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Classiques Garnier

Bossuet orateur lyrique chez Lamartine

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue Bossuet
    2015, n° 6
    . Réceptions de Bossuet au xixe siècle
  • Auteur : Tabet (Emmanuelle)
  • Résumé : Lamartine est l’auteur en 1864 d’un Bossuet où se donne à voir une image ambivalente. D’un côté, Bossuet est « la plus haute parole dont la nature ait doué des lèvres d’homme », l’incarnation parfaite de la pureté du cœur dans le sublime de l’éloquence ; mais d’un autre côté, cette voix prophétique devenue surhumaine met le lyrisme au service du dogmatisme et de l’absolutisme, suscitant autant d’indignation que d’admiration.
  • Pages : 71 à 83
  • Revue : Revue Bossuet
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812461002
  • ISBN : 978-2-8124-6100-2
  • ISSN : 2494-5102
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6100-2.p.0071
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2016
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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BOSSUET ORATEUR LYRIQUE
CHEZ LAMARTINE

Dans son étude parue en 1914 sur Bossuet, Brunetière suggère que si les romantiques ont pu rendre justice à « lincomparable orateur », cest quayant rétabli dans leur droit limagination et la sensibilité, ils ont su apprécier « le grand lyrique du xviie siècle1 ». Car il y aurait selon lui autant de lyrisme dans léloquence de Bossuet que déloquence dans le lyrisme de Lamartine, de Musset ou de Victor Hugo : si Bossuet fut lyrique, les poètes romantiques furent « les grands sermonnaires de notre temps2 ». Lorateur sacré devient alors sous sa plume un « voyant » qui « sémeut de ses propres visions3 ». Cette représentation de lorateur lyrique, également présente chez Lanson ou Émile Faguet, est au cœur de louvrage que Lamartine consacre en 1854 à Bossuet. Les Sermons et les Oraisons funèbres sont, à la suite de Chateaubriand, lus comme lexpression dune âme livrée aux tourments de lexistence terrestre tout en aspirant à léternité – le sublime du discours nétant que le reflet de la pureté du cœur. Mais le Bossuet de Lamartine, qui tel le poète romantique revêt une fonction de mage, nest pas seulement un orateur lyrique. Lorateur sacré y est une figure à la fois de poète et de prophète, la question posée étant celle de larticulation entre le poétique et le prophétique, entre lexpression dune âme traversée par le souffle de Dieu et le basculement opéré par Bossuet qui va peu à peu abandonner la voix lyrique pour parler du point de vue de Dieu même. Ce qui intéresse en effet Lamartine, cest la façon dont en se faisant prophète, lauteur du Discours sur lhistoire universelle met le sublime de son éloquence au service de ce que le poète romantique considère comme une légitimation de la force au nom des desseins supposés de Dieu. Comment cette inspiration

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divine, qui était à la source de ce que Lamartine conçoit comme la « plus haute parole » jamais émise, devient dans le même temps, lorsquelle est dévoyée par les excès de la raison logique et de lesprit de système, une parole jugée tyrannique ?

Le Bossuet de Lamartine souvre comme une hagiographie. La figure du jeune Bossuet incarne ce quil y a de plus élevé à la fois sur le plan moral, spirituel et esthétique. Dans son portrait de lorateur sacré, Lamartine fait du style le reflet de lêtre : le sublime de son éloquence nest que lémanation de la sainteté dont serait empreinte la vie de lorateur. Ainsi Bossuet réunit dans sa personne « la pureté de vie qui préconise le Verbe », le zèle, lautorité, le génie qui est « la divinité de la parole », lidée réfléchie, « lexplosion soudaine qui est lassaut de lesprit » ou encore la « gravité de la voix », la « pâleur émue », le « regard lointain », la « bouche cordiale4 ». Cest dans lunité profonde du style et de la pensée que Bossuet est poète car, nous dit Lamartine, « la poésie est le resplendissement de la vérité5 ». Mais cest aussi dans lunité dune vie et dune œuvre quil est, aux yeux du poète romantique, le parangon de lorateur lyrique, tout entier dans son discours, sans que lon puisse distinguer le sublime de la parole proférée dune existence qui lui serait tout entière consacrée. Il ny aurait ainsi aucune distinction réelle entre lethos discursif, preuve éthique mise en place par lorateur dans son discours, et lethos extradiscursif selon lequel lexcellence de la vie bien réelle de lorateur serait la preuve de lexcellence de sa parole même : on ne sait si le discours vient produire une image de sainteté qui elle-même viendra conforter la vérité de lénoncé ou si la parole vient sappuyer sur une réalité biographique extérieure au discours. Ainsi lorsque Sainte-Beuve écrit de Bossuet quil « impose son caractère à tout ce quil dit, de sorte que, sans lavoir jamais vu, je passe aisément de ladmiration de son discours à celle de sa personne6 », le critique instaure un va-et-vient entre la vie et lœuvre où lon ne sait ce qui de lune ou de lautre est à lorigine de lauctoritas conférée à la parole de lorateur. Chez Lamartine, la confusion est la même entre ce quAnne Régent nomme lethos sacerdotal, qui renvoie à la sainteté personnelle des prêtres, et la grandeur de la parole énoncée. De même une confusion sétablit entre le

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pathos du discours, à savoir les effets pathétiques et lémotion suscitée par lorateur sacré auprès de son auditoire, et lémotion propre du locuteur. La parole nest aux yeux du poète que le reflet de lâme, et les larmes de lauditoire ne sont que le miroir de celles de lorateur. Enfin lactio elle-même nest que lexpression du moi : les gestes, nous dit Lamartine, sont les « attitudes visibles de lâme » de même que la gravité de la voix nest que « le timbre des pensées7 ».

Par cette présence, dans son discours, de son être tout entier, par cette expression parfaite de lâme se livrant à travers la parole, Bossuet est ainsi lincarnation idéale de lorateur lyrique, que Lamartine oppose à « lorateur qui raisonne », représenté par Bourdaloue : « il faut des ailes pour suivre lorateur lyrique, il ne faut que de la logique pour suivre lorateur qui raisonne8. » Lamartine prolonge ici linterprétation lyrique des œuvres oratoires de Bossuet présentées dès le début du siècle comme « lexpansion dun cœur accablé de regrets », selon lexpression du Mercure de France9. Le sermon ou loraison funèbre sont en effet lus comme des formes de confessions. De même que les Pensées pascaliennes sont perçues comme des confidences, et comme le miroir dun drame intérieur, le discours apologétique se lit comme lexpression lyrique des tourments de lorateur. La poésie lyrique est en effet définie par Mme de Staël comme ce qui sexprime au nom de lauteur même et aurait affaire à la vérité de la vie par opposition avec le caractère factice de la fiction. Cette représentation du lyrisme postule une sincérité du poète ou de lorateur qui apparaît comme un « sujet éthique10 ». En ce sens, le style des Sermons de Bossuet est aux yeux de Lamartine avant tout lyrique, « cest-à-dire oubliant lauditoire et le raisonnement pour jeter le cri inattendu de la joie ou de la douleur, et criant ou chantant alors directement face à face avec Dieu, dans des dialogues ou dans des hymnes quon navait pas entendus depuis Moïse ou depuis les prophètes11 ». Cette voix profonde ne part pas dun « rôle » mais dune « âme12 ». Ainsi dans les Oraisons funèbres lorateur

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« prenait sa part dans les tristesses quil remuait au fond des âmes13 ». Le pathétique rejoint ainsi le lyrique : « le cœur montait aux lèvres14. » Il ny a pas de distinction entre lexpression rhétorique du pathos et la douleur en tant que telle : lOraison funèbre dHenriette de France est ainsi décrite comme débordant « de majesté, de douleurs, dexclamations, déplorations sublimes15 ». Dans lOraison funèbre dHenriette dAngleterre le cœur de Bossuet est « aussi ému que sa voix16 ». À linstar du Cardinal de Bausset dans son Histoire de Bossuet parue en 1814, Lamartine lit dans cette oraison lexpression lyrique dun orateur qui « laisse parler son âme tout entière » en des « paroles touchantes17 ». Brunetière reprendra cette interprétation des œuvres oratoires de Bossuet comme expression des « états dâme » du « plus personnel » des orateurs, qui se laisserait voir dans ses discours18.

Mais en même temps, cette parole incarne aussi toute lambivalence de la parole lyrique. En effet, si la voix de Bossuet est lexpression même de lhomme, dans le même temps « cet homme nest plus un homme, cest une voix19 ». Le point ultime du lyrisme est aussi en effet la disparition du poète : « lhomme qui chanterait toujours, écrit Lamartine dans la préface de 1849 aux Méditations poétiques, ne serait pas un homme, ce serait une voix20. » Car la voix intime obéit aussi à un intimius intimo, quil se nomme inspiration ou enthousiasme : le sujet lyrique, comme le suggère Yves Vadé, est à la fois moi et non-moi, à la fois lieu de lexpression intime et médiateur dune transcendance : « on oubliait lhomme, écrit Lamartine, on ne voyait que linspiré21. » Le paradoxe de la parole de Bossuet est alors dincarner à la fois lhomme et le Dieu, lexpression lyrique de lêtre investi tout entier dans son discours et lautorité de celui qui parle non depuis la terre mais « du nuage22 ». Car, nous dit Lamartine, lorateur sacré nest plus un individu, cest une « chose transformée23 ». Il est en cela fidèle à la représentation bossuétiste

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du véritable « prédicateur intérieur » quest le Saint-Esprit : lorateur nest que linstrument de la grâce agissant directement sur les cœurs des auditeurs24. Sa voix est une voix qui « ne parle ni au nom de lopinion, chose fugitive ; ni au nom de la philosophie, chose discutable ; ni au nom de la patrie, chose locale ; ni au nom de la souveraineté du prince, chose temporelle ; ni au nom de lorateur lui-même, chose transformée ; mais au nom de Dieu, autorité qui na rien dégal sur la terre25 ». Ainsi lhomme finit par disparaître derrière son discours :

Disons que sa vie, ce ne fut que sa voix. Il naquit, il vécut, il mourut dans le temple. Son existence ne fut quun discours26.

Ainsi Bossuet est tout entier présent dans son œuvre jusquà se fondre dans son discours et disparaître derrière sa propre Voix.

Bossuet nest alors pas seulement un orateur : son œuvre est aussi celle dun poète. Son discours nest plus un discours mais un souffle, une « respiration déloquence27 ». Dans cette représentation de Bossuet en poète lyrique, Lamartine se place dans le prolongement de Mme de Staël qui, dans De lAllemagne, voyait en Pascal, Bossuet ou Buffon « nos premiers poètes lyriques28 ». Certes le parallèle établi entre lorateur et le poète – « orator sive poeta » – na rien de bien nouveau. Dans le De oratore de Cicéron, ils sont « voisins intimes29 », unis par une « étroite parenté30 », surtout, nous dit Cicéron, depuis que le rythme est en usage chez les orateurs, si bien que la prose de Platon et de Démocrite, « ayant pour elle le mouvement et léclat des mots » mérite à ses yeux « plutôt le nom de poème31 ». Mais pour Cicéron le poète se distingue de lorateur en ce quil sattache plus à la « beauté des expressions » quà la « justesse de la pensée », la poésie étant plus du côté de lesthétique et léloquence du côté de la philosophie. Fénelon déclarait de même que « les vrais orateurs sont poètes » mais il prenait le terme de « poésie » au sens le

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plus large de « vive peinture des choses32 ». Voltaire voyait également dans le style de Bossuet « une grandeur majestueuse qui tient un peu de la poésie », mais en qualifiant Bossuet de poète, il saluait seulement la majesté de son style alors que les romantiques feront de la poésie lyrique le « miroir terrestre de la divinité33 ». Comme Mme de Staël, Lamartine défend la supériorité du lyrisme des prosateurs sur toutes les autres formes poétiques34 :

Partout où les orateurs sont sublimes, déclare Lamartine dans son Cicéron, ils sont poètes. Ce quon retient à jamais de leur éloquence, ce sont des images et des passions dignes dêtre chantées et perpétuées par des vers35.

Cette représentation dun Bossuet poète sera largement reprise à la fin du siècle par Lanson, qui voit dans certaines pages du prédicateur « des pages de poésie » où les phrases « pénètrent lâme, linondent, la ravissent36 », par Émile Faguet, qui percevait en lui « une puissance délévation et dentrainement telle que nous nous sentons sur les confins de léloquence et du lyrisme37 » et par Brunetière, qui admirait en lui toutes les qualité du lyrique, à savoir la fécondité, la vivacité, la « splendeur dimagination » ou la perpétuelle « évocation dimages38 ».

Dès la plus tendre enfance, nous dit Lamartine, la passion de Bossuet pour le beau « le livra surtout aux poètes, ces divins musiciens de lâme39 ». Il imagine ainsi le tout jeune Bossuet senivrant de vers et trouvant chez Homère un modèle de majesté et de pathétique. Mais cest surtout dans la Bible poétique quil puise, nous dit-il, « le lyrisme et le cri40 », la « divinité de la langue » et la vivacité de limagination : au moment où « la Bible sétait faite homme », lenfant était devenu prophète41. Ici

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encore Bossuet incarne la Voix tout en disparaissant derrière elle, et en nétant plus que le vecteur de lesprit biblique. Linspiration primitive quil puise chez les poètes est la sève même de ce que son œuvre aura de sublime, de même que le portrait que trace Lamartine de Bossuet enfant suggère une pureté première de lâme, une forme de tendresse originelle, qui sera par la suite corrompue par les rigueurs du dogme :

Cest que lâme évidemment, dans ce grand homme, était dune trempe, et le génie dune autre. La nature lavait fait tendre, le dogme lavait fait dur42.

Toute la suite de louvrage ne fera que développer ces deux grands pôles de la vie et de lœuvre de lorateur : dune part la pureté naturelle à la source de lémotion lyrique, dautre part la rigueur dogmatique dun génie intransigeant.

Cest alors que le portrait de Lamartine se met à articuler ladmiration pour lorateur sublime et le récit terrifié de lémergence dune pensée autoritaire, voire tyrannique. Mais là encore, dans sa lecture de Bossuet, lauteur des Méditations noppose pas pour autant, comme le faisait Voltaire, le fond et la forme, la beauté dun style, celui du « premier des déclamateurs » et les limites dune pensée présentée comme celle du « dernier des philosophes43 ». Il ne met pas non plus en avant, comme le feront plus tard Valéry ou Gide, la seule perfection formelle, à savoir les « compositions du plus grand style44 » qui demeureraient toujours vivaces alors même que Bossuet ne ferait presque plus figure de penseur45. Pour Lamartine, Bossuet ne peut être sublime dans la seule perfection de la forme car son style « paraissait de plain-pied avec linfini46 ». La parole sublime ne peut être coupée de sa dimension sacrée car elle est dabord, à linstar de la parole paulinienne, une parole inspirée, à la fois rhétorique et supra-rhétorique. Ainsi ce quinterroge Lamartine, cest bien ce double versant de cette inspiration divine, qui conduit à la fois au sublime du discours et aux dangers terrifiants du fanatisme religieux.

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Ce qui terrifie en effet le poète romantique livré aux affres du doute et à la contemplation des abîmes du mystère, cest précisément labsence du doute dans ce quil perçoit de la spiritualité bossuétiste. Les pratiques les plus austères de la foi, si elles mènent au point le plus élevé de la vertu, conduisent aussi à ses yeux au point extrême de lintolérance :

Son ardente imagination croyait saisir les secrets de Dieu à leur source ; il avait trop denthousiasme pour admettre le doute []. Un tel génie nest pas loin dimposer au monde la tyrannie quil simpose à lui-même47.

Lamartine rejoint ici limage de la rigueur inflexible de lAigle de Meaux largement présente jusquà la fin de la Restauration. En effet, alors que Pascal est présenté comme lhomme de la douleur et de linquiétude plongé dans les abîmes du doute, Bossuet est le maître dont « la haute raison semble navoir connu ni doutes, ni obscurités48 » et qui, écrivait Tissot dans le Mercure de France, semble « planer » et « se séparer de la condition de ceux quil condamne49 ». Dans le Du sentiment de Ballanche, Bossuet incarne, comme dans le Siècle de Louis XIV de Voltaire, la grandeur majestueuse et sublime alors que la langue de Fénelon est au contraire « gracieuse et pleine donction » et celle de Pascal profonde et mélancolique50. Sainte-Beuve résume cette représentation de Bossuet lorsquil affirme quil est « lhomme de toutes les autorités et de toutes les stabilités51 ». Seul le Bossuet de Chateaubriand demeurait, comme Pascal, plongé dans la mélancolie : si lorateur sacré était présenté par lauteur du Génie comme « penché sur les gouffres dune autre vie », se plongeant, se noyant dans « dinconcevables douleurs », le Bossuet de Lamartine « penche » ses auditeurs sur labîme sans se noyer lui-même, « en leur donnant le vertige de sa propre élévation52 ».

Lamartine reconnaît cependant que, dans lœuvre oratoire de Bossuet, cette hauteur de vue qui confinera, dans son œuvre historique, à lorgueil, est en quelque sorte compensée par la fragilité que confère à la parole

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le discours des vanités. En effet, le discours sur les vanités du monde vient nécessairement mettre en question la parole même de lorateur, qui, si grandiose quelle soit, est elle-même vaine aux yeux de léternité : « Sa parole tombait de si haut, quen tombant elle écrasait tout, même lorateur53. » Comme chez Chateaubriand, Bossuet est le poète du temps et de léternité, qui invente « le frisson de la mort et léloquence de léternité54 ». LOraison funèbre dHenriette dAngleterre est le parangon dune éloquence à la fois lyrique, pathétique et métaphysique, où la douleur la plus intime rejoint le tragique même de lexistence humaine, où « les grands mots de temps et de mort [] retentissent dans les abîmes silencieux de léternité55 ». Limage développée par Chateaubriand du retentissement du temps et de la mort dans les abîmes sera reprise par Lamartine, qui entend dans le Discours sur lhistoire universelle les peuples se précipitant dans labîme, comme si lhistorien faisait remonter à loreille des hommes « les retentissements de linfini56 ».

Mais aux yeux de Lamartine, lautorité se mue en tyrannie lorsque le pouvoir spirituel se confond avec le pouvoir temporel, le ministère sacré avec le ministère politique et que le prosélytisme religieux se transforme en « contrainte morale sur les âmes, et bientôt contrainte armée sur les consciences57 ». Lorsque la religion est utilisée pour sassurer contre les séditions du peuple, alors elle devient le vecteur du despotisme. Car lorsque la Providence est utilisée pour justifier lusage immoral de la force, le christianisme est dévoyé dans une perspective machiavélienne. Aussi, à travers Bossuet, Lamartine dénonce-t-il Joseph de Maistre et les théocrates modernes qui « placent le dessein de Dieu dans lévénement, au lieu de le placer dans la moralité de lacte58 », détruisant ainsi au nom de Dieu la conscience du bien et du mal. Car, pour Lamartine, la politique au service de Dieu exclut toute théocratie : seule limpénétrabilité de la pensée providentielle et donc de lavenir permet de garantir une démocratie modérée, dans laquelle lavenir ne serait pas dicté par une autorité prophétique – « Je ne veux pas, écrivait-il le 30 octobre 1836 à

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Virieu, mettre ma pensée à la place de la pensée inconnue de Dieu59. » Il revient dans Jocelyn sur le caractère impénétrable des desseins de Dieu :

Qui peut sonder de Dieu linsondable pensée [].

Non : Dieu na dit son mot à personne ici-bas,

La nature et le temps ne le comprennent pas []60.

Cest ainsi un « orgueil surhumain61 » quil condamne dans le Discours sur lhistoire universelle : du mystère de lHistoire, Bossuet a fait un système et a ainsi prétendu « déchirer le rideau » sur les pensées de Dieu au lieu de sincliner devant lincompréhensibilité divine. LAigle de Meaux sest alors fait prophète, comme il le revendique lui-même lorsquil affirme dans son Oraison funèbre dHenriette de France méditer un ouvrage dans lequel il entrerait « avec David dans les puissances du Seigneur ». Lamartine annonce ici les critiques qui seront adressées au Discours par les historiens tels quH.-I. Marrou, qui accusera Bossuet de « trahir le mystère de lHistoire en disposant souverainement de son interprétation62 » – critique nuancée par Gérard Ferreyrolles, qui montre quen réalité Bossuet, même sil emprunte au discours prophétique ses traits rhétoriques, noutrepasse pas les indications fournies par lÉcriture.

La voix prophétique qui faisait aux yeux du cardinal de Bausset le génie de Bossuet – « on croit entendre la voix dun prophète63 » – en fait aussi une voix surhumaine, qui outrepasse les limites de la condition humaine. À ladmiration de Bausset face au génie de lhistorien qui a su renfermer en « un espace si borné » tant de faits et de pensées64, ou à celle de Chateaubriand, fasciné par la figure mélancolique dun Bossuet élevant « ses lamentations prophétiques à travers la poudre et les débris du genre humain65 », Lamartine répond en accusant lauteur du Discours de ne plus être historien mais géographe, de ne plus raconter mais de contempler, et de voir de si haut quil ne reste plus des événements

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que des faits et des masses66. La « mappemonde historique » aurait ainsi remplacé le « drame de la vérité » quest lHistoire67. Et si Bausset, fidèle à lauteur du Génie du christianisme, admirait dans le Discours sa « poésie sublime », Lamartine reproche précisément à lhistorien de ne plus être poète, car à ses yeux lesprit de système a remplacé lémotion du cœur. Bossuet aurait donc livré une théorie de lesprit au lieu de faire œuvre de mémoire, car, nous dit le poète, « sans émotion, il ny a pas de mémoire ». Lauteur du Discours naurait donc pas su retrouver « lempreinte vivante » que laisse dans le cœur la mémoire des drames de lHistoire. Cest pourquoi Lamartine considère le Discours comme inférieur au Télémaque : le poème fénelonien, en tant que « tableau de la nature », touche le cœur et limagination alors que le Discours nélabore quune théorie abstraite, or « les théories passent, la nature reste68 ». Quant à la Politique sacrée, il ny voit quune théorie du droit de la force, une « théocratie sans appel à la conscience », dans laquelle la liberté humaine est anéantie69. Peu à peu Bossuet devient sous la plume de Lamartine « oppresseur des consciences70 », approuvant les persécutions et la révocation de lédit de Nantes, applaudissant au « triomphe de la violence71 ».

Comme le Hugo daprès lexil, Lamartine dénonce en Bossuet le chantre de labsolutisme et la collusion du despotisme monarchique et de léloquence religieuse. Mais son discours est plus nuancé en ce quil mêle indignation et admiration. Le Discours pour la profession de Mademoiselle de La Vallière est à la fois sublime et terrifiant. Lorateur atteint le degré le plus élevé de lémotion, au point qu« aucune parole ne peut pénétrer plus avant dans le vif de lâme ni retentir plus haut au-dessus des sanglots humains72 ». Et pourtant, par son admirable discours, lorateur vient « sceller » la pierre tombale de mademoiselle de La Vallière et prononcer loraison funèbre dune « beauté vivante ». Il ny a pas dun côté le génie sublime et de lautre le dogme terrifiant mais une forme de coprésence du grandiose et de la terreur. Dans son Oraison

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funèbre de Michel Le Tellier, le lyrisme oratoire si vanté par Lamartine dans la première partie de son étude est mis au service, nous dit-il, des « épurateurs de la foi73 ». Les ressorts du lyrisme, qui firent de ses sermons et de ses oraisons léloquence la plus sublime et la plus émouvante qui soit, deviennent une arme terrifiante où lapôtre se fait « responsable du bourreau74 ». Et en même temps, en pleine révocation de lédit de Nantes, Bossuet prononce la péroraison de lOraison funèbre du prince de Condé, sommet de léloquence moderne75. Cette coprésence dun si grand génie et du « titre de proscripteur76 » amène le poète à sinterroger sur le sens même du génie et sur le sacre paradoxal de lorateur lyrique. Car le « monument » que constitue lœuvre de Bossuet conduit le poète romantique à méditer sur lambivalence de ce génie à la fois immense et tyrannique, qui se mettait à la place de Dieu pour enseigner à son auditoire « les secrets par lesquels il nous gouverne77 ». Cette dimension surhumaine de la voix de lorateur fascine et terrifie à la fois.

Que demeure-t-il donc de lœuvre de Bossuet ? La mémoire de lhomme reste, aux yeux de Lamartine, entachée de sang et de larmes ; la mémoire de ses œuvres, « magnifiques témoignages du néant », reste périssable – si grandioses soient-elles, les œuvres elles-mêmes périssent comme périrent les grands hommes célébrés par lorateur. Mais ce qui demeure, cest ce que le poète nomme la « nature », à savoir le divin en lhomme, qui est la véritable source du génie de Bossuet :

La nature était si grande en lui quelle a survécu et survivra éternellement à ses œuvres. Cest la grandeur de Dieu, ce nest pas la sienne ; cest la plus abondante, la plus imagée et la plushaute parole dont la nature ait doué des lèvres dhomme78.

Cette « nature » précède lécrivain. Elle anime le tout jeune Bossuet, présenté, tel Jocelyn, comme celui dont les lèvres « frémissaient souvent sans parler comme sous le vent dune parole intérieure ». Cette « parole

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intérieure » donnera naissance à une éloquence qui « va à lâme parce quelle vient de lâme », comme lécrivait Lamartine au sujet de Lainé79. Ainsi ce qui demeure vivace dans la mémoire collective, ce nest ni lhomme ni lœuvre, nous dit Lamartine, mais une Voix ; cest ce qui en Bossuet survit à Bossuet, à savoir cette « nature » qui est aux sources mêmes du lyrisme du poète.

Emmanuelle Tabet

CNRS (UMR 8599 – CELLF)

1 Brunetière, Bossuet, Paris, Hachette, 1914, p. 64-65.

2 Ibid.

3 Ibid., p. 52.

4 Lamartine, Bossuet, Paris, Michel Lévy, 1864, p. 9.

5 Ibid.

6 Lettre à Créqui citée dans Anne Régent, « Lethos bossuétiste dans le Carême du Louvre et dans les Oraisons funèbres », Littératures classiques, 46, 2002, p. 55.

7 Lamartine, Bossuet, éd. citée, p. 9.

8 Ibid., p. 92.

9 Mercure de France, Nivose an XIII, p. 164 : compte rendu de lédition des Oraisons funèbres de Bossuet avec un commentaire de M. Bourlet de Vauxcelles (Paris, Migneret, 1805).

10 Voir Dominique Combe, « La référence dédoublée. Le sujet lyrique entre fiction et autobiographie », dans Figures du sujet lyrique, dir. D. Rabaté, Paris, PUF, 1996, p. 40-63.

11 Lamartine, Bossuet, éd. citée, p. 65.

12 Ibid., p. 74.

13 Ibid., p. 103.

14 Ibid.

15 Ibid., p. 122.

16 Ibid., p. 121.

17 Cardinal de Bausset, Histoire de Bossuet évêque de Meaux, Paris, Gaume, 1846, t. I, p. 162.

18 Lamartine, Bossuet, éd. citée, p. 52.

19 Ibid., p. 10.

20 Lamartine, Méditations, éd. F. Letessier, Paris, Garnier, 1968, p. 314.

21 Lamartine, Bossuet, éd. citée, p. 70.

22 Ibid., p. 10.

23 Ibid., p. 11.

24 Voir J.-P. Landry, « Parole de Dieu et parole des hommes : limites et légitimité de la prédication selon Bossuet », Littératures classiques, no 39, 2000, p. 221-236.

25 Lamartine, Bossuet, éd. citée, p. 11.

26 Ibid., p. 12.

27 Ibid., p. 70.

28 G. de Staël, De lAllemagne, chap. ix, 2e partie, Paris, Nicolle, 1818, t. I, p. 272.

29 Cicéron, De oratore, I, 70.

30 Ibid., III, 27.

31 Ibid., III, 21.

32 Voir notre article « Réception et interprétation des Sermons de Bossuet de Voltaire à Gide », dans Lectures de Bossuet. « Le Carême du Louvre », dir. G. Peureux, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, p. 220.

33 G. de Staël, De lAllemagne, éd. citée, p. 324.

34 Voir Dominique Dupart, Le Lyrisme démocratique ou la naissance de léloquence chez Lamartine, 1834-1849, Paris, Champion, 2012, p. 49.

35 Cicéron (1852), CIV, p. 410, cité dans D. Dupart, op. cit., p. 49.

36 Gustave Lanson, Bossuet, Paris, Oudin et Cie, 1891, p. 44-45.

37 Émile Faguet, Dix-septième siècle. Études littéraires, Paris, Oudin et Cie, 1890, p. 320.

38 Ferdinand Brunetière, op. cit., p. 49.

39 Lamartine, Bossuet, éd. citée, p. 18.

40 Ibid., p. 18.

41 Ibid., p. 22.

42 Ibid., p. 26.

43 Voltaire, Œuvres complètes, Paris, Garnier, 1879, t. XLV, p. 461.

44 Paul Valéry, « Sur Bossuet », Variétés I et II, Paris, Gallimard, 1978, p. 165.

45 Paul Valéry, Cahiers, Gallimard, 1974, t. II, p. 1186 : « Bossuet ne donne guère plus de pâture à nos réflexions, mais son langage le sauve » ; André Gide, Journal (1926-1950), 5 avril 1938, Paris, Gallimard, 1997, p. 608 : « Mon admiration pour Bossuet [] sen tient à la forme. »

46 Lamartine, Bossuet, éd. citée, p. 63.

47 Ibid., p. 44.

48 Mercure de France, Pluviose an IX (1803), p. 395.

49 Mercure de France, novembre 1817, p. 197.

50 Ballanche, Du sentiment considéré dans ses rapports avec la littérature et les arts, Lyon, Ballanche et Barret, 1801, p. 328.

51 Sainte-Beuve, article sur lédition Havet des Pensées, dans Les Grands Écrivains français. xviie siècle. Philosophes et Moralistes, Paris, Garnier, 1928, p. 126-143.

52 Lamartine, Bossuet, éd. citée, p. 64.

53 Ibid., p. 70.

54 Ibid., p. 126.

55 Chateaubriand, Le Génie du christianisme, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, Part. III, liv. IV, chap. iv, p. 862.

56 Lamartine, Bossuet, éd. citée, p. 148.

57 Ibid., p. 56.

58 Ibid.

59 Voir sur ce point Paul Bénichou, Les Mages romantiques, dans Romantismes français, Paris, Gallimard, 2004, p. 1026.

60 Jocelyn, IIe époque, dans Œuvres de Lamartine, Bruxelles, Société belge de librairie, 1840, t. II, p. 320.

61 Lamartine, Bossuet, éd. citée, p. 141.

62 Anne Régent-Susini, Bossuet et la rhétorique de lautorité, Paris, Champion, « Lumières Classiques », 2011, p. 702.

63 Lamartine, Bossuet, éd. citée, p. 97.

64 Cardinal de Bausset, Histoire de Bossuet évêque de Meaux, éd. citée, p. 162.

65 Lettre à Fontanes du 22 décembre 1800, dans Le Génie du christianisme, éd. citée p. 1277.

66 Lamartine, Bossuet, éd. citée, p. 140.

67 Ibid., p. 147.

68 Ibid., p. 136.

69 Ibid., p. 149.

70 Ibid., p. 263.

71 Ibid., p. 278.

72 Ibid., p. 164.

73 Ibid., p. 284.

74 Ibid., p. 286.

75 Ibid., p. 288.

76 Ibid., p. 286.

77 Sermon sur la Providence, dans Bossuet, Sermons. Le Carême du Louvre, éd. Constance Cagnat-Debœuf, Paris, Gallimard, « Folio Classiques », 2001, p. 113.

78 Lamartine, Bossuet, éd. citée, p. 319.

79 Lamartine, Cours familier de littérature, Paris, s. n., 1856-1869, t. II, 7e entretien, p. 356.