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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Repenser l'authenticité. Essai sur Charles Taylor et Charles Larmore
  • Pages : 9 à 11
  • Collection : Philosophies contemporaines, n° 18
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406114833
  • ISBN : 978-2-406-11483-3
  • ISSN : 2427-8092
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11483-3.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/09/2021
  • Langue : Français
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Préface

Lidéal dauthenticité a revêtu à notre époque une importance décisive. On peut même conjecturer quil remplit pour nous un rôle comparable à celui que jouait la sagesse pour la culture antique. Oscar Wilde a été sans doute lun des premiers à le remarquer : « “Connais-toi toi-même”, écrit-t-il, était gravé au frontispice du monde antique. Au frontispice du monde nouveau, on pourra lire : “Sois toi-même”1 ». Mais si ces deux idéaux remplissent une fonction comparable, ils possèdent néanmoins deux orientations opposées. La sagesse visait à imiter un modèle dhumanité idéal et surtout universel ; elle recommandait à lindividu de saffranchir de sa propre particularité contingente et de suniversaliser sous la conduite du logos. La recherche dauthenticité contemporaine consiste plutôt à nous mettre à lécoute de notre individualité, à nous conformer à une vérité située à lintérieur de nous, à nous « étoffer de notre propre modèle2 », comme dit Montaigne. Cest pourquoi lessor de lauthenticité personnelle est indissociable de lavènement des sociétés individualistes. On aurait tort cependant de ne voir dans cet idéal quune norme sociale comme une autre, une expression de plus de lindividualisme contemporain, voire un sous-produit de notre « culture du narcissisme », pour reprendre le titre dun ouvrage de Christopher Lasch. Plus que le symptôme dune époque, plus quun simple mot dordre consumériste, un phantasme dautonomie radicale ou une injonction managériale au sein du coaching dentreprise, lexigence de « réalisation de soi » est une question qui mérite toute lattention du philosophe, et non sa condescendance comme cela a été longtemps la règle de lécole de Francfort à Michel Foucault, de René Girard à Pierre Bourdieu. Cest tout lenjeu de louvrage de Nicolas Voeltzel, neuf à plus dun titre.

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Dabord, parce quen prenant pour fil conducteur de son questionnement deux « réhabilitations » contemporaines de lauthenticité, lune centrée davantage sur les sources historiques de cette notion, celle de Charles Taylor, lautre subordonnée à lobjectif dune « ontologie du moi », chez Charles Larmore, Nicolas Voeltzel noue un dialogue toujours éclairant et nuancé entre deux figures majeures de la philosophie contemporaine, encore trop peu étudiées en France. Ensuite, parce que cette analyse prend au sérieux lidéal dauthenticité, tout en restant attentive aux difficultés, voire aux apories quil soulève, mais sans jamais céder à la facilité dune critique expéditive. Leffort de lauteur est plutôt de montrer ce qui demeure valable dans cet idéal, en dépit de certaines de ses formulations insuffisantes, ce qui permet aussi de lextraire du seul contexte des « existentialismes » dans lequel il a été longtemps confiné. Dans ce travail toujours mû par une parfaite probité intellectuelle et une grande acribie exégétique, Nicolas Voeltzel tire le meilleur des deux traditions dans lesquelles il sinscrit, au même titre que les auteurs quil commente : analytique et « continentale ». Son ouvrage fait partie des meilleurs exemples de ce quil ne faudrait plus considérer désormais comme une greffe ou une hybridation, mais comme la manière la plus sérieuse et exigeante dont peut se déployer lactivité philosophique. Enfin, loriginalité de ce livre tient également au fait que le commentaire de ses auteurs de référence nest jamais le dernier mot de lenquête, et quil ouvre sur ce que lauteur appelle dans sa dernière partie une « critique de lexpression », cest-à-dire sur une approche renouvelée de ces questions qui intègre les apports de Taylor et de Larmore tout en cherchant à les unir en une synthèse originale. Ici, lhistoire de la philosophie côtoie sans cesse la philosophie elle-même.

Parce que lidéal dauthenticité personnelle est un produit de nos sociétés individualistes, la question du même et de lautre figure au centre de linterrogation de lauteur, comme elle lest du reste des pensées de Taylor et de Larmore. On pourrait soutenir en effet que ces auteurs cherchent tous deux à surmonter les limitations des formulations romantiques de lauthenticité (ou de ce que le romantisme préfère appeler la « sincérité »), le premier en faisant droit à la dimension dialogique de toute entreprise de définition de soi, le second en refusant dopposer authenticité et mimétisme social, et en prenant ainsi le contrepied du « mensonge romantique » dénoncé par Girard. Mais Nicolas Voeltzel pointe aussi – et cest probablement sa plus importante contribution – les ambiguïtés et les limites de ces tentatives 11pour articuler le même et lautre au sein de la « culture de soi ». Il montre que le dialogisme privilégié par Taylor reste encore en partie formel et ne permet pas tout à fait de rendre justice au rôle dautrui dans laccès de lindividu à une existence en propre. En juxtaposant deux définitions de lauthenticité, lune qui met laccent sur lexpression du moi dans ce quil a dunique, lautre qui fait de ce moi lui-même quelque chose qui se construit dans un dialogue avec ceux que Mead appelait les « autres qui comptent », Taylor laisse indéterminée la question de larticulation entre ces deux définitions. Quant à Larmore, sa distinction entre deux authenticités, une authenticité irréfléchie (quil identifie au naturel de Stendhal et des moralistes classiques) et une authenticité réflexive, consistant à sengager sur la base dune réflexion pratique, semble laisser de côté la question de lexpression de soi et de loriginalité personnelle, au point de conduire à la conclusion quun « engagement » en faveur dune conduite parfaitement conformiste nest pas moins authentique quun autre à partir du moment où il découle de notre réflexion pratique. Larmore semble ainsi dissoudre ce qui constituait le point de départ des théories de lauthenticité, et donc vider ce concept dune partie de son sens. Cest la raison pour laquelle ces deux tentatives pour circonscrire les contours de lauthenticité doivent se féconder mutuellement pour donner naissance à une troisième, celle que Nicolas Voeltzel appelle de ses vœux, qui, prolongeant lintérêt de Taylor pour la tradition expressiviste, met en œuvre une « critique de lexpression » qui constitue le complément de la « critique de la réflexion » de Larmore.

Ce nest pas le moindre des mérites de cet ouvrage que de restituer constamment aux débats contemporains leur profondeur historique, et de fournir de belles et fines analyses de certaines des figures tutélaires de notre aspiration contemporaine à « être nous-mêmes » : Goethe, Nietzsche, Emerson ou encore William James. Lauteur offre aussi à de nombreuses reprises et comme en passant des aperçus perspicaces sur des notions aussi centrales que le conformisme ou ce quil appelle « les expériences dauthenticité ». Gageons que la voix originale qui résonne dans ces pages simposera comme lune des principales de la philosophie française à venir.

Claude Romano

Paris, 18 juin 2020

1 Oscar Wilde, The Soul of Man under Socialism, in Complete Works of Oscar Wilde, Glasgow, Harper-Collins, 1994, p. 1179. Une traduction française de ce texte a été publiée sous le titre LÂme humaine, trad. de N. Vallée, Paris, Arléa, 2006.

2 Michel de Montaigne, Les Essais, éd. Villey-Saulnier, Paris, PUF, 2004, I, XXXVII, 229 c.