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Classiques Garnier

Editorial

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Revue Bertrand
    2023, n° 6
    . varia
  • Pages: 11 to 14
  • Journal: Bertrand Review
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406149835
  • ISBN: 978-2-406-14983-5
  • ISSN: 2649-2644
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14983-5.p.0011
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 06-28-2023
  • Periodicity: Annual
  • Language: French
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ÉDITORIAL

Lopposition à la Restauration a pris, entre autres, la forme parodique de la création de lOrdre de lÉteignoir et de lÉcrevisse,dont le grand maître était Misophane [lEnnemi des Lumières] (alias le comte dArtois), le fondateur du « collège de[s] conservateurs des ténèbres ». Il était assisté du Père Aubry de Castelfugens [Chateaubrillant] (François-René de Chateaubriand), de Naturalis Viécur (Georges Cuvier) ou encore de Carolus Letellacre (Charles de Lacretelle)1. Le symbole de léteignoir ayant fait mouche sous Louis xviii, il a été repris dans des textes polémiques et dans des caricatures républicaines et/ou anticléricales pendant plus dun siècle, assurant notamment la continuité entre la presse dopposition de la Restauration et celle de la monarchie de Juillet.

Il serait difficile dignorer cette filiation dans le contexte des années 1830, sous la plume et le crayon dun écrivain-dessinateur comme Bertrand qui a ouvertement exprimé ses convictions dans le court espace de temps où il a estimé pouvoir le faire. Dans Gaspard de la Nuit, dès les seuils de lœuvre, les références à lobscurité constituent de ce point de vue autant dinvites à jouer avec les antonymes et à enrichir mutuellement sens propre et sens figurés sur le modèle des jeux sylleptiques des caricatures de Philipon, de Daumier ou de Grandville qui ont pris le relais de celles du Nain jaune. Ainsi, la notice biographique dans laquelle limprimeur « Louis Bertrand » présente lauteur fictif des Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot, justifie létrange nom de plume quil sest choisi (calqué sur celui de Gherardo delle notti) par sa polysémie : bien quil affiche la volonté de passer pour un homme sagement tourné vers les activités diurnes, cest un être aimanté par lobscur, sur le modèle des personnages de romans frénétiques autant que du « lycanthrope », qui est dépeint, avant la révélation finale qui suggère de lui donner un surnom de peintre néerlandais – Gaspard dEnfer – tout 12en le rattachant à mainte diablerie de caricatures et parodies aussi bien quaux figures contemporaines dartistes acculés au suicide. La rouerie complaisante avec laquelle Gaspard se joue de son interlocuteur et les registres qui dominent la supercherie et le pastiche mosaïqué mènent en même temps à soupçonner le personnage dêtre attaché avant tout à des valeurs opposées à celles quil feint de professer : sa fausse religiosité romantique oriente du côté des Lumières.

En écho aux jeux polysémiques de Bertrand, les commentateurs de la section « Études et analyses » ont décliné le thème de la nuit, en se référant aussi bien à la notion temporelle quaux jeux de luminosité quil permet par contraste ou aux significations liées à lopacification délibérée du sens.

Pour Françoise Bombard, la dualité jour-nuit des Fantaisies recoupe celle du clair-obscur pictural. Létude des « sortilèges de la lumière » en met en évidence les « ambivalences ». Elle conduit également au « complexe igné », au « monstrueux » ou au « démoniaque » comme à des « fantasmes » révélés par une « transfiguration du réel » que tournent en dérision le grotesque et lhumour noir : tout est sous le signe du trompe-lœil et des « prestiges » dans Gaspard de la Nuit.

Même lorsquil semble faire allusion à un moment aussi spécifique que la tombée de la nuit qui permet les concerts galants sous les balcons, Bertrand fait trembler le sens des mots pour inviter les lecteurs à la réflexion. Cest ce que suggère la micro-lecture que Steve Murphy a consacrée à la septième pièce du « Vieux Paris » en prolongement de son étude sur les « Sérénades de Verlaine et de Louis Bertrand2 » : le commentateur révèle une source picturale – un portrait de Marie-Anne de Mailly-Nesle par Jean-Marc Nattier – qui navait pas encore été décelée et qui, en même temps quaux débauches royales qui ont nourri des sentiments anti-monarchiques, renvoie… au « point du jour ». Malgré son étymologie sans équivoque, « La Sérénade » évoque ainsi également les aubades ou convoque in absentia lénantiosémie du crépuscule (qui peut être du soir ou du matin) contraignant le lecteur à se méfier des « prestiges » du langage. Lanalyse du texte – centrée, notamment, sur ses dimensions lexicologiques, intertextuelles, théâtrales ou encore (anti-)musicales – donne à évaluer combien ses enjeux sont complexes par-delà lapparente simplicité de la saynète et combien linvestissement 13interprétatif du lecteur est nécessaire pour entrer en connivence avec lesprit de lœuvre.

Cest à une réflexion sur cet impératif herméneutique que se livre Georges Kliebenstein à partir de la composition du recueil, pensée elle-même pour contribuer à des jeux de clair-obscur propres à stimuler linterprétation de lœuvre. Lexégète fait retour à lénigme du chiffre xvii que Jacques Bony avait soulevée en 2005 et la prend pour point de départ dun dé-chiffrement organisé autour de la question « taraudante » « quest-ce quune interprétation “totalement convaincante” ? ».

Le problème de la force de persuasion dune lecture ne se pose pas seulement à propos de Gaspard de la Nuit et Bertrand a peut-être même composé plusieurs de ses textes en réfléchissant aux manières dont ils pourraient séclairer mutuellement. Si le sens des « Légitimités dEurope » paraît parfaitement univoque au premier abord, il pourrait sagir dun effet de trompe-lœil analogue à ceux de Gaspard de la Nuit. Cest ce que suggèrerait une lecture qui y verrait une « fantasmagorie rabelaisienne ». Le jeu de lexhibition théâtrale sur laquelle se referme la porte qui dérobe les personnages du « congrès » de Teplice, aux regards du public renverrait alors à la poétique des Fantaisies et pourrait être pensé comme une invitation à lire les deux textes lun par rapport à lautre. De ce point de vue, la date finale des « Légitimités dEurope » senrichirait de significations supplémentaires par rapport à celles que lui donne la teneur politique de la satire : en faisant écho aux noces de deux des enfants du couple royal français, elle pourrait faire signe vers une dimension anti-orléaniste masquée et en faisant écho au moment de la parution prévue pour Gaspard de la Nuit, offrir des pistes herméneutiques (ou de confirmation interprétative) pour les Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot.

Giorgio Gonella qui avait présenté la maison natale de Bertrand dans le neuvième bulletin de La Giroflée revient ici, en collaboration avec Marcelle Roussey, sur lhistoire de la ville dorigine de Bertrand, Ceva, et sur les circonstances historiques qui ont conduit Georges Bertrand, le père de lécrivain, dans le Piémont. Les archives municipales conservent une documentation liée à la période où la ville sest trouvée sous administration française, qui permet de léclairer. La connaissance de la forteresse qui a fait de Ceva un lieu militaire stratégique est aujourdhui également relativement bien documentée, notamment sur le 14plan iconographique3. Le souci de propagande des entreprises militaires du Directoire a permis que nous parviennent de nombreuses peintures des lieux où se sont joués les événements liés à la prise de la forteresse. Trois artistes en particulier ont représenté les troupes de Bonaparte à lépoque : Martinet et Bourgeois (Bonaparte allant occuper le fort de Ceva, 28 avril 1796, Musée du Louvre, Département des Arts graphiques) et Giuseppe Pietro Bagetti (Vue du fort de Cevale 16 avril 1796, coll. des arts graphiques du Louvre, Musée national du château de Versailles). On peut en outre comparer lévolution de la ville au cours du siècle grâce aux photographies du petit-fils de Lucien Bonaparte, le prince Roland Bonaparte, qui a transmis un album où lon peut voir quelques-uns de ces mêmes lieux à la fin du xixe siècle4.

Le dossier qui concerne lillustration des Fantaisies est issu des célébrations du 180e anniversaire de la composition de Gaspard de la Nuit (1836) et du 210e anniversaire de la naissance de Bertrand (2016-2017). On y trouvera une version rédigée de la conférence que Françoise Bombard avait donnée lors de la journée détude, en écho à la vitrine consacrée à lœuvre de Lise Lamour dans lexposition des éditions illustrées de Gaspard de la Nuit, ainsi que la présentation de la première œuvre graphique que Philippe avait créée en dialogue avec les Fantaisies : « Les Cinq Doigts de la main ».

Nathalie Ravonneaux

1 Le Nain jaune, 15 février 1815, p. 306-307.

2 Revue Verlaine, no 19, Classiques Garnier, 2021, p. 93-98.

3 Voir, par exemple, le site https://www.fortediceva.it/storia-del-forte-di-ceva (consulté le 21 février 2023).

4 Voyage en Italie. 1886, Album de 62 photographies dItalie du Nord (Ligurie, Piémont, Lombardie), BnF. Lalbum est accessible sur Gallica.