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Classiques Garnier

Préface

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PrÉface

Les rêves ont une place étrange dans notre culture. Il ny a rien qui, plus irréfutablement, nous mette en contact direct avec létrangeté de cette chose : lesprit, le mental, la psychè ou la vie consciente selon le terme quon préfère. La santé est la vie dans le silence des organes, et cela doit sentendre aussi pour la vie mentale : rien de la complexité dagencement de nos facultés mentales napparaît dans la vie ordinaire de la conscience. Nous percevons, nous désirons, nous décidons, nous nous exprimons et comprenons autrui qui parle, nous nous souvenons et nous oublions sans nous émerveiller la plupart du temps, et sans nous apercevoir que dans le même univers physique, dautres dispositions mentales seraient, après tout, envisageables. La perception se dissout dans lobjet connu, et si la mémoire se rappelle à notre attention par ses fréquentes défaillances, la banalité même de son inconstance couvre le bruit de ses rouages. Bref, lesprit disparaît presque tout entier dans son œuvre, la plupart du temps, pour la plupart dentre nous.

Sauf au réveil, quand nous nous souvenons de nos rêves. Alors, même les moins incliné-es à lintrospection constatent lautonomie, voire la résistance du mental. Nous ressentons tout aussi vigoureusement le besoin dexplications que linsuffisance de toutes celles dont nous pourrions disposer. Sans doute ne devrions-nous pas trouver moins merveilleux quil y ait des souvenirs conscients, des remémorations, et dautres inconscients, simplement incorporés dans des habitudes. Mais de cela, nous ne nous inquiétons pas, ou si nous le faisons, nous annulons cette inquiétude par le moyen dune explication mélangeant habilement causalités mécanique et téléologique. Mais pour le rêve, cela ne fonctionne plus : il ny a pas denchaînement simple de causes biologiques qui aboutisse naturellement à ce que nous rêvions (de fait, il pourrait se faire que le sommeil parvienne à ses fins réparatrices sans que nous ayons ces expériences vives que sont les rêves) ; quant aux fonctions du rêve, sans doute la tentation du dogmatisme reflète surtout lécart entre 14notre désir de savoir et ce dont nous disposons comme amorce sûre de théorie. En ce sens, toutes proportions gardées et en tenant compte de la maturité différente des disciplines, lonirologie devrait être à la psychologie ce que la cosmologie est à la physique : une science des origines dont la nécessité simpose à tous, profanes comme spécialistes.

Et pourtant ! La place du rêve en psychologie fondamentale est curieusement très limitée. Écrire cela ne résulte pas dun goût du paradoxe virant à la provocation, ni dune amnésie sélective de limportance du rêve dans lœuvre de Freud et dans sa descendance psychanalytique. Car, même chez Freud et ses descendant-es, le rêve est avant tout conçu comme un moyen (la fameuse « voie royale »), tandis que sa fonction au moment de son occurrence, et son rôle dans linterprétation dans le cours de la cure furent établies dans leurs grandes lignes dès la fondation de la méthode. Mais la nature même de lexpérience onirique ne semble pas au cœur de la théorie en psychanalyse. Pour le dire en simplifiant outrageusement : quun rêve ait été vécu en première personne puis remémoré au cours de la cure, comme une exploratrice ferait un récit de ses découvertes à des collègues, ou quil ne vienne à la réalité quau moment du récit lui-même, cela ne change pas énormément son rôle dans la cure – pour autant quil mette toujours en action les mêmes mécanismes de déplacement, condensation, etc. Pourtant, du point de vue de lontologie psychologique, il ne saurait y avoir plus grande différence, entre dun côté un vécu en première personne possiblement non-conceptuel, et de lautre une réalité narrative voire inter-personnelle.

Mais, en dehors de la psychanalyse la réflexion sur le rêve sest aussi maintenue dans une certaine marginalité. Sans prétendre en aucune façon anticiper sur les résultats quune véritable enquête historique livrerait, nous pouvons sans doute évoquer une raison matérielle simple qui expliquerait cet état de chose : étudier les rêves, si on ne veut pas se contenter du matériel fourni par des collectes de récits obtenus en situation naturelle (matériel qui est bien entendu un point de départ irremplaçable), demande une méthodologie lourde et nécessairement invasive. Il faut se donner les moyens de réunir participant-es et expérimentateurs-trices dans des laboratoires où les premiers dorment, et il faut, bien entendu que ceux-ci acceptent que leurs nuits soient dérangées par des réveils inopinés. Par ailleurs, même en utilisant les techniques délectro-encéphalographie, qui permettent de sy retrouver dans les 15phases du sommeil, il reste que le taux de rêves décrit est très variable, ce qui oblige à des campagnes expérimentales longues. Par rapport aux autres domaines denquête de la psychologie de ladulte humain sain, la situation de travail des spécialistes du rêve est donc extrêmement défavorable, et, malgré la fascination du sujet, on comprend que la plupart des laboratoires de sommeil aient dabord eu pour fin la recherche clinique.

Plus fondamentalement, au-delà des problèmes logistiques voire éthiques (après tout, réveiller systématiquement des sujets au beau milieu de leurs nuits nest pas anodin, à une époque où la question de la durée du sommeil devient un enjeu de santé publique dans les pays industrialisés), la recherche sur le rêve est aussi embarrassée par une série de difficultés conceptuelles que les psychologues préfèrent, dans leur grande majorité, éviter. Le génie de la psychologie expérimentale, dans toutes ses branches et depuis ses origines, a constamment été de déplacer la charge de la complexité, qui se trouve spontanément du côté de la réponse, vers les stimuli et les scripts expérimentaux. Ainsi, quand nous voulons étudier la manière dont lesprit résout des conflits perceptuels, plutôt que demander aux participants danalyser ce quils ou elles ont en tête (réponse complexe) dans un cas de conflit (stimulus simple), nous créons un ensemble de situations conflictuelles selon différentes modalités (le mot « rouge » écrit dune encre verte, le mot « ciel » écrit en rouge…) et leur demandons de lire le mot à haute voix, tout en enregistrant les vitesses avec lesquelles ces réponses sont produites. La perte évidente de richesse dans la description est compensée par la possibilité de mettre à lépreuve des modèles mentaux pour autant quils feraient des prédictions de comportements différentes dans la situation expérimentale construite.

À lévidence, pas grand-chose de cette approche, qui a fait ses preuves dans la psychologie vigile ne peut survivre dans le cadre de la psychologie du rêve. En règle générale, une personne qui rêve ne peut fournir de réponse (ni simple ni complexe) ni, plus fondamentalement encore, ne peut suivre de script expérimental quand bien même rudimentaire. Dans ces conditions si défavorables (mais navons certes jamais reçu de promesse que tout ce que nous souhaiterions comprendre se livrerait facilement à nos avances), il faudrait sémerveiller que la psychologie de lexpérience onirique ait malgré tout pu progresser et quon puisse en tirer quelques enseignements généraux. On pourrait même se laisser aller au désespoir épistémologique et se résigner à limpossibilité dune approche scientifique du rêve.

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Ludwig Crespin se charge ici de nous détromper. Tout dabord, dans une synthèse remarquable il manifeste la possibilité dune psychologie scientifique du rêve, en lexposant. Car, malgré les difficultés, progressivement sest constituée une science normale du rêve, au sens où Thomas Kuhn, entend lexpression « science normale » : lassociation dun corpus théorique et de pratiques de recherche permettant laccumulation dune connaissance empirique de plus en plus complète. Et cest bien de cela quil sagit : notre savoir sur le rêve nest pas simplement constitué dintuitions fulgurantes dindividus isolés. Il y a désormais, sur la question du rêve, une communauté de recherche mondiale riche de débats et controverses, mais aussi porteuse dune connaissance consensuelle. La nature de lexpérience du rêve, sa texture et son rapport aux récits de rêves, nest plus simplement affaire dopinions et dintuitions. Par le moyen de ces travaux empiriques et systématiques, nous en savons plus maintenant sur ce quest lexpérience du rêve (pas simplement sur son substrat biologique), quil y a cent ans ; de même que nous en savons plus sur la mémoire et lattention quil y a cent ans.

Mais Ludwig Crespin ne se contente pas de nous ouvrir les portes des laboratoires de sommeil – ce qui constitue pourtant déjà un opération remarquable dépistémologie appliquée. Plus fondamentalement, il corrige laberration qui fait que tout le savoir accumulé par les psychologues du rêve reste largement ignoré par les neurosciences et psychologie cognitive de la conscience. On retrouve ici le paradoxe dont nous étions partis : alors même que la conscience est devenu un sujet majeur des sciences cognitives depuis une vingtaine dannées, la place octroyée à létude des rêves dans ce domaine reste, au sens strict, anecdotique. Bien sûr, tout travail majeur sur la conscience fait allusion, à un moment où un autre, à la question du rêve, tant il est naturel et évident que lexpérience onirique est un cas limite dexpérience consciente. Mais, par un phénomène étrange de procrastination collective, le travail dintégrer ce que lon sait du rêve aux théories de la conscience est toujours remis à plus tard, comme si notre savoir actuel nétait pas assez rigoureux, ou comme si le rêve était décidément un sujet trop ésotérique pour être considéré avec le même sérieux, dans une réflexion sur la conscience, que la psychologie cognitive de la perception. Ludwig Crespin met fin à cette procrastination. Nous devons, dès maintenant, tenter une synthèse de ce que la science de la conscience vigile, aidée de la psychologie et des neurosciences cognitives, propose et de ce que nous savons de lexpérience du rêve.

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Le résultat que lon tient entre les mains est un texte majeur et inclassable, qui allie physiologie, psychologie et philosophie. Il tient autant de lépistémologie « à la française », attentive aux pratiques conceptuelles des chercheuses-eurs à lœuvre que de la philosophie analytique de lesprit. Avec une rigueur argumentative inlassable et une connaissance magistrale de lensemble du corpus de lonirologie scientifique, il mène à une conclusion contre-intuitive, à savoir quune fraction considérable de notre vie consciente, en un sens précis et rigoureux, reste pour toujours sans conséquence rapportable dans la veille. Cette proposition théorique forte est destinée à renouveler les débats sur la conscience en sciences cognitives, qui avait pu donner limpression de rester dépendants dun nombre limité détudes en psychologie de la perception. Inclassable, le texte que nous offre Ludwig Crespin lest aussi parce quil nous propose, de manière indirecte et par un curieux effet de bord dun travail de part en part théorique, une étrange aventure intérieure. Il nous montre que mieux connaître, mieux comprendre le rêve peut nous amener à mieux apprécier la texture de notre vie consciente. Ainsi donc, le lire, ce nest pas simplement apprendre une manière nouvelle de faire de la philosophie et de la psychologie, cest aussi découvrir de nouvelles richesses dans notre vie mentale, que nous recouvrons souvent trop vite dun savoir bien connu. En ce sens, il nous offre une moderne et rationnelle clef des songes.

Jérôme Sackur