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Classiques Garnier

Éditorial

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue Bertrand
    2022, n° 5
    . varia
  • Auteur : Ravonneaux (Nathalie)
  • Pages : 11 à 14
  • Revue : Revue Bertrand
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406131717
  • ISBN : 978-2-406-13171-7
  • ISSN : 2649-2644
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13171-7.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 11/05/2022
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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ÉDITORIAL

Bertrand se souvint-il que La Caricature avait été condamnée pour avoir représenté le roi en « maçon » lorsquil établit la dernière version du manuscrit de Gaspard de la Nuit pour Renduel ? Ses contemporains y auraient-ils pensé en 1836 ou 1837 ? Se seraient-ils souvenus de lironie de Charles Philipon soulignant le mépris pour « létat avilissant » de lartisan (alors que la Charte était censée reconnaître « tous les Français » « égaux devant la loi1 ») à la lecture du verbe « niveler » dès le premier alinéa de la fantaisie de « LÉcole flamande » en contrepoint dune épigraphe qui rappelait que la féodalité navait pas vocation à durer de toute éternité ? Cest en tout cas à la lumière de la littérature ouvrière du xixe siècle que Valentina Gosetti et Daniel Finch-Race proposent ici de relire la pièce du recueil consacrée au « Maçon ». Sinspirant de lécopoétique, les deux commentateurs situent les poèmes avec lesquels ils font dialoguer la fantaisie dans le contexte des travaux du baron Haussmann et invitent à voir dans la figure du bâtisseur, convoquée aussi bien par Charles Poncy, Anaïs Ségalas, Augustine-Malvina Blanchecotte que par Bertrand avant eux, la représentation dun démiurge doté dune puissance daction lui permettant de contribuer aux progrès de lhumanité. Un autre personnage, souvent considéré, lui aussi, comme un alter ego de Louis Bertrand, a retenu lattention de Xavier Malassagne : le bibliophile qui clôt le deuxième et le quatrième livres, consacrés, lun et lautre, à lévocation du passé. La lecture des deux pièces proposée par le commentateur entre ainsi en écho avec louvrage de Marine Le Bail, couronné du Prix Ary Scheffer en 2017, selon lequel, au début du xixe siècle, la collection de livres anciens apparaissait « comme un outil temporel permettant au sujet délaborer sa propre conception mythique du passé2 » ; bien souvent, se faire écrivain-bibliophile au « lendemain de 12la fracture révolutionnaire » relevait dune tentative pour donner forme à « un avant[] rêvé et réactivé3 ». En sintéressant au rôle que joue la bibliophilie dans le miroir que Gaspard de la Nuit tend au romantisme, X. Malassagne met en évidence la manière dont Bertrand soulève la question de la manipulation des faits à laquelle se livrent aussi bien le collectionneur-écrivain que, plus généralement, limagerie contemporaine et le dédain de nombreux Romantiques à légard de lexactitude historique. Loin dêtre un simple jeu réflexif avec un manuscrit extrêmement soigné dont lédition devait rappeler les œuvres médiévales, les incunables du xvie siècle ou les keepsakes contemporains, la référence à la bibliophilie met en outre en relief lartifice du procédé, ce qui invite à en interroger les soubassements et enjeux idéologiques. En cultivant lart de décontenancer le lecteur, Bertrand le renvoie constamment à des questions plutôt quà des réponses, lobligeant, comme lauteur des Vies et opinions deTristram Shandy ou celui de Jacques le Fataliste, à penser par lui-même. Tout dans Gaspard de la Nuit semble du reste relever du brouillage4, de lambigu5 ou de lincertitude6, cest-à-dire, montre Esther Pinon, dune poésie du doute, mise en œuvre aussi bien au niveau du clair-obscur que de la structure de lœuvre et de sa poétique narrative. En inscrivant les Fantaisies dans un contexte où le doute est « lunique [] certitude », la commentatrice met laccent sur la satire de la religion et des religions, si « massive » dans le recueil quelle opère une « calcination » « de toutes les croyances ». Les dangers des intolérances réciproques nen demeurent pas moins dactualité pour Bertrand souligne Steve Murphy dans sa lecture de « La Barbe pointue ». La syllepse dont est porteuse la métaphore de la meule dÉlébotham annonce que le frottement entre le docteur qui en est coiffé et un chevalier doté dune barbe pointue ne peut que produire des étincelles, le clinquant des ornements cérémoniaux ne pouvant faire oublier que linstrument de travail du rémouleur sert à aiguiser pour mieux trancher. Au lecteur de conclure à la nécessité den revenir 13à des combats antérieurs à la monarchie restaurée pour éviter les pires déchaînements de violence que les intolérances religieuses rappellent et annoncent. Est-ce à dire que le clair-obscur rembranesque serait le symbole dune reprise du flambeau des Lumières ? On devrait sans doute y voir également, par-delà, lhéritage des libertins. Cest la conclusion à laquelle conduisent nombre dautres éléments des Fantaisies, à commencer par ses allures de De Impostoribus dun nouveau genre ou le réseau de références auquel invite lépigraphe du « Raffiné », corrigée peu avant la remise du manuscrit à Eugène Renduel. Lamendement fait miroiter le texte dautres enjeux que ceux dune simple physiologie. Lart du trompe-lœil y est, comme partout dans les Fantaisies, à reflets multiples et devait se couvrir dun masque dautant plus efficace pour les lecteurs de 1836 que le portrait leur aurait certainement rappelé, en anamorphose, celui de lune des figures les plus célèbres de leur temps, Chodruc-Duclos, en évoquant, plus généralement, ceux que LArtiste appelle en 1864 « les grotesques du duel7 », dont faisait partie notamment Adolphe Choquart. Le dispositif a de toute évidence été pensé pour conduire les lecteurs à déjouer les multiples pièges des « dis/simulations » modernes, pour reprendre le terme de Jean-Pierre Cavaillé.

Des inédits attendent le lecteur de la section des « Manuscrits et documents ». Répondant à lappel du numéro 3 de la revue, Jacques Baijot complète la connaissance très partielle que nous avions des dessins dAuguste Leroux destinés à une édition de Gaspard de la Nuit qui na jamais paru, par la révélation de deux nouvelles planches consacrées lune aux « Flamands », lautre aux « Lépreux », deux pièces liées à Pierre-Jean David.

Grand connaisseur de lœuvre, des manuscrits du sculpteur et des études qui leur ont été consacrées, Patrick Le Nouëne, conservateur en chef honoraire des musées dAngers, revient sur le soin avec lequel lartiste a laissé des témoignages multiples de ses rencontres avec Bertrand et sur les circonstances dans lesquelles il a fait réaliser la publication de son œuvre principale. Les différentes versions des récits de David dAngers sont collationnées et les connaissances qui avaient été transmises par une lignée déditeurs sont soumises au contrôle de la version des manuscrits de la dation Steuer.

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Si nous savions au moins depuis la parution des Œuvres complètes en 2000 que Gustave Kahn sétait intéressé à lœuvre de Bertrand, nous ignorions en revanche quil lui avait consacré des vers. Akane Miyazaki offre la primeur de cette découverte en transcrivant et en commentant deux textes du critique et poète figurant dans lexemplaire de Gaspard de la Nuit légué par Anna Bass à la Bibliothèque nationale de France. Il semble quils soient restés inédits malgré leur mention dans la notice de la Bibliothèque. Cette publication a été rendue possible par Francis Karpman-Boutet, Françoise Lucbert, Richard Shryock, Laurence Le Bras, Marie-Amélie Conte-Bourges, Pascale Kahn et les éditions Classiques Garnier : nous les en remercions très chaleureusement.

La réception de Gaspard de la Nuit senrichit elle aussi de nouvelles perspectives. Si lon entrevoit de mieux en mieux quelles influences lœuvre a eues sur les poètes français de la deuxième moitié du xixe siècle et sur la naissance du poème en prose ou, du moins, sur son histoire, on ignore généralement encore en France le rôle que jouèrent le livre et ses traductions sur la poésie japonaise. Akane Miyazaki, qui a mené une étude chronologique de cette évolution, vient combler cette lacune en partageant les étapes et les conclusions de son enquête avec le public français dans une adaptation des travaux quelle a publiés au Japon sur le sujet en 2017.

Puissent cet ensemble détudes et dinédits encourager la lecture de lœuvre de Bertrand et la réflexion sur sa poétique et ses enjeux, voire faire surgir les imprimés et manuscrits de lécrivain qui restent inconnus…

Nathalie Ravonneaux

1 La Caricature morale, religieuse, littéraire et scénique, no 44, 1er septembre 1831, p. 349.

2 L Amour des livres la plume à la main. Écrivains bibliophiles du xix e  siècle, préface de Daniel Sangsue, PUR, 2021, p. 255.

3 Ibid., p. 256.

4 Sandra Glatigny, « Gaspard de la Nuit : une poétique du brouillage », La Giroflée, 2, Lille, 2010, p. 35-45.

5 Gisèle Vanhese, « Un sens à la fois précis et multiple. Poétique de lambigu dans Gaspard de la Nuit », dans André Guyaux (dir.), Un livre dart fantasque et vagabond, Gaspard de la Nuit dAloysius Bertrand, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 67-82.

6 Valentina Gosetti et E. J. Kent, « Maribas et la sorcellerie masculine », RB, 2, 2019, p. 49.

7 Compte rendu de la parution de Duels et duellistes de Roger de Beauvoir, dans LArtiste : journal de la littérature et des beaux-arts, année 1864, tome II, p. 68.