Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Rêve et Conscience . Quel apport des sciences du rêve à la philosophie de la conscience ?
- Pages : 13 à 17
- Collection : Philosophies contemporaines, n° 8
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- EAN : 9782406093817
- ISBN : 978-2-406-09381-7
- ISSN : 2427-8092
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09381-7.p.0013
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/02/2020
- Langue : Français
PrÉface
Les rêves ont une place étrange dans notre culture. Il n’y a rien qui, plus irréfutablement, nous mette en contact direct avec l’étrangeté de cette chose : l’esprit, le mental, la psychè ou la vie consciente selon le terme qu’on préfère. La santé est la vie dans le silence des organes, et cela doit s’entendre aussi pour la vie mentale : rien de la complexité d’agencement de nos facultés mentales n’apparaît dans la vie ordinaire de la conscience. Nous percevons, nous désirons, nous décidons, nous nous exprimons et comprenons autrui qui parle, nous nous souvenons et nous oublions sans nous émerveiller la plupart du temps, et sans nous apercevoir que dans le même univers physique, d’autres dispositions mentales seraient, après tout, envisageables. La perception se dissout dans l’objet connu, et si la mémoire se rappelle à notre attention par ses fréquentes défaillances, la banalité même de son inconstance couvre le bruit de ses rouages. Bref, l’esprit disparaît presque tout entier dans son œuvre, la plupart du temps, pour la plupart d’entre nous.
Sauf au réveil, quand nous nous souvenons de nos rêves. Alors, même les moins incliné-es à l’introspection constatent l’autonomie, voire la résistance du mental. Nous ressentons tout aussi vigoureusement le besoin d’explications que l’insuffisance de toutes celles dont nous pourrions disposer. Sans doute ne devrions-nous pas trouver moins merveilleux qu’il y ait des souvenirs conscients, des remémorations, et d’autres inconscients, simplement incorporés dans des habitudes. Mais de cela, nous ne nous inquiétons pas, ou si nous le faisons, nous annulons cette inquiétude par le moyen d’une explication mélangeant habilement causalités mécanique et téléologique. Mais pour le rêve, cela ne fonctionne plus : il n’y a pas d’enchaînement simple de causes biologiques qui aboutisse naturellement à ce que nous rêvions (de fait, il pourrait se faire que le sommeil parvienne à ses fins réparatrices sans que nous ayons ces expériences vives que sont les rêves) ; quant aux fonctions du rêve, sans doute la tentation du dogmatisme reflète surtout l’écart entre 14notre désir de savoir et ce dont nous disposons comme amorce sûre de théorie. En ce sens, toutes proportions gardées et en tenant compte de la maturité différente des disciplines, l’onirologie devrait être à la psychologie ce que la cosmologie est à la physique : une science des origines dont la nécessité s’impose à tous, profanes comme spécialistes.
Et pourtant ! La place du rêve en psychologie fondamentale est curieusement très limitée. Écrire cela ne résulte pas d’un goût du paradoxe virant à la provocation, ni d’une amnésie sélective de l’importance du rêve dans l’œuvre de Freud et dans sa descendance psychanalytique. Car, même chez Freud et ses descendant-es, le rêve est avant tout conçu comme un moyen (la fameuse « voie royale »), tandis que sa fonction au moment de son occurrence, et son rôle dans l’interprétation dans le cours de la cure furent établies dans leurs grandes lignes dès la fondation de la méthode. Mais la nature même de l’expérience onirique ne semble pas au cœur de la théorie en psychanalyse. Pour le dire en simplifiant outrageusement : qu’un rêve ait été vécu en première personne puis remémoré au cours de la cure, comme une exploratrice ferait un récit de ses découvertes à des collègues, ou qu’il ne vienne à la réalité qu’au moment du récit lui-même, cela ne change pas énormément son rôle dans la cure – pour autant qu’il mette toujours en action les mêmes mécanismes de déplacement, condensation, etc. Pourtant, du point de vue de l’ontologie psychologique, il ne saurait y avoir plus grande différence, entre d’un côté un vécu en première personne possiblement non-conceptuel, et de l’autre une réalité narrative voire inter-personnelle.
Mais, en dehors de la psychanalyse la réflexion sur le rêve s’est aussi maintenue dans une certaine marginalité. Sans prétendre en aucune façon anticiper sur les résultats qu’une véritable enquête historique livrerait, nous pouvons sans doute évoquer une raison matérielle simple qui expliquerait cet état de chose : étudier les rêves, si on ne veut pas se contenter du matériel fourni par des collectes de récits obtenus en situation naturelle (matériel qui est bien entendu un point de départ irremplaçable), demande une méthodologie lourde et nécessairement invasive. Il faut se donner les moyens de réunir participant-es et expérimentateurs-trices dans des laboratoires où les premiers dorment, et il faut, bien entendu que ceux-ci acceptent que leurs nuits soient dérangées par des réveils inopinés. Par ailleurs, même en utilisant les techniques d’électro-encéphalographie, qui permettent de s’y retrouver dans les 15phases du sommeil, il reste que le taux de rêves décrit est très variable, ce qui oblige à des campagnes expérimentales longues. Par rapport aux autres domaines d’enquête de la psychologie de l’adulte humain sain, la situation de travail des spécialistes du rêve est donc extrêmement défavorable, et, malgré la fascination du sujet, on comprend que la plupart des laboratoires de sommeil aient d’abord eu pour fin la recherche clinique.
Plus fondamentalement, au-delà des problèmes logistiques voire éthiques (après tout, réveiller systématiquement des sujets au beau milieu de leurs nuits n’est pas anodin, à une époque où la question de la durée du sommeil devient un enjeu de santé publique dans les pays industrialisés), la recherche sur le rêve est aussi embarrassée par une série de difficultés conceptuelles que les psychologues préfèrent, dans leur grande majorité, éviter. Le génie de la psychologie expérimentale, dans toutes ses branches et depuis ses origines, a constamment été de déplacer la charge de la complexité, qui se trouve spontanément du côté de la réponse, vers les stimuli et les scripts expérimentaux. Ainsi, quand nous voulons étudier la manière dont l’esprit résout des conflits perceptuels, plutôt que demander aux participants d’analyser ce qu’ils ou elles ont en tête (réponse complexe) dans un cas de conflit (stimulus simple), nous créons un ensemble de situations conflictuelles selon différentes modalités (le mot « rouge » écrit d’une encre verte, le mot « ciel » écrit en rouge…) et leur demandons de lire le mot à haute voix, tout en enregistrant les vitesses avec lesquelles ces réponses sont produites. La perte évidente de richesse dans la description est compensée par la possibilité de mettre à l’épreuve des modèles mentaux pour autant qu’ils feraient des prédictions de comportements différentes dans la situation expérimentale construite.
À l’évidence, pas grand-chose de cette approche, qui a fait ses preuves dans la psychologie vigile ne peut survivre dans le cadre de la psychologie du rêve. En règle générale, une personne qui rêve ne peut fournir de réponse (ni simple ni complexe) ni, plus fondamentalement encore, ne peut suivre de script expérimental quand bien même rudimentaire. Dans ces conditions si défavorables (mais n’avons certes jamais reçu de promesse que tout ce que nous souhaiterions comprendre se livrerait facilement à nos avances), il faudrait s’émerveiller que la psychologie de l’expérience onirique ait malgré tout pu progresser et qu’on puisse en tirer quelques enseignements généraux. On pourrait même se laisser aller au désespoir épistémologique et se résigner à l’impossibilité d’une approche scientifique du rêve.
16Ludwig Crespin se charge ici de nous détromper. Tout d’abord, dans une synthèse remarquable il manifeste la possibilité d’une psychologie scientifique du rêve, en l’exposant. Car, malgré les difficultés, progressivement s’est constituée une science normale du rêve, au sens où Thomas Kuhn, entend l’expression « science normale » : l’association d’un corpus théorique et de pratiques de recherche permettant l’accumulation d’une connaissance empirique de plus en plus complète. Et c’est bien de cela qu’il s’agit : notre savoir sur le rêve n’est pas simplement constitué d’intuitions fulgurantes d’individus isolés. Il y a désormais, sur la question du rêve, une communauté de recherche mondiale riche de débats et controverses, mais aussi porteuse d’une connaissance consensuelle. La nature de l’expérience du rêve, sa texture et son rapport aux récits de rêves, n’est plus simplement affaire d’opinions et d’intuitions. Par le moyen de ces travaux empiriques et systématiques, nous en savons plus maintenant sur ce qu’est l’expérience du rêve (pas simplement sur son substrat biologique), qu’il y a cent ans ; de même que nous en savons plus sur la mémoire et l’attention qu’il y a cent ans.
Mais Ludwig Crespin ne se contente pas de nous ouvrir les portes des laboratoires de sommeil – ce qui constitue pourtant déjà un opération remarquable d’épistémologie appliquée. Plus fondamentalement, il corrige l’aberration qui fait que tout le savoir accumulé par les psychologues du rêve reste largement ignoré par les neurosciences et psychologie cognitive de la conscience. On retrouve ici le paradoxe dont nous étions partis : alors même que la conscience est devenu un sujet majeur des sciences cognitives depuis une vingtaine d’années, la place octroyée à l’étude des rêves dans ce domaine reste, au sens strict, anecdotique. Bien sûr, tout travail majeur sur la conscience fait allusion, à un moment où un autre, à la question du rêve, tant il est naturel et évident que l’expérience onirique est un cas limite d’expérience consciente. Mais, par un phénomène étrange de procrastination collective, le travail d’intégrer ce que l’on sait du rêve aux théories de la conscience est toujours remis à plus tard, comme si notre savoir actuel n’était pas assez rigoureux, ou comme si le rêve était décidément un sujet trop ésotérique pour être considéré avec le même sérieux, dans une réflexion sur la conscience, que la psychologie cognitive de la perception. Ludwig Crespin met fin à cette procrastination. Nous devons, dès maintenant, tenter une synthèse de ce que la science de la conscience vigile, aidée de la psychologie et des neurosciences cognitives, propose et de ce que nous savons de l’expérience du rêve.
17Le résultat que l’on tient entre les mains est un texte majeur et inclassable, qui allie physiologie, psychologie et philosophie. Il tient autant de l’épistémologie « à la française », attentive aux pratiques conceptuelles des chercheuses-eurs à l’œuvre que de la philosophie analytique de l’esprit. Avec une rigueur argumentative inlassable et une connaissance magistrale de l’ensemble du corpus de l’onirologie scientifique, il mène à une conclusion contre-intuitive, à savoir qu’une fraction considérable de notre vie consciente, en un sens précis et rigoureux, reste pour toujours sans conséquence rapportable dans la veille. Cette proposition théorique forte est destinée à renouveler les débats sur la conscience en sciences cognitives, qui avait pu donner l’impression de rester dépendants d’un nombre limité d’études en psychologie de la perception. Inclassable, le texte que nous offre Ludwig Crespin l’est aussi parce qu’il nous propose, de manière indirecte et par un curieux effet de bord d’un travail de part en part théorique, une étrange aventure intérieure. Il nous montre que mieux connaître, mieux comprendre le rêve peut nous amener à mieux apprécier la texture de notre vie consciente. Ainsi donc, le lire, ce n’est pas simplement apprendre une manière nouvelle de faire de la philosophie et de la psychologie, c’est aussi découvrir de nouvelles richesses dans notre vie mentale, que nous recouvrons souvent trop vite d’un savoir bien connu. En ce sens, il nous offre une moderne et rationnelle clef des songes.
Jérôme Sackur