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Classiques Garnier

Présentation

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : René Char en son siècle
  • Auteurs : Alexandre (Didier), Collot (Michel), Mathieu (Jean-Claude), Murat (Michel), Née (Patrick)
  • Pages : 7 à 19
  • Collection : Rencontres, n° 2
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812440595
  • ISBN : 978-2-8124-4059-5
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4059-5.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 15/12/2009
  • Langue : Français
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PRÉSENTATION

En 2007 était célébré le centenaire de la naissance de René Char, com- mémorée par une grande exposition organisée par Antoine Coron à la Bi- bliothèque Nationale de France, ainsi que par d'autres manifestations. À cette occasion et en ces lieux, un colloque s'est tenu à l'initiative de Di- dier Alexandre, Michel Collot, Jean-Claude Mathieu, Michel Murat et Patrick Née. Il a été rendu possible grâce à l'accueil de la BnF et aux sou- tiens de l'UMR « Modernités » (Université Paris III, M. Collot) et de l'équipe « Littératures du XXe siècle  » (Université Paris IV, M. Murat). Ce livre recueille les actes de ce colloque qui, mettant à profit la juste dis- tance d'un centenaire, essayait de préciser comment René Char, poète, homme d'action, s'est inscrit dans son siècle et lui a imprimé sa marque. La poésie de René Char est d'une rare densité. La matière du monde, et tout particulièrement les paysages du pays natal, donnent à sa parole cette qualité substantielle, élémentaire, que la critique thématique a étudiée. Mais l'oeuvre est aussi traversée d'un dialogue constant et complexe noué, au fil de la vie littéraire de Char, entre la littérature, la philosophie, la peinture, la musique, le cinéma, la pensée politique, ce que des travaux critiques ont aussi exploré. Le colloque ne se borne pourtant pas à un bi- lan des savoirs construits sur l'oeuvre de Char. Étudier « René Char en son siècle  », c'est retenir le principe d'une double relation à l'histoire  : à travers les rencontres, les écrits, Char fait son histoire autant que l'his- toire le fait. Comment écrit-il son histoire littéraire et philosophique, comment définit-il sa propre présence à l'histoire, comment dessine-t-il son propre portrait  ? La critique très synthétique de Char et son écriture poétique sont donc questionnées à la fois comme des créations originales et comme des formes situées dans la durée. La poésie « enseigne le pays en se décalant » écrivait René Char. Le colloque s'inscrit dans ce déca- lage, consubstantiel à sa pensée du temps, de l'espace, de la littérature, de l'art et de la politique.
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Contextes
« Pourquoi me soucierais je de l'histoire, vieille dame jadis blanche, maintenant flambante, énorme sous la lentille de notre siècle biseauté  ? [...] Je m'intéresse à ce qui s'accomplit sur cette terre, dans la paresse de ses nuits, sous son soleil que nous avons délaissé. » (O. C., 631) Au len- demain de la Seconde Guerre mondiale, René Char appartient à l'His- toire  :pour répondre à son souci et son inquiétude, il recherche donc la base, ce qui le fonde, et le sommet, ce vers quoi il tend par son action et son écriture. La position qu'il défmit dans les textes de Pauvreté et privi- lège puis dans les Alliés substantiels circonscrit cette base d'«  ascen- dants » et d'«  astreignants  ». Char s'écrit son histoire de la littérature et de la philosophie. Il révoque, dit-il, l'instituteur, et lui préfère les leçons de l'armurier  ; il fait l'école buissonnière plutôt qu'il ne suit les ensei- gnements de la Troisième République des lettres. L'histoire littéraire qui se fonde sur la succession chronologique des écoles et des mouvements, sur l'édition érudite des textes, sur la connaissance des auteurs, voire sur une sociologie de la littérature et des écrivains, il la congédie. Mais, à lui seul, ce geste fait sens. Le refus d'une histoire littéraire se retourne cons- tamment en élaboration personnelle d'une bibliothèque, fut-elle en feu, et d'une histoire littéraire fondée sur une pensée du temps que l'auteur vou- drait personnelle. René Char s'oppose donc, Didier Alexandre le montre, aux institutions qui tiennent un discours savant sur la littérature. Mais il n'en construit pas moins un panthéon littéraire, sur le mode de l'affinité empathique élective, qui n'a d'autre fmalité que l'auto-légitimation, selon un scénario mémoriel fondateur qui répond à la catastrophe historique et culturelle qui rythme l'histoire humaine. À l'histoire (et à l'histoire litté- raire), répond l'histoire (littéraire) propre. Ce panthéon singulier, il re- vient à la Page d'ascendants pour l'an 1964 de l'édifier. Jean-Claude Mathieu dessine cet arbre généalogique, dont le tronc supporte autant de bouturages surprenants que de fruits singuliers. Dans un mot à mot qui entretisse l'attention au détail et le regard surplombant, il dresse le por- trait d'un Char ému, fasciné, redevable à ses ascendants de leur part de mystère et d'élans exaltants. La bibliothèque, constituée au gré des lectu- res et des rencontres, se construit en une suite de vignettes, où la singula- rité d'une oeuvre se coule dans la singularité de la sensibilité de Char
l'amour furieux et la poésie, le désastre et la poésie, l'effroi et la soli- tude... La Page d'ascendants, qui maintient la différence propre à chaque poète, construit un autoportrait qui oblige Char au passé littéraire. Dans son examen des relations de René Char au romantisme, Bertrand Marchal observe la même filiation complexe à l'héritage romantique. « L'anti-ro- mantisme de Char » se manifeste, comme l'a montré Jean-Claude Ma-
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thieu, dans un détournement à la manière de Lautréamont d'écrits de Hu- go dans Moulin premier ; il consiste à s'opposer à un versant mage et prophète du romantisme, dont l'éloquence est vue comme « épais gua- no » excrémentiel. Hugo n'en est mas moins recyclé à partir de la frag- mentation opérée par « l'obus  »Baudelaire sur « l'obèse auguste  ». Char accepte, de fait, l'histoire littéraire qu'il construit par des choix per- sonnels. Ce « Char historien de la littérature  »apparaît dans «  La conver- sation souveraine  »  : il valide les catégories de l'histoire littéraire, tout en les subordonnant à des personnalités irréductibles (en poésie française, pas Lamartine ni donc Hugo, mais Vigny, Baudelaire et Nerval, et le bien armé Mallarmé), rejoignant le choix de Baudelaire pour le « coucher de soleil romantique  » (et non son lever) comme crépuscule du christianisme — Rimbaud lui apparaissant comme l'initiateur d'une civilisation non en- core apparue. Il existe donc un « romantisme de Char  » qui se fonde sur l'extension contemporaine de la notion de « romantisme  »  : du côté d'Albert Béguin et du « rêve  »selon le romantisme allemand, avec le sur- réalisme en héritier, qui donne le primat à l'onirique au nom duquel Char prendra précisément ses distances avec le surréalisme (Dehors la nuit [doit ëtreJ gouvernée) ; du côté de Georges Gusdorf, de sa théologie né- gative et de sa Naturphilosophie, dans lesquelles Char peut se situer ; du côté de Paul Bénichou et de son pouvoir spirituel du poète, qu'il faut mettre en relation avec le Christ romantique de Franck Baumann (réécri- ture contre-évangélique) ;mais pas du côté de Tzvetan Todorov et de sa déimition du romantisme comme affirmation de l'autotélicité de l'oeuvre (jusqu'au structuralisme inclus), quand celle-ci doit rester orientée vers la vérité et la morale. Une relecture stimulante, par exemple des Feuillets d'Hypnos, débusque les signifiants christiques (le berger, le pain et le vin, le charpentier, etc.) retournés par le poète en vue d'une transsubstantia- tion strictement humaine. C'est cette contre-théologie qui, selon Bertrand Marchal, rejoint en profondeur la logique propre au romantisme Dans son rapport à l'histoire littéraire, Char est donc tendu entre son désir d'absolue singularité et sa réappropriation de principes esthétiques pro- pres àdes auteurs ou des mouvements littéraires antérieurs. Olivier Belin part du principe que, sous la volonté d'indépendance historiquement at- testée par rapport à Breton, Char reste fidèle à trois principes surréalistes qu'il remodèle à son usage. Il oppose donc au volontarisme prospectif bretonien et l'utopie d'un surréel placé à l'horizon de l'existence, l'expé- rience, effectivement vécue pour Char, moins d'un surréel que d'un grand réel, ou réalité noble, à retrouver dans une remontée amont. C'est pourquoi, si le hasard objectif est une notion partagée de Breton et de Char, chez qui, Olivier Belin le souligne, elle intervient de manière déca- lée, après son éloignement officiel du surréalisme, c'est-à-dire après
10 1945, l'originalité de son traitement par Char qui inclut en lui son con- traire, le tragique réalisé dans l'histoire, diffère de l'optimisme de Breton. C'est, en défmitive, à une réorientation de l'idéologie des avant-gardes et de la culture de « groupe  » des surréalistes que procède le culte de Char pour la « fraternité  » scellée entre individus d'exception, selon deux modes  :celui d'une communauté des artistes qui se reconnaissent mutuel- lement, celui de la résistance à la pression de l'Histoire grâce à la solida- rité vécue au sein du maquis, comparable au Bund surréaliste auquel elle est bien supérieure. « Poète solitaire autant que solidaire  », souligne Oli- vier Belin, qui conclut sur le fait que le rapport de Char à Breton doit se comprendre d'abord comme l'activité continuée d'un débat interne au premier.
Penser en poésie
René Char appartient à cette famille de poètes qui ont le goût des philo- sophes —lesquels le leur rendent bien, en entretenant fraternellement le dia- logue avec leur oeuvre. Vient d'emblée à l'esprit le lien qui s'est tissé entre l'habitant de L'Isle-sur-Sorgue et celui de Todtnauberg, Martin Heidegger, que précise ici Françoise Dastur. Mais la vocation pensante de Char re- monte àbien en deçà de leur rencontre, en 1955, « sous le marronnier  » du jardin de Jean Beaufret, leur intermédiaire privilégié  :elle commence dès les années trente avec l'appropriation des aphorismes d'Héraclite, loin de l'orientation hégéliano-marxiste où les envisageait alors la culture surréa- liste ;mais plus encore, comme le souligne Patrick Née, elle commence avec la lecture précoce des grands textes nietzschéens, qui détermine en profondeur tous les choix ultérieurs du poète du point de vue de sa pensée poétique. Et cette même vocation appelle aussi bien la relation fraternelle entretenue avec Camus —celui du Mythe de Sisyphe et de L'Homme révolté mise en évidence par Michel Jarrety, que le rapport privilégié noué avec Maurice Blanchot, médité par Christine Dupouy.
Dans la relation qui unit Char et Camus, Michel Jarrety souligne une certaine dissymétrie  : le philosophe a souvent exprimé son admiration pour son ami, qu'il érige en ligure idéale du Poète, alors que celui-ci, tout en manifestant une fidélité constante envers l'auteur de L'Homme révolté, s'est rarement prononcé sur le contenu même de son oeuvre. Camus lui- même ne dissocie jamais, en Char, l'homme et le poète, engagés dans une révolte solitaire mais solidaire, susceptible de fonder une nouvelle commu- nauté. C'est dans un souci commun d'« échapper aux orthodoxies  », en des temps de glaciation idéologique, que les deux oeuvres se rejoignent. Le dia- logue engagé entre Char et Heidegger repose d'abord, selon Françoise Das-
11 tur, sur leur commun enracinement dans un terroir qui leur fait concevoir poésie et pensée avant tout comme des manières d'habiter le monde, et comme deux formes de résistance au règne de la technique qui menace le lien vital entre l'homme et la terre, unies dans une même quête de l'origine. C'est cette convergence profonde qui explique que Char ne se soit jamais associé aux critiques adressées à Heidegger pour ses compromissions avec le régime nazi. Les itinéraires de Char et de Blanchot, apparemment très dissemblables, se sont croisés sur bien des points, que relève Christine Du- pouy. Blanchot tend à faire du poète le héraut d'une parole neutre, qui « ne tient pas compte de celui qui la prononce  », le rapprochant ainsi d'une mo- dernité négative, dont Char s'éloigne pas son souci de l'éthique et du mys- tère poétique. Malgré cet écart, la profondeur de la réflexion de Blanchot lui vaudra, de la part de Char, une reconnaissance durable, qui contraste avec sa sévérité habituelle à l'égard de ses critiques.
Du point de vue du rapport à Nietzsche, Patrick Née part de l'observa- tion suivante  : de tous ses grands « ascendants  », Char n'a jamais men- tionné le point de départ de son allégeance à l'auteur de L'Origine de la tragédie. Il y voit non pas une anxiety of influence (puisque la relation privilégiée l'unissant au philosophe sera constamment attestée au cours de l'oeuvre), mais une archi-lecture se donnant comme depuis toujours déjà là ;avec cet inconvénient d'avoir été si bien fondue dans l'oeuvre qu'elle sera particulièrement négligée par la critique. L'argumentation se fonde sur un certain nombre de relevés des notes de lecture portées par Char sur plusieurs de ses exemplaires personnels de Nietzsche, notes s'étalant sur une longue durée (de 1938 à 1980 selon les dates de publi- cation des ouvrages). A leur égard, Patrick Née concentre ses remarques sur deux points  :d'une part l'attention portée au phénomène de l'Éternel retour comme tâche du « Surhomme  » (qui consiste à « vivre de telle sorte que nous voudrions [...] éternellement vivre de même  »), en oppo- sition àtout ressentiment, qui est d'abord ressentiment contre le temps en son passer mëme ; d'autre part la supériorité accordée à l'art sur la science, déterminant une civilisation en dehors de toute idéologie techno- scientiste du Progrès. Soulignant par là le rôle cardinal joué par Nietzsche dans la pensée du poète, Patrick Née fait observer à quel point les princi- pales influences avérées dans l'oeuvre ont toutes à voir, d'une façon ou d'une autre, avec l'auteur de L'Origine de la tragédie (le texte du premier contact), du Zarathoustra ou du Gai savoir, qui pourrait leur servir de dénominateur commun. Ainsi l'Héraclite de Char est-il fort peu hégélien, mais en revanche très nietzschéen ;ainsi la vision de Sade, Rimbaud ou Lautréamont se trouve-t-elle à chaque fois imprégnée d'un nietzschéisme sous jacent. Il n'est pas jusqu'aux rencontres décisives —celles de Lely,
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de Camus, puis de Heidegger —dont la complicité ne s'inscrive sous le signe de Zarathoustra.

Formes poétiques
L'oeuvre de Char intervient dans l'histoire la plus spécifique, et la plus constitutive, de la poésie, qui est celle des formes. Mais elle est aussi prise dans cette histoire, quelle que soit la puissance d'arrachement à laquelle elle puisse prétendre. C'est ce que montre, en se situant sur un plan très gé- néral, l'étude de Michel Murat. Toutes les formes de la poésie moderne, postérieure à Rimbaud, sont employées par Char. Cependant le vers, qu'il soit régulier ou libre, se présente au moment où Char entre en poésie sous une configuration stabilisée dans laquelle ses textes s'inscrivent. C'est pourquoi son usage du vers libre et du vers régulier n'est pas en lui-même innovant, mais se rapproche de celui de ses aînés, Éluard ou Supervielle — les variations créant des oppositions significatives sur un plan interne. L'action propre de Char concerne le poème en prose, que les solutions adoptées pour la composition de Fureur et mystère soustraient à son ambi- guïté constitutive et versent délmitivement au compte de la poésie, les sui- tes de fragments constituant une poétique plus explicite, moins allusive, qui les surplombe. L'extension du domaine de la poésie est portée à son com- ble par l'incorporation au recueil des proses de Feuillets d'Hypnos. Cette intégration suppose que le poème ait renoué avec ses propres potentialités narratives, passant outre à l'exclusion formulée par Mallarmé. C'est ce que montre Dominique Combe. Certes la poésie de Char s'inscrit contre la tra- dition française du poème narratif, épico-philosophique ;elle « prend garde à l'anecdote » et se refuse à la description comme à la maxime didactique. Mais elle suscite sur un plan plus intime des ligures mythiques autour des- quelles la rêverie se cristallise en histoires libérées de la vraisemblance et qui se présentent avec l'évidence du rêve, comme celle de Lola Abba. Nombre de poèmes en prose sont à l'écoute de la « fontaine narrative  », et se présentent comme des « récits écourtés  », livrés quand même au plaisir de raconter ou d'évoquer le « jadis  »  ; d'autres demeurent « crispés  » sur leur virtualité, ou se disposent au-dessus du poème comme l'argument my- thologique d'Orlon qui gouverne Aromates chasseurs. Le cas d'Aromates chasseurs, dont nous connaissons trois versions successives, montre que la question de la narrativité se pose aussi au niveau du recueil. Tout en souli- gnant qu'il nous manque une étude d'ensemble de la composition des re- cueils et de leur histoire, Danièle Leclair jette une vive lumière sur cette question. Elle montre que Char procède de manière intuitive, empirique, comme pour bâtir un muret sans mortier, et aussi très différemment selon
13 les recueils. Pour ce faire il constitue des ensembles en intégrant des textes demeurés en attente, et en désindividualisant des textes autonomes, sup- primant le titre de poèmes en prose qu'il intègre dans Feuillets d'Hypnos  ; les suites aphoristiques ont donné lieu à de nombreux remaniements. Char se sert aussi des recueils pour faire ressortir des versants de son oeuvre, et en asseoir la structuration d'ensemble, disposant par exemple face au cli- mat tempéré des Matinaux la face sombre et tendue de À une sérénité cris- pée. L'architecture du recueil en oriente le sens, parfois en occultant son origine, comme dans Retour amont où la suppression de la dédicace efface la présence des morts aimés. Ainsi se dessine une oeuvre en chantier, in- quiète et mobile, nullement figée dans une posture d'autorité. Une conclu- sion analogue se dégage de l'étude de Philippe Met sur Feuillets d'Hypnos. Il interroge le statut de ce « carnet  », en le comparant à de possibles équiva- lents chez Reverdy, chez Ponge, plus tard chez Pierre-Albert Jourdan ou Gil Jouanard, également confrontés à l'éphémère, à l'absence et à la péren- nisation. D'où procède la singularité de ce texte  ?Les circonstances ne suf- fisent pas à déterminer la forme, comme le montrent les exemples com- plémentaires de Moulin premier et de Partage formel. Char la déimit de manière négative, par rapport à« l'amour de soi », puisqu'elle tient l'intime à distance, mais aussi à la « nouvelle »  :les Feuillets sont dépour- vus de mouvement rétrospectif. Le seul motif qui les saisisse est celui du « feu d'herbes sèches  ». Ce texte désapproprié, posthume ou « fantôme  », est voué à une anticipation du deuil, celui des lendemains avortés de la Ré- sistance et du trésor des « années essentielles  ». Par là il nous enseigne que dans la poésie, les formes sont bien plus que les formes.
Arts
L'oeuvre de Char naît aussi du dialogue avec les formes et les arts, peinture, musique, cinéma. Le paysage apparaît, dans l'oeuvre de Char, comme le lieu d'une rencontre avec l'autre et avec le monde, qui est la condition d'une naissance à soi et à la parole. C'est cette double rencontre qu'exprime le texte «  Se rencontrer paysage avec Joseph Sima  », dans le- quel Michel Collot décèle l'émergence d'une « pensée-paysage  », qui ré- unit ce que la pensée conceptuelle sépare ; le sujet et l'objet, le moi et l'autre, le monde et le langage.
Le titre choisi par Martine Créac'h renvoie à celui de Georges Du- thuit, polémiquant contre le « musée imaginaire  » de Malraux. Après avoir rappelé que les choix de Char ne sont pas dépendants d'un système esthétique, elle souligne quelques éléments de cohérence de ce monde pictural  : la part du merveilleux, la force de subversion, la résistance au
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narcissisme de tableaux-miroirs complaisants. Ce qui a fait émerger tel ou tel peintre, c'est le plus souvent le rôle qu'il a pu jouer, pour le poète, à tel ou tel moment historique, sa capacité de résistance à la contre-terreur, l'apport de fraîcheur d'un « matinal  ». Le choix central de Braque — plu- tôt que de Picasso —c'est celui d'un laconisme terrestre, d'un silence ou d'une nuit d'où sortent les couleurs du peintre et les mots du poète. Mais ceux-ci ne peuvent pas parler directement de celles-là, sans le détour d'une fiction, de l'évocation d'une rencontre, au Palais des Papes ou « sous la verrière  ».
En partant d'une analyse sur la bande passante acoustique de René Char, Patrick Quillier propose de prendre en compte dans les commen- taires des poèmes une évolution de la perception auditive du poète  :une certaine surdité s'instaure peu à peu, qui est sensible dans les thèmes au- ditifs traités par les poèmes ainsi que par les jeux de langue (sonorités, rythmes, tropes...). Il s'ensuit que l'écriture poétique selon René Char est souvent proche de la pratique de la composition musicale, ce qu'une ana- lyse des références à la musique vient étayer  :Patrick Quillier remarque à quel point les notations concernant par exemple la guitare, la flûte, le vio- lon ou la percussion relèvent d'une démarche compositionnelle, dans la- quelle Char raisonne en musicien plutôt que comme écrivain. Adepte de la polyrythmie, voici un poète qui n'a de cesse de remotiver les percep- tions auditives, fussent-elles acousmatiques. Même si l'oreille est parfois, notamment dans les dernières années, perturbée et prise de vertige, elle est toutefois si fortement liée à la dynamique générale de l'inespéré qu'elle demeure jusqu'à la fin « oreille obstinée de la joie  ».
Un « désir de musique  » anime, selon Haydée Charbagi, René Char, soucieux de faire sortir la poésie de la prison du livre et de lui rendre la fluidité et la simplicité d'un chant. Mais c'est la modernité du langage poétique de Char qui a attiré un musicien comme Pierre Boulez, qui a pris ses textes pour points de départ de compositions particulièrement com- plexes. Dans cette tentative pour « tresser ensemble  »musique et poésie, leurs voi(es)x divergent donc autant qu'elles ne convergent.
Les rapports entre René Char et le cinéma entre 1944 et 1948, peu et mal connus, sont reconstruits avec une rare précision dans les dates et les faits par Antoine Coron, qui s'appuie sur des documents en grande partie inédits. Ce qui a entravé cette entreprise a été la difficulté de transformer un récit poétique en produit filmé, impliquant la collaboration de techni- ciens. Dans l'élan de la Libération et le souci de rendre justice, en images, au maquis, Char avait d'abord souhaité « faire réfléchir, émou- voir... faire longuement rêver ceux qui ne rêvent pas  ». Après un très bref documentaire d'actualité tourné à Céreste en septembre 1944, un projet de l'été 1945, Le Cancer au pays natal en reste au stade de scénarios, ré-
15 surnés ici, et sur l'abandon desquels Antoine Coron formule des hypo- thèses vraisemblables. En 1946, dans la proximité d'Yvonne Zervos, il écrit un scénario pour Le Soleil des eaux pour lequel titres, producteurs et réalisateurs possibles se succèdent. En juin juillet 1947 un début de tour- nage tourne court, provoque des pertes imancières et malgré des tenta- tives de reprise, s'arrête là. Enim Sur les hauteurs peut être réalisé en 1948, arrive à terme, mais ne reçoit qu'un accueil mitigé. Une certaine incapacité dans le choix des producteurs, un certain mépris à l'égard de la tâche des réalisateurs, qu'il juge accessoire, ont empêché Char de créer le poème filmé dont il avait rêvé. Du moins ces avatars ont été à la source des pièces de son « théâtre sous les arbres  ».
Histoire et politique
Char « intervient » dans l'histoire (O.C., Rougeur des Matinaux, XXV, p. 334). Quelle place occupe la résistance — la période de la Résis- tance et la notion de résistance —dans l'ensemble de l'oeuvre de René Char  ? Faut-il n'y voir qu'une expérience historique, ou faut-il la lire comme une posture dominante, non celle qui dissocie agir historique et écriture poétique, engagement actif et distance réflexive, mais celle qui est le fondement commun de l'action et de la poésie  ?Autrement dit, la résistance est-elle limitée à une période historique précise, celle du ma- quis, ou est-elle une modalité d'être dans le temps qui détermine l'agir, l'écrire, les relations d'exclusion ou de dialectique qui unissent ces deux termes  ?Trois études apportent des réponses divergentes à ces questions. Pierre Brunel confronte écriture mythologique et chronique, Jean-Michel Maulpoix fait de l'expérience du maquis le moment fondateur de la poé- tique et de l'éthique de Char. Deux lectures qu'Éric Marty discute pour le moins lorsqu'il afiume que l'engagement extatique de Char ne saurait 'Usage de la lecture, Paris, Mercuree et se prolonger au-delà des années la Seconde Guerre mondiale. Selon Pierre Brunel, les Feuillets d'Hypnos ne sont pas uniquement les annales d'un combattant du maquis. Confron- tés au mythe, les carnets échappent à l'histoire et son genre, la chronique. L'écriture mythologique transforme en destin humain l'anecdote guer- rière. Hanté par la figure de Rimbaud, le poète hypnotise la terreur hiver- nalepour s'armer du feu prométhéen. Inventeur de mythe, Char interprète la fureur de l'histoire et lui donne donc sens pour la collectivité de la cité. Ce dialogue du mythe et de l'histoire, réponse apportée à la terreur, Pierre Brunel en suit les traces dans les oeuvres postérieures aux Feuillets d'Hypnos. L'art du peintre comme celui du poète devient bien art de ré- sister au temps et à l'horreur. Tel est le sens qu'il faut donner à l'étude de
16 Jean-Michel Maulpoix, qui mesure le sens de la résistance de Char dans l'action et dans l'écriture —une résistance contre les déterminations histo- riques de l'homme et de la nature. Menées non pas un souci de vengeance mais par un désir de l'humain, action et écriture sont tendues vers un ho- rizon physique et métaphysique à la fois, déimi en termes d'énergie, et vers une éthique recélée par le paysage et les habitants du Luberon. La résistance face au néant s'accomplit donc, lucidement, dans une tension irrésolue entre le possible et l'impossible. La réflexion d'Éric Marty nu- ance ce propos. Ce sont encore les Feuillets d'Hypnos qui sont lus, sous l'angle de l'extase. L'époque exceptionnelle, innommable, n'attend pas d'autre réponse que la brutalité. L'engagement ek-statique d'Heidegger est en fait vidé de toute valeur d'anticipation  : inscrit dans une logique manichéenne, qui ne s'illusionne pas sur le Bien, il est dicté par l'an- goisse ressentie face à la totalité du Mal, hypnotique, à laquelle répond le soulèvement disloquant de la poésie qui est action, pragmatique. C'est pourquoi le fragment domine cette période d'exception  : il faut mettre im après la Seconde Guerre mondiale à cet agir poétique, réponse apportée au pathos de l'angoisse. Laure Michel, enfin, s'interroge sur la possibilité que recherche René Char de « sortir de l'histoire  »  : la poésie répond aux idéologies. Il ne s'agit pas d'exister hors du temps historique, mais de dé- finir, contre une pensée et un usage marxistes de l'histoire, quel rapport à l'avenir et quelle transmission dans la durée l'action collective peut éta- blir. Char projette de créer un espace public  :prenant appui sur la terreur et la destruction, le poète ouvre des chemins multiples vers l'avenir. À la catastrophe récurrente, il oppose le commencement, tout en sachant luci- dement que la cruauté ne s'absente jamais.
Dialogues et filiations
Distincte enim de l'étude des ascendants et grands répondants de Char, la section imale du colloque se devait d'envisager un dernier ni- veau d'inscription du poète parmi les voix de son siècle  : qu'il s'agisse d'un dialogue problématique comme l'articule Jean-François Louette dans les rapports entretenus avec Bataille ; de l'étude de la réception con- trastée de l'immédiate après-guerre menée par Nathalie Froloff, matrice de la mise en gloire du poète comme de sa contestation future, voire de son isolement ; de la contestation même d'une souveraineté refusée par les «  anti-Char  », que rappelle Stéphane Baquey ; ou a contrario, sur le versant positif des filiations, de la position respective de deux voix d'une plus récente génération  : celle de Dominique Fourcade envisagée par Laurent Fourcaut, et celle de Jacques Dupin par Valéry Hugotte.
17 Ainsi, en récusant toute lecture thématique et en s'imposant une com- préhension notionnelle, Jean-François Louette explore la rencontre que Char fit de Bataille, en 1943-1945, et ses suites dans l'oeuvre, décryptant les traces des différences qui séparent les deux auteurs, et qu'il retrouve dans la critique que Bataille fait de René Char. Plaçant au centre de sa ré- flexion L'Expérience intérieure, avec une cohérence notionnelle forte dont il déplore l'absence dans les études précédemment écrites sur le même sujet, il distingue deux versants de l'impossible  :l'impossible exis- tentiel de Bataille, qui excède le concept ou la ligure de Dieu, qui s'est nourri de Chestov et de Dostoïevski, et en quoi l'on peut voir un principe athéologique ; et l'impossible de Char, à interpréter sur le plan de l'action résistante — au risque de priver le poète de son imagination créatrice. La souveraineté de Bataille, théologique, exige sa subversion, c'est-à-dire la perte, pour le retour à un désir imminent, et souterrain. Char noue la no- tion àl'éclair du désir, et fait de l'état de souveraineté un absolu inacces- sible qui échappe au poète, le condamne à la perte. C'est donc thémati- quement, plus que notionnellement, que les deux auteurs divergent  : la déchéance s'oppose au redressement, et la mort commune, aux poèmes bouts d'existence arrachés à la gueule répugnante de la mort. Char in- carnait, pour Bataille, la poésie ; mais de quelle poésie s'agissait-il  ? D'une poésie — Jean-François Louette le montre par sa lecture de la cri- tique que Bataille consacre àChar — anti-esthétique, de pacotille, qui pro- cède de la haine de la poésie, rebelle à tout engagement  :engagement au- quel Char pour sa part cède volontiers. Char et Bataille ne se rencontrent donc que pour mieux se distinguer et se séparer. Les rares propos publics écrits par Char, énigmatiques, en sont l'ultime preuve.
C'est à une approche nécessairement très différente —fondée sur un large relevé documentaire —que procède Nathalie Froloff pour caractéri- ser les relations de Char avec le milieu littéraire et journalistique d'après- guerre, dans son étude de réception de Char de 1945 à 1949. Cette pé- riode resserrée de quatre ans assure la stature de l'auteur et produit déjà tous les matériaux pour que soit ultérieurement coulée sa statue. Dans « Portrait de Char en éclaireur  », elle part de deux motifs fondamentaux assurant sa reconnaissance dans le contexte de la Libération  : celle du « poète résistant  », et celle de son providentiel hermétisme (qui donne ce- pendant lieu à débat, avec plaidoirie pour la clarté de l'obscur —jusque sur le plan philosophique, par remontée à l'ascendance présocratique). Confrontant ensuite le poète à cet archi-lecteur que fut pour lui Georges Mounin, elle observe dans la production journalistique littéraire l'éton- nant effet de détour opéré par son ouvrage, Avez-vous lu Char  ? — pre- mierbilan critique ayant aussitôt servi de filtre (du genre  :Lisez Mounin). À cette occasion, elle montre l'élargissement proposé d'un tel modèle
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(celui d'une critique de sympathie) à tout lecteur « enthousiaste  » dési- reux de rencontrer un poète « inspiré  ». Un troisième moment («  La gloire  ») tire enim les conséquences de ces prémisses  : d'abord par la consécration d'un Char détaché de son temps, et propulsé sur la ligne de crête des grands noms de la poésie universelle ;puis par mieux que sa panthéonisation — ce que Nathalie Froloff appelle son « mythe  » —, avec en particulier l'intervention de Blanchot célébrant en Char le « poète de la poésie »  :par quoi, selon elle, la réception qu'a connue la poésie de Char l'a tôt fait se résorber en métapoésie.
Une telle « gloire  », si vite installée du vivant du poète, ne pouvait qu'entraîner des réactions contrastées dans le champ littéraire. Stéphane Baquey, se penchant sur « l'héritage du poète  » et son « inadmissible grandeur  », souligne en premier lieu la contradiction où se situe son pro- pos  : écartelé qu'il est entre un poète qui refuse toute transmission d'héritage (au profit de la déshérence, celle du loup, son totem), et la pro- blématique dont il a à rendre compte. C'est cette tension interne qui va paradoxalement nouer les trois moments de son étude. Car « René Char a pourtant été un modèle  », annonce-t-il en premier lieu, rappelant entre autres l'admiration de Dominique Fourcade, de Jean Sénac, des poètes traducteurs (Sereni, Aïgui, etc.). Mais à l'admiration se mêle rapidement l'irritation d'autres poètes qui en prennent ombrage (Ponge, Oster), et d'un certain nombre de critiques vite malveillants (Maurice Saillet, Alain Bosquet, Claude Mauriac, Étiemble bien entendu). Sorte de front du refus (les « anti-Char  »), où Stéphane Baquey montre qu'on doit distinguer deux générations, et deux principes d'animosité distincts à l'égard du poète. Car les uns (ce sont les Anciens) ironisent contre la modernité poé- tique tout entière telle qu'elle a été initiée par Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé ;ils la voient réincarnée en Char, déplorant chez lui l'oubli de la « simplicité du chant  ». Les autres (ce sont les Modernes) vont au con- traire estimer que c'est cette tradition de la modernité qu'il faut doréna- vant dépasser  : la stature héroïque n'est pour eux plus de saison, Char leur paraît devenu le Hugo du XXe siècle —quand il faudrait parler plus bas (Philippe Jaccottet, voire Paul Celan, ou d'un tout autre bord, Marce- lin Pleynet). Restent enim ceux qui s'énervent de la consécration patri- moniale du poète post mortem (Olivier Cadiot, Christian Prigent) —avant que Stéphane Baquey ne conclue sur le destin désormais parfaitement so- litaire de la poésie de Char (qui n'a, au demeurant, jamais prétendu s'établir «  au lieu-dit La Grenouillère  »).
C'est parce qu'il y a trouvé une réponse aux questions que lui posait une actualité tragique que Dominique Fourcade s'est tourné vers l'oeuvre de René Char, en faveur de laquelle il s'est engagé, rappelle Laurent Fourcaut, notamment en dirigeant le Cahier de l'Herne consacré au poète.
19 Fourcade partage avec lui sa fascination pour la peinture, et l'ambition d'une poésie capable d'atteindre le Réel dans ce qu'il a de plus réfractaire aux idées et aux expressions toutes faites. Mais cette visée commune ne l'a pas empêché de suivre une voie différente, qui l'a conduit à s'éloigner du dernier Char, trop figé, à ses yeux, dans une posture héroïque.
Mais dans le cas des liens étroits ayant uni Jacques Dupin à René Char, la relation n'a pu qu'être fondée sur de tout autres bases. Pour ce faire, Valéry Hugotte observe un protocole rigoureux. C'est sur le plan profond des affinités poétiques qu'il situe les deux « naissances  » que le cadet a dues à l' aîné  :d'abord l'accueil du j eune homme de vingt ans, or- phelin de père lui aussi (le faisant alors bénéficier de l'ouverture à tout un milieu) ;puis le soutien moral et éditorial donné au poète débutant dans la carrière. Abordant l'époque où la distance s'est irrémédiablement creusée entre les deux hommes, il n'en situe pas la raison déterminante sur le plan de l'histoire anecdotique de leur relation (par exemple l'impatience de Char au moment de son livre en collaboration avec Mirô, dont s'occupait Jacques Dupin chez Maeght), mais sur le plan de la raison poétique  : Du- pin s'étant alors éloigné de sa première manière, si proche de celle de Char. Loin des révélations biographiques ou de la « petite histoire  » litté- raire, il s'agit d'une approche à la fois réservée et généreuse, qui fait la part belle moins aux poètes qu'à la poésie même.
Didier ALEXANDRE, Michel COLLOT, Jean-Claude MATHIEU, Michel MURAT, Patrick NÉE