets sociaux, surprendre le sens caché dans cet immense assemblage de figures, de passions et dévénements ? »

7 Ladmiration de Balzac pour les classiques remonte au moins à ses dernières années de collège, comme en témoigne le devoir datant de 1815-1816 conservé religieusement par sa sœur Laure et que nous connaissons aujourdhui sous le titre d« Éloge des classiques » : « Ô siècle heureux, oû [sic] les Luxembourg, les Condé, les Turenne gagnaient des batailles que devaient célébrer les Boileau et les Racine ! où Vauban prenait les villes plus vite quon ne faisait des vers ; où les Massillon, les Fléchier faisaient trembler ces guerriers couverts de lauriers et anéantissaient leurs vainqueurs aux pieds de lÉternel ! où un Bossuet placé entre la terre et le Ciel, le Ciel et les rois, élevait une barrière dairain entre les soupirs dune Lavallière mourante au monde et les regrets de Louis XIV. Cest le génie qui conduisit la plume dun Molière qui peignit tout, qui sembla tout surpasser. France, tu as eu un La Fontaine, le modèle et le désespoir des fabulistes ! Lulli, Quinault, que vos noms aillent à la postérité, portés sur les ailes des Amours et que Racine vous accompagne ! Rousseau, Pascal, Corneille, Labruyère, que de souvenirs vous réveillez ! Tout renaît, la scène jusqualors barbare se renouvelle, la poésie harmonieuse charme les oreilles, Lebrun peint, Perrault élève le Louvre… Lignorance, chassée de toutes parts par le génie, expire… » (Œuvres diverses, éd. Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1990, p. 1103).

8 Balzac est moins explicite quand il exploite les œuvres de Molière, de La Fontaine ou même des vers des pièces de Corneille ou de Racine. Est-ce un signe qui prouverait que le nom de Bossuet est plus connu que son œuvre ?

9 Emmanuelle Tabet a signalé à propos de la poétique de Chateaubriand la particularité de la mémoire littéraire qui séloigne de la simple citation : « la mémoire littéraire sincorpore au texte de lauteur par une série de réécritures, de glissements qui léloigne de la simple copie. » Emmanuelle Tabet, Chateaubriand et le xviie siècle. Mémoire et création littéraire, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 14. – Le rapport de Balzac aux écrivains du xviie siècle est en cela tout à fait similaire à celui quentretient Chateaubriand à légard des classiques : ils procèdent tous deux par assimilation et transformation.

10 Jacques-Bénigne Bossuet, Sermons et Oraisons funèbres, éd. Michel Crépu, Paris, Seuil, « Points Sagesses », 1997, p. 313.

11 Ibid., p. 314.

12 Honoré de Balzac, LEnvers de lhistoire contemporaine, t. VIII, p. 360.

13 Cest également en ce sens que le narrateur du Cousin Pons reprend cette métaphore du verre deau pour désigner la manière dont Schmucke considère le simple fait que Topinard ait accompagné le cercueil de Pons jusquau cimetière : « [Gaudissard] fut touché de cette noblesse et de cette reconnaissance pour une chose de rien aux yeux du monde, et qui, aux yeux de cet agneau divin [Schmucke], pesait, comme le verre deau de Bossuet, plus que les victoires des conquérants » (Le Cousin Pons, t. VII, p. 756). Dans La Peau de chagrin, Raphaël témoigne sa gratitude à Pauline en lui rappelant « ce passage où Bossuet nous peint Dieu récompensant un verre deau plus richement quune victoire » (La Peau de chagrin, t. X, p. 163).

14 Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée, t. IX, p. 1022.

15 Jacques-Bénigne Bossuet, Fragment sur la brièveté de la vie et le néant de lhomme, dans Œuvres complètes, éd. François Lachat, Paris, Louis Vivès, 1862, t. IX, p. 374.

16 Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, t. III, p. 1146.

17 Honoré de Balzac, Physiologie du mariage, t. XI, p. 1079.

18 « Lamour se passe presque toujours en conversations. Il ny a quune chose dinépuisable chez un amant, cest la bonté, la grâce et la délicatesse. [] Voilà tout ce que les femmes demandent, elles abandonneront les bénéfices de toutes les nuits de Messaline pour vivre avec un être qui leur prodiguera ces caresses dâme dont elles sont si friandes, et qui ne coûtent rien aux hommes, si ce nest un peu dattention » (ibid., p. 1079-1080).

19 Ibid., p. 1079.

20 Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, t. III, p. 1146.

21 Ibid., p. 1147.

22 Honoré de Balzac, Albert Savarus, t. I, p. 962.

23 Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, dans Œuvres historiques, éd. René Pomeau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 1141.

24 Honoré de Balzac, Ferragus, t. V, p. 882.

25 Jacques-Bénigne Bossuet, Sermons et Oraisons funèbres, éd. citée, p. 147.

26 Honoré de Balzac, Ferragus, t. V, p. 882.

27 Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée, t. IX, p. 1200.

28 Honoré de Balzac, Avant-propos, t. I, p. 13.

29 Honoré de Balzac, Mademoiselle du Vissard, t. XII, p. 640.

30 Honoré de Balzac, LEnvers de lhistoire contemporaine, t. VIII, p. 252.

31 Honoré de Balzac, Préface du Livre mystique, t. XI, p. 504.

32 On retrouve cette contradiction assumée dans une lettre de Balzac à Mme Hanska datée du 12 juillet 1842 : « Politiquement, je suis de la religion catholique, je suis du côté de Bossuet et de Bonald, et ne dévierai jamais. Devant Dieu, je suis de la religion de Saint-Jean, de lÉglise mystique, la seule qui ait conservé la vraie doctrine » (Lettres à madame Hanska, t. I, 1832-1844, éd. Roger Pierrot, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1990, p. 589 ; Balzac souligne).

33 Voir Stéphane Zékian, LInvention des classiques. Le « siècle de Louis XIV » existe-t-il ?, Paris, CNRS Éditions, 2012, p. 311-321.

34 « Aussi regardé-je la Famille et non lIndividu comme le véritable élément social. Sous ce rapport, au risque dêtre regardé comme un esprit rétrograde, je me range du côté de Bossuet et de Bonald, au lieu daller avec les novateurs modernes » (Avant-propos, t. I, p. 13).

35 Honoré de Balzac, Mémoires de deux jeunes mariées, t. I, p. 272-273.

36 « Il ny a plus de famille aujourdhui, il ny a plus que des individus. En voulant devenir une nation, les Français ont renoncé à être un empire. En proclamant légalité des droits à la succession paternelle, ils ont tué lesprit de famille, ils ont créé le fisc ! Mais ils ont préparé la faiblesse des supériorités et la force aveugle de la masse, lextinction des arts, le règne de lintérêt personnel et frayé les chemins à la Conquête. Nous sommes entre deux systèmes : ou constituer lÉtat par la Famille, ou le constituer par lintérêt personnel : la démocratie ou laristocratie, la discussion ou lobéissance, le catholicisme ou lindifférence religieuse, voilà la question en peu de mots. Jappartiens au petit nombre de ceux qui veulent résister à ce quon nomme le peuple, dans son intérêt bien compris » (ibid., p. 242-243).