Éditorial
- Prix Jamie Bishop Memorial 2020 pour l’article « Maribas et la sorcellerie masculine », par Valentina Gosetti et E. J. Kent
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue Bertrand
2019, n° 2. varia - Auteur : Ravonneaux (Nathalie)
- Pages : 11 à 15
- Revue : Revue Bertrand
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406095552
- ISBN : 978-2-406-09555-2
- ISSN : 2649-2644
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09555-2.p.0011
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/09/2019
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
Éditorial
On affirme souvent, comme s’il s’agissait d’une évidence, que Bertrand a possédé des manuscrits alchimiques. L’hypothèse a été avancée à l’origine à partir d’une lecture décontextualisée de la note sur « L’alchimiste ». Comme Steve Murphy l’a souligné1, si ce texte a été destiné à l’une des versions des Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot (c’est l’hypothèse de Cargill Sprietsma et de Helen Hart Poggenburg), le locuteur qui s’y exprime à la première personne du singulier est probablement Gaspard de la Nuit et non l’écrivain. Il ne s’agirait donc pas plus de confidences de Bertrand à la postérité que dans le texte du manuscrit supprimé de la « première préface » que Sainte-Beuve a lu de façon autobiographique dans sa notice2. D’une manière générale, il convient d’être prudent sur tout ce qui concerne la bibliothèque de Bertrand, dont nous ne savons presque rien et qui releva probablement davantage d’heures passées dans des salles de lecture et d’une anthologie mentale que d’un bien matériel. Bertrand bénéficia-t-il du privilège d’emprunter des livres – voire des manuscrits – de la Bibliothèque royale à l’instar de Ferdinand Langlé ou de Nerval par exemple comme pourrait le suggérer l’épigraphe du « Fou3 » ? Les archives de la Bibliothèque nationale, très lacunaires pour la première moitié du dix-neuvième siècle, ne semblent pas avoir gardé trace d’une telle autorisation4. Quels livres lut-il lorsqu’il vivait à Dijon ? 12Nous ne le savons pas non plus, mais l’enquête d’Annie Chaux-Haïk nous permet d’entrevoir les trésors auxquels il put avoir accès : spécialiste de la collection d’estampes et de la bibliothèque atypique de Jehannin de Chamblanc, Annie Chaux-Haïk sélectionne dans la liste des milliers de manuscrits, incunables ou livres alchimiques et littéraires que les Dijonnais pouvaient consulter à l’époque où Bertrand vivait en Bourgogne quelques-uns de ceux qui ont pu nourrir l’imaginaire de l’écrivain-dessinateur. On a ainsi la confirmation que si Ferdinand Langlé a pu s’inspirer directement de manuscrits royaux enluminés pour composer L’historial du jongleur et les Contes du gay sçavoir, Bertrand put consulter d’aussi beaux manuscrits médiévaux à Dijon dans les années 1820 et au début des années 1830 avant son retour dans la capitale où il fréquenta probablement les bibliothèques parisiennes. Le manuscrit des Bambochades romantiques lui-même peut donc avoir été rehaussé de couleurs et calligraphié en une double référence au Moyen Âge et aux œuvres de Ferdinand Langlé d’après des originaux. Rien ne l’assure toutefois. Le témoignage de Victor Pavie que l’on évoque généralement à ce propos donne à penser que l’imprimeur décrit plutôt le manuscrit de Gaspard de la Nuit – c’est du reste le titre qu’il lui donne – que celui des Bambochades romantiques et qu’il entremêle divers souvenirs avec celui de la lecture de textes originaux manuscrits que leur aurait fait, à lui et à David d’Angers, Sainte-Beuve, en 1828 ou 18295.
Même s’il ne posséda pas le volume, Bertrand connut l’œuvre du théoricien de la monarchie absolue Jean Bodin et en retint un extrait pour Gaspard de la Nuit. L’épigraphe de « Départ pour le sabbat » tiré de La Démonomanie des sorciers offre une clef de lecture au texte qu’elle précède : le récit apparaît comme une réponse empreinte d’humour noir à la brève citation tirée de l’un des traités de démonologie les plus édités et les plus lus du xviie siècle. Reprenant les principaux éléments narratifs des rites figés par l’Inquisition, il les condense en une courte pièce macabre. Le récit stéréotypé d’un départ pour le sabbat attribue comme source de fabrication du baume aux vertus magiques dont s’oignent les sorcières, des meurtres d’enfants. Ces mises à mort ont une double utilité : elles fournissent le nécessaire des festins et la matière première qui permet de fabriquer les onguents grâce auxquels sorciers et sorcières peuvent voler. Le récit de clôture métaleptique de « L’école 13flamande » développe donc l’idée d’un repas où tout est macabrement recyclé6. Mais, plutôt que de se contenter des banals balais hérités de Brueghel auxquels Goya avait redonné une actualité dans ses Caprices, le texte de Bertrand propose de faire preuve de davantage de pragmatisme que l’iconographie stéréotypée. Pourquoi s’en tenir aux manches à balais effectivement ? Pincettes de la cheminée et queue de la poêle font aussi bien l’affaire pour rejoindre le grand bouc et lui faire allégeance. Surtout, le magicien des mots peut tirer des effets poétiques lourds de sens de cette variante. Dans l’article qu’elles consacrent à ce texte et au personnage peu étudié de Maribas, E. J. Kent et Valentina Gosetti font remarquer que « tenir la queue de la poêle » signifie avoir la direction, ce qui tend à confirmer le rôle de détenteur du savoir magique que suppose le « grimoire » du seul sorcier à être nommé. E. J. Kent et Valentina Gosetti montrent ainsi tout l’intérêt qu’il y a à se pencher sur des considérations culturelles, sociales et genrées de l’histoire de la sorcellerie pour lire « Départ pour le sabbat » et s’interroger sur la manière dont le thème est déployé dans les Fantaisies.
Passionné par les questions qui abordent les aspects techniques de la culture et de l’art, Arthur Houplain nous fait entrer ensuite dans les coulisses du théâtre de Monsieur Séraphin dévoilant quelques-uns des secrets que Gaspard de la Nuit a refusé de « parangonner » en tête de ses Fantaisies. Invitant par son exemple, à une lecture à la fois documentée, rigoureuse et vigilante, il témoigne de la manière dont l’attention portée aux jeux syntaxiques et sémantiques du texte permet d’éviter de se laisser prendre aux nombreux pièges que tendent aux lecteurs ses trompe-l’œil et bonimenteurs.
Ces impératifs méthodologiques sont d’autant plus nécessaires qu’en nous donnant accès à des pièces et à des variantes que Bertrand n’a pas retenues pour l’œuvre de 1836, le dossier génétique de Gaspard de la Nuit ne fait qu’amplifier l’impression de plagiats, supercheries, (faux) reflets et (faux) échos inhérente aux Fantaisies : il y a peu d’œuvres pour lesquelles les variantes apparaissent à ce point comme des créations de valeur équivalente à celles de la version considérée comme définitive. La fascination qu’a exercée sur les lecteurs le « Scarbo » des « pièces détachées » qui n’a rien à envier à celui des pièces retenues pour « La nuit et 14ses prestiges » en témoigne depuis longtemps. Steve Murphy l’a souligné, pour sa part, à propos de « L’écolier de Leyde » et du « Capitaine Lazare » dans le livre qu’il a consacré au Labyrinthe de Louis Bertrand7. Il prouve ici que c’est également le cas pour la pièce dite « détaché[e] du portefeuille de l’auteur », « L’air magique de Jehan de Vitteaux », et l’une des trois bambochades qui devaient jouer le rôle de pré-publications publicitaires du recueil qui aurait pu paraître chez Sautelet à la fin des années 1820 si le libraire n’avait fait faillite, « La Gourde et le Flageolet ».
C’est une raison de plus pour s’intéresser à tout ce qui touche aux manuscrits de Bertrand et de Gaspard de la Nuit, malgré les zones d’ombres que conserve leur histoire, ainsi qu’à celle de la non-édition, de l’édition et de la transmission du manuscrit de Gaspard de la Nuit. Pour permettre d’avancer un peu dans cette connaissance, nous proposons un bilan provisoire des informations que l’on peut réunir sur le sujet. Il est issu d’un travail réalisé au moment de la découverte de huit dessins de Bertrand à la Bibliothèque patrimoniale et d’étude de Dijon en 2016 qui a été actualisé. Il est l’occasion également de transcrire des manuscrits oubliés ou mal édités auparavant, notamment celui des Œuvres complètes d’Alcofribas – plus connu par le sous-titre qui précise la cible de la satire : Les Légitimités d’Europe – dont le texte avait été publié pour la première fois au moment de la parution des Œuvres complètes de Bertrand établie par Helen Hart Poggenburg en 2000.
La section des manuscrits et documents nous conduit à redécouvrir par ailleurs la belle édition de Gaspard de la Nuit réalisée par l’association de Bibliophiles, « Les Impénitents », au milieu des années 1960. En créant des eaux-fortes pour illustrer cette édition, Michel Giraud a proposé une véritable lecture des deux livres centraux « La Nuit et ses prestiges » et « Les Chroniques ». Les raisons pour lesquelles l’ouvrage s’ouvrait sur une gravure de Zadkine restaient mystérieuses. Véronique Gautherin, adjointe à la Directrice et responsable des collections au Musée Zadkine, a permis de les éclairer en partie en découvrant deux lettres de J. J. J. Rigal, Président de l’association, adressées au sculpteur.
Plaçant la réflexion sur la réception de Bertrand à un niveau international, une note d’Aude Ropert fait découvrir ensuite au public francophone le rôle déterminant qu’a joué Gaspard de la Nuit dans la vie et la vocation d’Isel Rivero, une des voix les plus célèbres de la littérature 15cubaine de la deuxième moitié du vingtième siècle, auteur d’une œuvre qui dialogue avec l’écrivain français et quelques-uns de ses personnages tout en lui rendant hommage et en posant les premiers principes de sa propre poétique.
La vitalité de l’œuvre de Bertrand en France et à l’étranger, qui est ainsi attestée une nouvelle fois, n’est pas démentie par le début du vingt-et-unième siècle. Une triple actualité de Gaspard de la Nuit en témoigne : la sortie en CD de « L’école flamande », la création de Franck Assemat interprétée par L’Internationale 2 clarinettes8, les œuvres de l’artiste contemporain Philippe, dont nous publions ici un triptyque consacré à « Un rêve » et la parution, aux éditions Nessos, des Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot en grec moderne. Georges Varsos, le maître d’œuvre de ce travail réalisé au département de traduction de la Faculté des Lettres de l’Université Nationale et Capodistrienne d’Athènes, nous fait partager quelques-unes de ses réflexions sur l’œuvre et le défi qu’a représenté la transposition du texte en grec moderne pour l’équipe de traductrices qu’il a dirigée, Matina Benekou, Giota Ioannidou, Sandy Kalogeropoulou, Patty Sotiropoulou, Stavroula Tsoga.
Nathalie Ravonneaux
1 « À la recherche de la muse de Gaspard », La Giroflée, 9, 2019, p. 47.
2 « De ces premières saisons de Bertrand en ce qu’elles avaient de suave, de franc malgré tout et d’heureux, rien ne saurait nous laisser une meilleure idée qu’une page toute naturelle, qu’il a retranchée ensuite de son volume de choix […] » écrit Sainte-Beuve dans sa notice avant de citer le fragment d’une variante manuscrite du texte liminaire de Gaspard de la Nuit comme s’il s’agissait d’un extrait de journal intime. Sur ce fragment manuscrit, voir La Giroflée, 2, automne 2010, p. 14-17 et p. 29.
3 Un carolus ou bien encore, / si l’aimez mieux, un Agneau d’or. Manuscrits de la Bibliothèque du roi.
4 Nous n’avons mené la recherche que dans les archives de la correspondance de la Bibliothèque royale (qui contient la liste des lecteurs autorisés, ajournés ou refusés à chaque séance en plus de leurs lettres de demande) pour les années 1828-1841.
5 Revue d’Anjou et du Maine, en 1857, p. 44-51.
6 Arthur Houplain, « Les chandelles, le violon et le grimoire. Petit détour diabolique chez Maribas (“Départ pour le sabbat”) », Revue Bertrand, 1, Paris, Garnier, 2018, p. 57-72.
7 Dans le labyrinthe de Louis Bertrand. À la recherche de Gaspard de la Nuit (à paraître).
8 « L’Internationale 2 Clarinettes, Gaspard de la Nuit, L’École Flamande », Franck Assémat, Eugénie Gouzien, Didier Greiner (clarinette basse), Flora Hecquet, Sandra Mévrel, Aude Ropert : chant, voix, clarinettes soprano. Patrick Létévé : saxophone soprano. Marion Roche : voix, hautbois. 1 CD – eat2.3 – (12 euros).