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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Représentations de la souffrance
  • Auteurs : Petey-Girard (Bruno), Sévérac (Pascal)
  • Pages : 7 à 11
  • Collection : Rencontres, n° 365
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406074397
  • ISBN : 978-2-406-07439-7
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07439-7.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 11/12/2018
  • Langue : Français
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Avant-propos

Que signifie « souffrir » ? La question est dautant plus troublante quelle ne signifie peut-être, tout simplement, rien. Rien au sens où elle serait une expérience qui ne peut être enrôlée au service dune fin ou dun projet à réaliser ; rien au sens où elle serait lépreuve dun affaiblissement, dune diminution de notre être auquel il y aurait certes à résister, mais duquel aucune leçon de vie ne pourrait être tirée.

Pour répondre à la question de savoir ce quest la souffrance, voire ce quelle peut bien signifier – peut-être rien par elle-même, mais beaucoup pour ceux qui décident dy mettre du sens –, il faut dabord prendre acte de la diversité des expériences de la souffrance : souffrances événementielles (deuil, échec, humiliation, peine…) ou structurelles (angoisse, phobie, traumas, mélancolie…), souffrances morales, psychiques (culpabilité, remords, mauvaise conscience…) ou physiques (pathologies mentales, douleurs corporelles, handicaps…), souffrances intimes ou politiques, souffrances en amour ou dans la guerre, souffrances à lhôpital, à lécole, au travail, souffrances familiales, sociales, religieuses, nationales… La question se pose de savoir ce quil peut y avoir de commun à toutes ces formes de souffrance : comment embrasser cette constellation dexpériences affectives qui se disent sous le nom de « souffrance » ?

Pour le savoir, nous avons décidé dapprocher la question de la souffrance à partir de ses « représentations ». La souffrance en effet est réputée être une réalité difficile à saisir, comme si lanalyser, lélaborer, lexprimer, cétait déjà nécessairement la laisser échapper – le mutisme et la solitude, la coupure avec autrui et le repli sur soi étant les conditions les plus favorables dune perpétuation de la souffrance. La souffrance semble donc séprouver en dehors de la mise en mots et en images, en dehors de la symbolisation, voire contre elle. Néanmoins – ou peut-être à cause justement de cette résistance au symbolique –, la souffrance enveloppe une multitude de représentations, chez ceux qui souffrent, qui observent la souffrance, qui la racontent, qui tentent dy remédier. 8Dans ces représentations peut résider une logique de la souffrance, voire un sens, individuel ou collectif.

Il faut donc comprendre la souffrance à partir de ses propres représentations. Les multiples représentations de ce qui fait souffrir (la cause de la souffrance), de ce qui souffre (le sujet de la souffrance), de lépreuve même de la souffrance (laffect de souffrance), de ce qui permet de lutter contre la souffrance (le remède à la souffrance) – toutes ces représentations ne sont pas extérieures à la souffrance, mais en constituent la chair même, lexpérience à la fois la plus singulière, et la plus historiquement déterminée.

Approcher la souffrance, dans la multiplicité de ses aspects, implique donc que soient mises au jour ces représentations en rapport avec la souffrance, qui sont autant des représentations de la souffrance que des représentations dans la souffrance : cest pourquoi nous proposons dans ce qui suit une approche interdisciplinaire et transséculaire de la souffrance, qui montre la nécessaire articulation des discours littéraires, philosophiques, psychanalytiques et médicaux pour cerner ce fait social et moral total quest lexpérience, vécue et vivante, de la souffrance.

Dans les échos que suscite leur rapprochement, les articles ici rassemblés proposent un panorama qui, des prescriptions rhétoriques antiques ou modernes à la photographie, des épopées homériques à des œuvres du xxie siècle, de la sagesse ou de la physiologie antiques à la psychiatrie ou à la médecine contemporaines, permet non pas tant desquisser une réponse globale à des questions lancinantes qui nont peut-être pas de réponse définitive, mais dexposer la diversité qui au fil du temps caractérise en un mouvement cohérent la représentation de la souffrance. Les attitudes multiples que la souffrance subie ou provoquée suggère ne sont pas sans influence sur les formes de ses représentations. La représentation ne peut ainsi être réduite à une affaire de forme et, dans chacun des cas examinés, elle déploie plus ou moins nettement par la spécificité de son support (genres littéraires, discours scientifique, photographie) la volonté de celui qui la met en œuvre autant que les effets très variés quelle provoque.

Tandis que des maîtres de la rhétorique (Aristote, Érasme ou le moins célèbre Vossius) théorisent une exploitation de cette représentation propre à jouer sur ou avec les émotions des auditeurs ou des lecteurs – la parole 9ou lécriture existent dans une visée qui dépasse parfois et souvent si ce nest toujours la représentation de la souffrance pour elle-même –, la dimension intime de la souffrance en fait un objet et un sujet de la vie personnelle et spirituelle quand elle se met en mots ; elle occupe ainsi une place non négligeable dans les récits ou la poésie autobiographiques (de Thérèse dAvila à Léopold Sédar Senghor ou Henry Bauchau) ; elle va jusquà donner sa forme à des textes qui tentent de la définir tout en permettant à leur auteur de tenir contre elle (Emily Dickinson) ; elle peut aussi être source dun conflit que révèlent les tensions entre une écriture privée et une écriture rendue publique (Paul Valéry).

Dès laube de la littérature occidentale, la souffrance est représentée dans lépopée homérique pour quen soit valorisée lexpression pathétique. Cette ancienneté permet de suivre sur le temps long les transformations et modulations des regards que lon porte sur elle, entre un modèle de maîtrise virile du pathos et une approche chrétienne de la souffrance salvatrice mais aussi éducatrice – approche qui est largement celle que Thérèse dAvila privilégie dans ses pages autobiographiques. Ces imaginaires contrastés qui, sans être radicalement opposés, en viennent à coexister – le second ne se substitue pas au premier avec lessor du christianisme – ne peuvent être négligés : ils sont en effet, plus ou moins secrètement, à lœuvre derrière chaque texte écrit, derrière chaque photographie prise.

On peut à cette lumière, parfois diffuse, observer la critique montaignienne de certaines pratiques judiciaires, le silence de son fin lecteur Blaise Pascal sur ce point ou le plaidoyer contre la torture que Cesare Beccaria rédige au siècle suivant. Lœuvre de Joseph de Maistre aborde la souffrance en sefforçant de neutraliser le rationalisme hérité des Lumières. Les romanciers catholiques tels Bloy ou Barbey dAurevilly exaltent la fécondité de la souffrance si bien quelle devient une condition sine qua non dune création qui réintroduit le sacré dans le monde tandis que Zola met en scène une cohorte de personnages souffrants dans La Joie de vivre, afin, comme il le dit, « que le livre fût grand ». Au prisme de ces quelques exemples, la souffrance se révèle un élément majeur, sinon absolument fondateur, de la culture occidentale.

LAntiquité na pas uniquement donné place à la souffrance dans les arts du discours ou dans les récits épiques. Sénèque, sous les auspices mêlés de la médecine et de la philosophie, situe la notion de douleur 10au carrefour de phénomènes qui lui permettent de soulever le problème du rapport entre savoir scientifique et sagesse et ainsi de proposer de la vaincre par la meilleure connaissance quon peut en avoir. La représentation se veut action sur ce quelle met en scène. Et cette action peut être produite sur celui qui écrit son expérience. Ainsi, la souffrance engendrée par la première guerre mondiale est, une fois racontée par les romanciers qui lont vécue, génératrice dune nouvelle souffrance, mais aussi possibilité de son dépassement.

La représentation de la souffrance nest donc pas extérieure à la souffrance elle-même : tout lenjeu, littéraire, mais aussi philosophique, psychanalytique et médical, est de savoir si la souffrance est moins intense lorsque la représentation sefface, en même temps que la maîtrise du sujet sur lui-même, ou bien si une certaine forme de représentation est nécessaire pour la mettre à distance, mieux la supporter ou mieux se lapproprier. Que vaut-il mieux, pour le douloureux chronique : lintrospection, la représentation de soi dans la souffrance, ou bien le lâcher prise, la distance à soi et partant lacceptation de ce qui pourtant est insupportable ? Une certaine phénoménologie, étayée par des études médicales, promeut une forme de subir, qui est un renoncement de la représentation en même temps quun retrait à légard de la souffrance. À lopposé semble-t-il, la médecine et léthique dites narratives sollicitent le patient pour quil devienne, par le récit, lagent de sa propre expérience, et pour que le philosophe élabore une nouvelle relation entre analyse conceptuelle et vécu subjectif, en première personne. Dès lors, se fait jour la nécessité dun travail sur les causes ou bien extérieures, ou bien intérieures de la souffrance : en quel sens le sujet lui-même alimente-t-il ses propres affects dangoisse ou de tristesse ? Que peut nous en apprendre la confrontation de deux penseurs de laffectivité, Spinoza à lâge classique, et Freud au siècle dernier ? Lambition de cette enquête, toutefois, nest pas toujours dapprivoiser la souffrance : lorsque nous disons que lenjeu est de savoir si la souffrance est plus ou moins intense avec ou sans représentation du sujet souffrant, ce nest pas forcément parce quil sagit de la diminuer – Sade nous faisant entrer dans un entrelacs de la représentation et de laffect dautant plus déroutant quil sagit de mieux jouir en se représentant souffrir.

Quant à la représentation visuelle de la souffrance, elle ne peut ignorer les développements techniques rendant possibles de nouveaux modes 11dexpression. Largement prise en charge au fil des siècles par la peinture ou la sculpture, elle est fondamentalement renouvelée par lapparition de la photographie. Dune manière assez différente des supports verbaux présentés dans ce volume – rhétoriciens, poètes ou romanciers, philosophes ou médecins exploitent la ressource infiniment riche du medium unique quest le langage –, la photographie semble mettre en question la représentation de la souffrance : elle ne peut être simplement considérée comme une fidèle image du réel ou sa simple mise en forme, mais comme un médium où les formes sorganisent, prises entre une technique, un art et des pratiques sociales dont certaines instituent des normes. À bien considérer les choses cependant, les interrogations que la photographie suscite ne sont que le déplacement spécifique dun questionnement plus large qui les englobe ; et les réponses élaborées éclairent les autres formes de représentation.

Ce volume propose ainsi une manière de généalogie des représentations ou, si lon préfère, de certaines des expressions possibles de la souffrance. Il révèle une généalogie complexe de la conception de la souffrance, généalogie qui est aussi celle des modes de représentation et des fonctions qui lui sont assignées.

Bruno Petey-Girard
et Pascal Sévérac

Université Paris-Est, UPEC,
EA 4395 « Lettres, Idées, Savoirs »