Comptes rendus
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue Bertrand
2018, n° 1. varia - Auteurs : Ledda (Sylvain), Marcandier (Christine)
- Pages : 253 à 259
- Revue : Revue Bertrand
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406081418
- ISBN : 978-2-406-08141-8
- ISSN : 2649-2644
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08141-8.p.0253
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/06/2018
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
Aloysius Bertrand, Daniel, éd. Jacques-Remi Dahan, Du Lérot, 2017.
Il convient d’emblée de saluer le choix de Jacques-Remi Dahan, qui a confié le manuscrit de Daniel aux éditions Du Lérot : la présentation extérieure, la beauté du papier et le soin particulier apporté aux détails matériels de la publication montrent qu’il existe encore des éditeurs consciencieux et perfectionnistes, qui font honneur aux œuvres qu’ils publient. Ce soin et cette rigueur sont aussi ceux de Jacques-Remi Dahan, dont les nombreux travaux sur Nodier sont bien connus. Il signe ici l’édition d’une œuvre peu connue de Bertrand, fruit de la découverte d’un chercheur à la curiosité inlassable. « Ultime grande page d’une œuvre engloutie », Daniel avait disparu des ondes depuis quarante ans. Le manuscrit était soigneusement conservé par la Houghton Library de Harvard. Jacques-Remi Dahan l’a redécouvert et offre une édition de la plus grande rigueur, escortée d’une présentation fine et d’appendices fort utiles. De manière plus générale, ce travail éditorial éclaire sous un nouveau jour le rapport d’Aloysius Bertrand au théâtre et à la création littéraire. Car Aloysius Bertrand n’est pas l’auteur d’une seule œuvre. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer ses tentatives dramatiques et ses rêves de dramaturge. Jacques-Remi Dahan reprend donc le fil de ses œuvres et concentre son introduction sur le parcours de l’écrivain à partir de 1828, date de ses premières publications. Né en 1807, Bertrand partage avec les auteurs de sa génération une fascination bien réelle pour le théâtre, lieu privilégié de renouvellement des formes et moyen d’accéder à une reconnaissance collective. De façon judicieuse, Jacques-Remi Dahan distingue ce qu’est, à la veille de 1830, la vie théâtrale provinciale et parisienne. Florence Naugrette l’avait jadis fait pour Rouen, Jacques-Remi Dahan brosse un tableau de la programmation dijonnaise à la fin de la Restauration et au début de la monarchie de Juillet. L’école du spectateur du jeune Bertrand est alors composée de tragédies classiques et néoclassiques, de vaudevilles. Les nouveautés du théâtre romantique ne parviennent dans les provinces que dans un second temps ; de tels constats nuancent l’influence qu’on prête souvent au « drame dit romantique », selon le mot de Nerval. J.-R. Dahan dévoile ainsi un aspect moins connu 254de Bertrand, sa connaissance du monde théâtral, son intérêt pour le jeu de l’acteur et le regard critique qu’il porte sur le répertoire. Pour cheminer jusqu’à Daniel, Jacques-Remi Dahan reprend, pas à pas, les différents projets théâtraux de Bertrand. À l’image de Nerval, l’auteur de Gaspard de la Nuit fait ses premières armes en publiant dans Le Provincial des dialogues aux résonances satiriques. Au retour d’un premier voyage à Paris, en 1832, Aloysius Bertrand fait jouer un vaudeville Le Sous-lieutenant de Hussards. La pièce, qui n’est pas inoubliable, échoue. Bertrand se retrouve à peu près dans la même position que Musset qui, après avoir essuyé l’échec de La Nuit vénitienne en 1830, cherche d’autres manières d’aborder le théâtre et décide de publier du théâtre à lire. Le proverbe Les Conversations puis le drame-vaudeville Louise, ou un Pensionnat de demoiselles constituent deux nouvelles expériences dramatiques menées par Bertrand. Jacques-Remi Dahan note avec justesse que toutes les tentatives théâtrales de Bertrand sont marquées du sceau de la dualité, « à la frontière de deux univers littéraires ». Ce constat pourrait aussi s’appliquer à plusieurs dramaturges de la génération de Bertrand, en particulier à Nerval, dont le goût de l’expérimentation théâtrale pourrait être mis en parallèle avec celui de Bertrand. L’élaboration de Daniel s’inscrit ainsi dans une conception ductile du théâtre, matériau littéraire souple, pouvant évoluer selon sa destination.
Daniel résulte en effet de l’évolution d’un projet d’abord destiné au théâtre Comte, qui accueille des pièces pour ce qu’on nommerait aujourd’hui « le jeune public ». Aloysius Bertrand écrit Le Lingot d’or pour cette salle, mais il n’est finalement pas représenté. Remaniée pour la Gaîté, la pièce, après avoir attendu l’approbation pendant près d’un an, est refusée. C’est à partir de ces deux versions que Bertrand imagine Daniel, sous-titré « drame-ballade en trois actes ». L’intrigue de Daniel est fondée sur un pacte, celui du héros qui donne son titre à la pièce avec une figure du Mal, qui prend l’apparence d’un voyageur. Au début du drame, Daniel est un honnête bûcheron qui vit avec ses frères et sa promise, Marie. Cette petite communauté suit les conseils du sage ermite de Stauffen. Or un revers leur fait perdre tout leur bois. Un voyageur qui leur est présenté par l’ermite fait apparaître un lingot d’or dans la cheminée. Daniel se met alors à rêver de gloire et se dit prêt à suivre le voyageur. L’acte II transporte le spectateur à la foire de Stuttgart, où des marchands font l’éloge des biens matériels. Daniel y est venu en compagnie de son âme damnée, déguisée pour l’occasion en orfèvre 255juif, afin de tirer un bon prix du lingot magique. Mais les marchands accusent Daniel d’avoir volé le précieux lingot : le jeune homme est emprisonné, promis à la potence. Une ellipse entre le deuxième et le troisième acte permet de comprendre que le Mentor maléfique de Daniel l’a libéré. Devenu Waldeck, Daniel est le favori du grand Électeur et cumule les responsabilités politiques. Le voyageur promet à Daniel plus belle réussite encore. Mais le jeune homme est dévoré de regrets ; il a quitté les siens et sa maison. Conscient qu’il s’est empiégé en se livrant aux forces obscures, Daniel voudrait tenter une rédemption. Mais le pacte déroule ses conséquences funestes dans les dernières scènes : venus pour tenter de le sauver, ses frères sont assassinés, Marie meurt dans ses bras et le Voyageur fuit. Seul face à ses fautes, Daniel expie en montant les marches du gibet où l’attend le bourreau.
Le sous-titre de Daniel, « drame-ballade », indique d’emblée l’influence de l’imaginaire allemand et scottien sur la pièce. Jacques-Remi Dahan débrouille les intertextes en ce sens. La pièce reprend en particulier le motif de La Nuit de Walpurgis popularisé par Faust, tout en s’inspirant aussi d’un épisode de L’Antiquaire de Walter Scott. L’acte II rappelle de loin en loin Shakespeare et Le Marchand de Venise. Les décors de l’acte I rappellent l’atmosphère du Freischütz de Weber, dont l’influence sur la scène française n’est plus à démontrer. Ces modèles ne sont certes pas très originaux (Musset s’en inspire pour La Quittance du diable), mais ce qu’en fait Bertrand l’est davantage. Daniel est une œuvre personnelle, qui témoigne d’une recherche formelle et d’une ambition intellectuelle. Si le pacte noue en effet l’intrigue, la pièce ne se limite pas à la juxtaposition de clichés fantastiques, teintés de gothique. Le drame traite en effet de la question du matérialisme à travers la confrontation des valeurs familiales et des intentions individualistes. Le personnage principal n’est pas un être manichéen, mais une figure ambivalente, animée d’élans généreux mais faible de volonté. Bertrand peint ses pulsions, ses aspirations gangrenées par son impuissance, ses incertitudes. Daniel est donc un héros désenchanté qui, à l’image du Frank de Musset (La Coupe et les Lèvres, 1832), tente de trouver des réponses à ses questions dans la possession et une forme de cynisme. Dans les deux pièces, les héros se heurtent à l’aporie d’un monde voué au Mal ; dans les deux cas, les êtres qui incarnent la pureté ou les intentions louables échouent et meurent. Au-delà des ambitions philosophiques affichées ou explicites, 256le drame de Bertrand témoigne d’un sens de la scène, d’une conscience aiguë du rapport entre personnages et espace. En optant pour le principe du tableau, Bertrand trouve un équilibre entre réalisme et fantastique. Son utilisation du hors-scène est remarquable, qui joue avec les effets d’éloignement (le son du cor au fond des bois) et de proximité (voix du dehors). Face à Gaspard de la Nuit, le lecteur aurait pu s’attendre à quelque déception du côté du théâtre. Or il n’en est rien. Daniel est une pièce écrite dans une langue fluide ; le dialogue est équilibré ; les caractères, rapidement brossés, sont crédibles et les ellipses assumées. À défaut de susciter le plaisir du spectateur, Daniel provoque celui du lecteur qui, grâce à cette édition fouillée et rigoureuse, connaît un peu mieux la carrière littéraire d’Aloysius Bertrand et la vie théâtrale des années 1830. Notons enfin qu’avec élégance l’édition de Daniel est placée sous l’égide du très regretté Jacques Bony, dont les travaux pionniers sur Nerval avaient jadis permis de comprendre que le théâtre était sans doute le cœur de tout son œuvre.
Sylvain Ledda
(Cérédi)
Université de Rouen-Normandie
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Valentina Gosetti, Aloysius Bertrand’s Gaspard de la Nuit. Beyond the Prose Poem, Legenda, Modern Humanities Research Association and Routledge, 2016.
L’introduction de l’essai que consacre Valentina Gosetti à Aloysius Bertrand, à sa pratique du poème en prose telle que Gaspard de la Nuit en fixe la poétique mais aussi à ce qui se tient au-delà de cet espace 257comme l’indique le titre, s’ouvre sur une citation de Bakhtine affirmant que l’auteur est « captif de son époque, de son propre présent » mais que cet enfermement est aussi la condition d’une libération. Aloysius Bertrand est en revanche prisonnier de la réception de son temps, analyse Valentina Gosetti, d’une image forgée par les critiques, qui fut trop longtemps celle d’un petit romantique, d’un auteur mineur. Pour avoir lui-même désigné Gaspard de la Nuit comme un « petit livre » dans sa dédicace à Victor Hugo, il figure, au mieux, dans les histoires littéraires pour avoir été le précurseur d’un genre, le poème en prose.
Le propos de cet essai, en anglais, est donc d’extraire l’écrivain de cette réception réductrice et de retrouver les conditions de production de Gaspard de la nuit, afin de ne plus lire Aloysius Bertrand seulement comme un précurseur, écrasé par l’œuvre de Baudelaire. L’introduction risque deux hypothèses principales qui expliqueraient cette marginalisation de l’auteur comme de son œuvre : celle, d’abord, d’une forme novatrice à laquelle on reproche de n’être ni totalement de la prose ni totalement de la poésie, sans voir la modernité de cette hybridation ; et celle d’un recueil qui joue de thèmes romantiques, au point que Gaspard de la Nuit est lu comme un « bréviaire, un abrégé du romantisme », sans perception de l’ironisation de ces topiques.
Il s’agit donc pour Valentina Gosetti d’éviter ces deux écueils pour, « freeing Bertrand from his role as a precursor – or inventor – of the prose poem » (le libérant de ce rôle de précurseur – ou inventeur – du poème en prose), le considérer à sa juste place dans le contexte des années 1820-1830 et étudier son esthétique singulière, « constant questionning of the meanings of art, and an overt defiance of the boundaries of beauty » (inlassable questionnement des significations de l’art et méfiance explicite envers tout ce qui limiterait la définition de la beauté).
L’étude déploie dès lors cette étude esthétique, avec une grande précision de détails qu’il s’agisse du travail sur le contexte de l’œuvre (ses contemporains, l’esthétique du temps), de la biographie d’Aloysius Bertrand (son rapport à Dijon, en particulier) ou de lectures des poèmes. Montrant que le rapport à Dijon du poète (son « provincialism ») entre, de fait, dans son esthétique en construisant ce qu’elle nomme ses Mysterious Geographies, Valentina Gosetti étudie le recueil en tant que Voyage pittoresque, poétique de la ruine et centre depuis lequel irradient d’autres lieux, comme la Flandre, l’Espagne et même le vieux Paris dont Bertrand fait 258« a romantic Province of France ». Ce chapitre du livre est une très belle étude de ces lieux qui sont à la fois des temporalités imaginaires et des géographies mentales, composant sur cette frontière hybride l’espace même du recueil et sa cartographie esthétique, que l’on qualifie souvent de fantastique, notion qu’interroge justement le chapitre 3.
Réinterrogeant la définition même du genre, après Castex, Caillois et Todorov, Valentina Gosetti montre que préférer la notion de rêve permettrait de sortir de l’idée réductrice d’un Aloysius Bertrand composant un bréviaire romantique ou un vademecum fantastique sans plus de valeur que celle de concentrer les topiques d’une époque. Par une étude des intertextes du recueil, des plus explicites au plus cryptés, l’essai montre combien, par l’ironie, des jeux de déplacements et re-contextualisations, l’écrivain se réapproprie ces sources (a « playful re-appropriation of contemporary sources ») pour construire ce qu’il faut bien considérer comme une « experimentation » de formes nouvelles.
Citant Benjamin et sa notion de « literary montage » en exergue du chapitre 4 (justement consacré à l’intertextualité et aux échanges culturels dans Gaspard de la Nuit), Valentina Gosetti étudie le jeu de Bertrand, à la fois sérieux et distancié, souvent parodique, qui a pour fonction de construire un carnaval de motifs et personnages pour créer ce que l’écrivain lui-même appela « un nouveau genre de prose », qu’illustre Ondine, étudié comme un carrefour signifiant du recueil et son objet métonymique. L’herméneutique de la forme (titre du chapitre 5) d’Aloysius Bertrand se déduit d’une pratique, d’un recueil qui expose son esthétique, centrée sur la mobilité, des articulations reformulées, des débats théoriques inscrits dans la forme même des poèmes et ce jeu expérimental sur les blancs de la page. Le poème en prose, tel que Gaspard de la Nuit en construit l’espace, est une forme « visible » avant d’être « lisible », comme l’a montré David Scott cité dans les dernières pages de l’essai, depuis un travail sur le blanc, ce qui a déjà été analysé mais aussi, et c’est beaucoup plus original comme approche, depuis des formes journalistiques existantes.
Valentina Gosetti montre en effet que l’activité journalistique de l’écrivain ne doit pas être considérée comme un à côté du travail de poète ou comme un gagne-pain mais bien comme une inspiration, explicite dans le jeu sur la distribution du texte et du blanc, la typographie, inspirant la forme même de ses textes, comparables aux articles et affiches. 259Travaillant sur la mise en page, l’usage des astérisques, les paragraphes et même la structure des poèmes, la critique montre avec pertinence l’importance du journal dans la genèse comme l’esthétique de l’œuvre.
Ainsi cet essai renouvelle-t-il subtilement notre approche d’un recueil labyrinthique. Si sa manière d’extraire Aloysius Bertrand de la double entrave d’une supposée marginalité géographique et d’un rôle de simple précurseur formel n’est pas fondamentalement nouvelle – et Valentina Gosetti ne le prétend pas, citant avec pertinence la critique antérieure –, elle en fait le levier d’une lecture originale et fine du recueil, renouvelant certaines approches, en faisant émerger de nouvelles. « Fascinating work » que ce Gaspard de la Nuit, écrit-elle dans les dernières lignes de sa conclusion : le lecteur en est toujours plus convaincu après avoir lu ce brillant essai.
Christine Marcandier
Maître de conférences HDR
en littérature française
Aix-Marseille Université