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Classiques Garnier

Prélude

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Prélude

Il faut parfois avoir le courage de tordre la langue pour rendre compte de réalités ou de gestes qui débordent les cadres de pensée habituels. Cest ce que fait Justine Feyereisen lorsquelle invite à relire lœuvre de Le Clézio sous langle dune « sensopoétique » : une poétique qui propose des mondes autres et dautres façons dêtre au monde via la polyphonie des sens. Tout le long de cette étude, elle jouera donc sur la corde sensible. Mais par « sensible », il ne faut pas entendre ici une sensibilité – que lOccident moderne relègue dans la pénombre suspecte de lintime et du subjectif – mais le mouvement commun du senti et du sentant, un mouvement d« extase matérielle » où chair du monde et chair des corps senchevêtrent au point de rendre caduques les distinctions instituées par le logocentrisme (matière/esprit, nature/culture, etc.) ; cette rationalité abstraite et instrumentale qui sarroge le monopole de la vérité et de lintelligence.

Dans Haï (1971), un essai que lautrice cite, Le Clézio tire cet enseignement de son expérience chez les Embaras du Panama : « Le monde nest pas muet, nest pas aveugle. Il a des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, des mains pour palper. Il a des voix pour parler, des voix qui chantent les noms et les verbes. Cest cela [] quil faudrait que nous sachions un jour, parce que cest sans doute la seule vérité imaginable : le monde est, tout entier, sans exception, intelligent. » (p. 114). Ainsi, dans les cosmovisions amérindiennes, lintelligence ne se réduit pas à une faculté humaine, elle se déploie dans la sensorialité du monde lui-même et en manifeste la divinité. Cest ce « fil rouge de la sensorialité » que Justine Feyereisen sattache à suivre pour mettre au jour des motifs et procédés qui traversent lensemble de lœuvre de Le Clézio. Une « œuvre construite comme une toile attentive à la vibration » nous prévient-elle. Elle fait ainsi un usage judicieux de la figure de laraignée pour mettre en lumière la dimension vibratoire de la sensorialité. En effet, la toile comme le poème peuvent mettre en 14relation les éléments les plus éloignés qui soient, et cela juste par des effets de résonance. Ces vibrations sensorielles sont donc une des formes possibles que peut emprunter une sensopoétique. Jakob von Uexküll, le fondateur de léthologie au début du xxe siècle, recourait déjà à la figure de la toile daraignée pour penser le vivant (quil sagisse dune tique ou dun humain) comme un rayonnement, comme le déploiement de rayons perceptifs : « Tout sujet tisse des relations comme autant de fils daraignée avec certaines caractéristiques des choses, et les entrelace pour faire un réseau qui porte son existence1. ». Doù le paradoxe que souligne lautrice de lusage des sens dans lécriture de Le Clézio : des outils « dé-scriptifs » qui permettent de faire trembler, de déconstruire le tracé dobjets et dun monde nous faisant face (comme un décor, un fond décran) pour mieux nous « réinscrire » dans un milieu ; un Umwelt dirait Jakob von Uexküll. La description apparaît ainsi comme le déchiffrement de notre appartenance au monde et de lentrelacs des existences qui en assurent la trame.

La sensopoétique à laquelle appelle Justine Feyereisen procède aussi dun rendre sensible qui comporte une dimension politique en ce quelle vise à court-circuiter lanesthésie générale que suscite, entre autres, le déluge dinformations auquel nous sommes soumis. Il faut rappeler que la nécessité vitale de lécriture chez Le Clézio senracine dans lexpérience traumatisante, enfant, de la déflagration des bombes, de la dévastation de la guerre. Doù « son incapacité à considérer la guerre – toute guerre – autrement que du point de vue des enfants qui la subissent ».

Je ne pense à rien. Je suis tout entier dans mon cri. Cest un cri si strident que jai limpression, en essayant de men souvenir, quil ne sort pas de ma gorge. Il sort du monde entier. Il confond avec le bruit de la détonation qui enfonce mes tympans. Il fait un avec mon corps. Cest un corps qui crie, pas ma gorge. Je nai pas choisi ce cri. Je nai pas choisi cet instant. Cest cela la guerre pour un enfant. Il na rien choisi. (LExtase matérielle, p. 66)

Justine Feyereisen pointe avec justesse le fait que Le Clézio se positionne moins comme un auteur que comme un témoin. En effet, il dissémine cette figure « aux quatre vents de la fiction » afin de faire entendre les voix les plus inaudibles. Il en ressort une polyphonie qui fait droit non 15seulement à laltérité mais aussi à la vision des opprimés. Les trajectoires des vies minorisées ne peuvent prendre que la forme dune fugue, de variations en mode mineur – goût de Le Clézio pour lart de la fugue de Bach. Un des aspects les plus remarquables du travail de lautrice réside sans doute dans sa « rythmanalyse » : lanalyse de la façon dont sarticule dans lœuvre de Le Clézio (en particulier dans Le Procès-verbal, Révolutions, Ritournelle de la faim), par un travail sur le rythme, léthique, le poétique et le politique.

Dénètem Touam Bona

1 Uexküll, Jakob von, Milieu animal et milieu humain [1934], Paris, Rivages, 2010, p. 48. Auteur qui a eu une grande influence sur la phénoménologie, une des sources dinspiration de Le Clézio.