Préface

Le titre La grammaire en roue libre me revient à la mémoire à l’heure où j’écris ces premières lignes de la préface de Retour à l’analyse logique, le dernier livre de Marc Wilmet, de Marc, mon mari. La grammaire en roue libre – Variations cyclo-linguistiques offertes à Marc Wilmet est un volume que les élèves et les collègues linguistes de Marc lui avaient offert en juin 2003 à l’occasion de son départ à la retraite, imposée par l’État belge à l’âge de 65 ans – et aujourd’hui prolongée jusqu’à 67 ans-, ce qui l’aurait enchanté, lui, engagé à une époque où il pensait pouvoir enseigner jusqu’à ses 70 ans. En fait, Marc n’a jamais cessé de travailler, n’a jamais cessé de faire de la grammaire. Je le taquinais souvent en disant que les épouses des grammairiens partagent le sort de celles des marins… Son grand large à lui, son étendue, dirais-je en clin d’œil à Nicolas Beauzée, c’était sa table d’ordinateur, avec son Mac dont il a fait le héros du conte linguistique, Antepost. Sa mer, la grammaire…

Pourquoi ce titre se rappelle-t-il à moi ? Bien sûr, il y a dans quelques jours le départ du Tour de France à Bruxelles. Ce mois de juillet 2019 célèbre le 50e anniversaire de la première victoire d’Eddy Merckx sur la grande boucle. Marc n’aurait manqué pour rien au monde cette compétition cycliste. Mais la fête du cyclisme à Bruxelles se fera sans lui, et la signataire de cette préface éprouve le sentiment douloureux d’être désormais condamnée à la roue libre pour conduire le tandem avec lequel nous arpentions depuis près de 30 ans les chemins de la vie.

Marc a mis un point final à Retour à l’analyse logique en août 2018, pour ses 80 ans, avant notre escapade en Champagne où nous avions décidé de fêter son anniversaire. Il m’a demandé en novembre, quand nous avons appris l’abominable nouvelle, d’en assurer la destinée. Je le revois travailler inlassablement et se débattre avec les analyses de l’une ou l’autre phrase littéraire. Nous en parlions souvent ensemble. Quand il était bloqué, il avait la gentillesse de me demander mon avis. Nous discutions alors pendant des heures sur la fonction à donner à tel ou 8tel élément dans la phrase, comme dans ce passage de L’art poétique de Boileau : C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur / Pense de l’art des vers atteindre la hauteur. Comment analyser « de l’art des vers » ? J’essayais de lui apporter une interprétation et avec la courtoisie qu’on lui connait il me disait qu’il y voyait plus clair. J’étais heureuse alors.

Retour à l’analyse logique met tout le savoir grammatical de Marc à l’épreuve de l’analyse de soixante-dix phrases, n’esquivant aucune difficulté, se frottant aux productions des genres les plus variés et des auteurs les plus exigeants : Bernanos, Boileau, Bossuet, Corneille, Diderot, Flaubert, Gracq, Hugo, La Fontaine, Nerval, Proust, Racine, Rostand, Valéry, Voltaire. Le livre poursuit la gageure de confronter, au-delà de la phrase, l’appareil grammatical du linguiste à l’analyse de quatorze textes ou extraits de textes littéraires du xvie siècle à nos jours.

Franck Neveu a tout de suite accepté le projet de publication de cet opus qui est, en somme, le testament linguistique de Marc. Je lui en suis infiniment reconnaissante. Je sais que c’est ce que Marc souhaitait. À plus d’un titre. Le lieu d’édition d’abord. En France, à Paris. C’était une évidence pour Marc qui, toute sa vie, s’est fait une certaine idée du français. Son sentiment pour la France le lui a inspiré aussi bien que la raison grammaticale. Publier chez Garnier, dans la série Grammaires et représentations de la langue de la collection Domaines linguistiques que dirige Franck Neveu, ensuite. Marc appréciait Franck pour son sérieux, son professionnalisme et son exigence linguistique. Et puis, paraître dans ce volume jaune des Classiques Garnier où j’ai publié en 2016 ma Petite grammaire instructionnelle pour le français langue étrangère était pour lui comme l’espérance d’un partage d’éternité : nous nous retrouverions tous les deux dans le catalogue de la même maison d’édition. Merci à Franck pour tout ça. Merci à lui de donner une vie éditoriale au dernier livre de Marc et par là, d’offrir à Marc Wilmet une nouvelle petite part d’immortalité – les livres ont ce pouvoir – dans un curriculum que le passionné de grammaire qu’il était aura alimenté jusqu’au bout de sa vie et même depuis l’au-delà.

Anne-Rosine Delbart

Bruxelles, le 29 juin 2019