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Classiques Garnier

Préambule

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Rencontre et Reconnaissance. Les Essais ou le jeu du hasard et de la vérité
  • Pages : 11 à 18
  • Collection : Études montaignistes, n° 64
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406064886
  • ISBN : 978-2-406-06488-6
  • ISSN : 1775-349X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06488-6.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 13/01/2017
  • Langue : Français
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PrÉambule

Parmi les très nombreux constats de limperfection de lhomme que fait Montaigne dans lApologie de Raimond Sebond, on trouve ce passage de la version primitive des Essais, qui prolonge et réoriente des considérations sur léchec des philosophes, acharnés à prouver limmortalité de lâme par leurs « humaines forces » :

Lhomme peut reconnoistre par ce temoignage quil doit à la fortune et au rencontre la verité quil descouvre luy seul, puis que lors mesme, quelle luy est tombee en main, il na pas dequoy la saisir et la maintenir, et que sa raison na pas la force de sen prevaloir1.

Outre la leçon pyrrhonienne sur notre « faiblesse2 », aisément reconnaissable, une relation est établie entre la stabilité dun contenu incontesté et linstabilité de la prise que nous pouvons avoir sur celui-ci, entre la « vérité » et le hasard des investigations censées y conduire. Cette relation trouve dailleurs un écho, quelques pages plus loin, dans la phrase incisive :

Il nest pas, à lavanture que quelque notice veritable ne loge chez nous, mais cest par hazard3.

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Un esprit affûté remarquera cependant que le propos se dédouble ici explicitement et que, si la seconde proposition apporte une nuance à la première en donnant son contenu pour actualisable par la seule intervention du « hasard », le modalisateur « à laventure » touche lui lensemble de lénoncé, introduisant la contingence au niveau de la validation de ce dernier4. Stimulé alors par une piste qui nous installe dans lespace si singulier dun texte où le plan réflexif joue en permanence sur celui de la référence, on pourra même aller jusquà se demander dans quelle mesure les caractéristiques ainsi prêtées à la quête du savoir sont applicables à lentreprise de Montaigne elle-même, dans quelle mesure le livre concrétise ce quil décrit, ou dans quelle mesure il conforme à son dessein propre les attributs quil reconnaît à lactivité intellectuelle en général.

Telle est la question à lorigine de cette étude. Elle suppose un déplacement de langle dattaque adopté dordinaire par la critique, attachée à étudier les idées exprimées dans les Essais, et à les situer à lintérieur dune histoire des écoles ou des courants de pensée, indépendamment le plus souvent du terrain de la lettre et de lécriture5. Mais elle implique également une enquête un peu différente de celles qui, récemment, ont opéré une rotation de perspective semblable afin de montrer ce que le langage ou largumentation des Essais devaient au pyrrhonisme, quils rénovent en profondeur6. En choisissant dexaminer le rapport entre le « hasard » et la « vérité », envisagés donc moins comme des notions 13constituées que comme des phénomènes constituants7, on doit pouvoir accuser davantage les traits spécifiques et originaux de lœuvre de Montaigne, comme du mouvement qui lexplique et la justifie.

Car le « hasard » ne paraît pas vraiment relever du vocabulaire de la doctrine que Sextus Empiricus conçoit à partir de lhéritage de Pyrrhon. Dans les Hypotyposes, il apparaît avant tout à lintérieur de lanecdote du peintre Apelle qui parvient fortuitement à parachever un tableau dont les lacunes le désespéraient8, anecdote que retiennent les auteurs de lAntiquité, et qui connaît un beau sort dans lEurope humaniste9. En marge des définitions élaborées par les grands systèmes philosophiques – et en premier lieu laristotélisme, où il est distingué, dans la Physique notamment, de la « fortune », laquelle ne concerne que les êtres capables de choix10 –, en marge aussi du credo 14providentialiste dominant et des différents visages quil revêt dans les ouvrages de la Renaissance – dont celui, volontiers allégorique, de la Fortuna venue de Rome, et avant elle de la Tύχη grecque, et leurs nombreux attributs11 –, le hasard se donne dabord comme une expérience déroutante, qui, plutôt que de se formuler et de se fixer en termes conceptuels, utilise lordre figuratif comme un de ses modes dexpression privilégiés.

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Il néchappe à aucun lecteur que les Essais se présentent comme le terrain dune expérience de cette nature. Les déclarations de lauteur sur la façon dont il parcourt sa bibliothèque par exemple vont dans ce sens : « Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pieces descousues : Tantost je resve, tantost jenregistre et dicte, en me promenant, mes songes, que voicy12 ». Mieux encore, à loccasion dun chapitre comme « De lincertitude de nostre jugement », Montaigne fait lépreuve de la contingence des raisonnements quil a tenus, et, prenant à rebours la doxa aristotélicienne, reconnaît la présence du « hasard » dans le domaine le plus finalisé des activités humaines :

[C] Nous raisonnons hazardeusement et inconsidereement, dict Timæus en Platon, par ce que comme nous nos discours ont grande participation au hazard13.

Toutefois, une chose est de noter que saffirme ici la puissance dinfraction de la contingence, fût-ce autorités à lappui14, une autre de vérifier ses effets dans la pratique, de prendre vraiment au sérieux lassociation du hasard et de lécriture, de retrouver dans les cheminements la trace de cette irruption, mais également celle de la manière déployée pour la gérer et lui conférer une positivité.

Le point est important, dans la mesure où les Essais ne sauraient passer pour le réceptacle dimpressions sur lesquelles lauteur naurait aucune prise, et quil ne ferait quenregistrer au fil de leur surgissement. Linnovation majeure de Montaigne consiste à faire de lécriture le lieu et linstrument dun projet déterminé par une conception de la vérité qui a peu à voir là encore avec celle qui régit dordinaire le savoir15. Ce qui est en cause ici, cest la capacité de lœuvre non pas à instaurer un régime 16objectif dadéquation, mais à créer des liens, si provisoires soient-ils, entre les instances quimpliquent sa genèse et sa compréhension. Pour le dire autrement, cest la capacité à mettre les ressources de la parole écrite au service dune visée qui a pris acte de linconsistance fondamentale du message, et qui du coup soriente vers un partenaire qui seul pourra apporter à celui-ci la consistance qui lui manque.

Les chapitres qui suivent semploient à analyser les rapports entre « hasard » et « vérité » sur plusieurs niveaux, qui correspondent aux différents gestes opérés à partir de la matière verbale. Le « jeu », de ce fait, désigne une articulation qui sexerce à plusieurs degrés, mais dont on verra quelle est traitée en réalité selon une progression qui va de lexamen de la production à celui de la réception, et dont le sens et les enjeux séclairent à mesure pour se donner finalement, au sein dun dernier ensemble consacré à lintelligence requise par les Essais, dans toute leur portée et leur envergure inédites.

Lenquête souvre sur un versant lexical, ou plus exactement sur un versant centré sur la notion de « rencontre » et ses occurrences, ce qui permet de simmerger demblée dans les séquences et la dynamique textuelles. Dans le sillage de lexamen dun article du Thésor de Nicot, on étudie ainsi lacception militaire du substantif, puis le chapitre « La fortune se rencontre souvent au train de la raison » (I.34), qui manifeste une appréhension particulière des événements et des exemples qui les consignent, sous forme dune hésitation entre Providence et hasard, le tout rangé sous la bannière de la « fortune ». On tente de comprendre cette perception en sollicitant deux traités des Moralia de Plutarque, qui développent chacun à leur manière un système dintelligibilité du monde manifestement insolite pour les hommes de la Renaissance, si lon en croit les difficultés quils posent à Amyot dans sa traduction. On retrouve ce dernier dans la section suivante consacrée aux scènes de rencontres des Essais en tant que telles, et notamment celle avec La Boétie, qui laisse entrevoir une coexistence de perspectives analogues à celles quAmyot, par certains choix et ajouts, surimpose à un récit inaugural comme le début de la Vie de Romulus. Après quoi on aborde la « rencontre » en tant que bon mot en se demandant comment ses traits sont susceptibles dinformer lessai, pour terminer par lanalyse dun extrait du chapitre « De lexperience » où le verbe « se rencontrer » introduit une « similitude » rhétorique imparfaite. Lordre adopté ici 17nest ni aventureux ni arbitraire : il répond à lhypothèse selon laquelle Montaigne tire profit de son sentiment de la langue, pour faire du terme « rencontre », parce quil désigne aussi bien des situations du réel que des phénomènes mentaux ou linguistiques, une composante essentielle de ce quon peut appeler l« outillage notionnel » des Essais.

Certains de ces aspects sont repris dans un second volet qui porte sur la question plus large du hasard dans lécriture des Essais, question envisagée selon une dialectique, celle de l« errance réfléchie ». Des considérations sur le « naturel » dun discours de l« occasion » sont suivies ainsi dune étude à nouveau frais des « relations de commentaire », qui développe lidée selon laquelle les « énoncés seconds » comportent cette part « impréméditée et fortuite » qui caractérise ceux quils ressaisissent, pour reconnaître ensuite dans la totalité du texte une perspective cavalière sous-jacente à la « mise en rolle ». Du coup, on réfléchit à létrange « dessein » qui gouverne lensemble, lequel demande une redéfinition de l« auteur », de son « intention » comme de la destination de la parole.

Cest à cette dernière quest consacré en priorité la troisième partie, qui, autour du paradoxe du Menteur que Montaigne fait voisiner avec le « Que sais-je ? » dans lApologie, sinterroge sur les conditions de possibilité dune parole écrite véridique en régime dincertitude. Mettant dabord laccent, selon peut-être les indications du Discours de la servitude volontaire, sur certaines expressions qui, selon la logique de lœuvre, requièrent la confiance du lecteur au-delà de tous les soupçons qui pèsent toujours sur les artifices de la rhétorique, puis sur la « parrêsia » nouvelle manière de Montaigne, elle permet finalement de reprendre le problème du parler « à feinte », en y voyant la modalité paradoxalement exemplaire du programme de vérité des Essais, et en lui rendant la part hasardeuse quun travail antérieur, par excès de rationalité et de logique sans doute16, tendait à passer sous silence.

Enfin, le dernier versant est davantage axé sur la lecture, avec insistance sur la notion de « reconnaissance », qui nous semble assurer la transition du paradigme mimétique de lautoportrait au paradigme herméneutique propre à létrange déchiffrement quaccomplit Montaigne. 18À nouveau laccent est mis sur la densité sémantique du terme et sur ses champs empiriques dutilisation (la chasse, la divination, la guerre), qui fournissent le code apte à baliser les « muances » de trajets que le partenaire, sur le modèle de lécrivain relecteur de lui-même, est invité à suivre. Si le risque est grand cependant de ne pas trouver une telle connivence, cest parce que la « reconnaissance » postule une convergence éthique qui se superpose à lactivité intellectuelle proprement dite, une aptitude à entendre la parole authentique à visée daffranchissement, et quelle implique finalement un mode de relation qui est le substitut, dans lordre du texte et de sa fortune aléatoire, de celui dont La Boétie pouvait déplorer, quelques années avant et à plus grande échelle, la disparition17.

1 II.12.553A (354). Pour les citations des Essais, nous nous référons à lédition de Pierre Villey et Verdun-Léon Saulnier, Paris, PUF, 1992, coll. « Quadrige », 3 vol. (Première éd., PUF, 1924). Lorthographe et la graphie archaïsantes seront donc maintenues, en connaissance de cause, mais pas les alinéas. Nous mentionnerons entre parenthèses la pagination correspondant à lédition procurée par André Tournon à lImprimerie nationale, Paris, 1998, coll. « La Salamandre », 3 volumes, dont nous restituerons autant que possible le système de ponctuation, à lexception des guillemets ainsi que des tirets et du point-en-haut correspondant aux deux-points archaïques de Montaigne, remplacés par les deux-points classiques. Les passages autographes illisibles ou rognés sur lExemplaire de Bordeaux seront rétablis daprès ceux du texte de 1595, signalés entre crochets obliques, sur le modèle de cette édition critique, sur laquelle nous nous fonderons également pour ce qui est des variantes imprimées et des variantes autographes ou « repentirs », décelables sur lExemplaire de Bordeaux.

2 Voir quelques lignes après : « (…) Lessence mesme de la verité, qui est uniforme et constante, quand la fortune nous en donne la possession, nous la corrompons et abastardissons par nostre foiblesse » (II.12.553A – 355).

3 Ibid., 561A (368).

4 Voir sur ce point létude de Kirsti Sellevold dans son livre « Jaime ces mots…. » : expressions linguistiques de doute dans les Essais de Montaigne, Paris, Champion, 2004, coll. « Études montaignistes » no 42, p. 182 sq.

5 Avec le Montaigne dHugo Friedrich (Paris, Gallimard, 1968, trad. Rovini, rééd. coll. « Tel », 1984) et les travaux consacrés, dans le sillage de ceux de Richard Popkin, au « scepticime » de Montaigne (en particulier, de Frédéric Brahami, Le sceptisme de Montaigne, Paris, PUF, 1997, coll. « Philosophies » et Le travail du scepticisme, Montaigne, Bayle, Hume, Paris, PUF, 2001, coll. « Pratiques théoriques » ; de Sylvia Giocanti, Penser lirrésolution : Montaigne, Pascal, La Mothe, Le Vayer, trois itinéraires sceptiques, Paris, Champion, 2001, coll. « Bibliothèque littéraire de la Renaissance »), on mentionnera, sur la « fortune » et les notions connexes, le livre de Daniel Martin, Montaigne et la FortuneEssai sur le hasard et le langage, Paris, Champion, 1977, coll. « Bibliothèque littéraire de la Renaissance » ; celui dAnn Hartle, Michel de Montaigne – Accidental Philosopher, Cambridge University Press, 2003 ; et enfin, de Philippe Desan, « Une philosophie impréméditée et fortuite : nécessité et contingence chez Montaigne », dans Montaigne dans tous ses états, Schena Editore, Fasano, 2001, p. 343-362.

6 Outre louvrage de Kirsti Sellevold évoqué plus haut, on citera à cet égard, de Terence Cave, Pré-histoires – Textes troublés au seuil de la modernité, Genève, Droz, 1999, coll. « Les seuils de la modernité », ainsi que dAndré Tournon, « Routes par ailleurs »Le “nouveau langage” des Essais, Paris, Champion, 2006, coll. « Études montaignistes » no 48.

7 Sur le hasard, la perspective a été esquissée par Philippe Desan dans « “Le hasard sur le papier” ou la forme de lessai chez Montaigne » au colloque « Hasard et Providence, xive-xviie siècles », Tours, Centre dÉtudes Supérieures de la Renaissance, 2-10 juillet 2006, sous la direction de Marie-Luce Demonet, http://www.cesr.univ-tours.fr/Publications/HasardetProvidence/Desan.pdf (repris dans Montaigne, les formes du monde et de lesprit, Paris, PUPS, 2008, chap. 6, p. 107 sq.). On notera que la formule du titre est empruntée à la description par Montaigne de sa « première condition » de vie dans la longue addition autobiographique de 1588 au chapitre « Que le goust des biens et des maux depend en bonne partie de lopinion que nous en avons », et quelle concerne le marchandage et lemprunt : « Il nest rien que je haisse comme à marchander : Cest un pur commerce de trichoterie et dimpudence : Après une heure de debat et de barguignage, lun et lautre abandonne sa parolle et ses sermens pour cinq sous damandement. — Et si, empruntois avec desadventage : Car nayant point le cœur de requérir en presence, jen renvoyois le hasard sur le papier, Qui ne faict guiere deffort et qui preste grandement la main au refuser » (I.14.63B – 129). Mais voir sur la question, plus récemment, et encore davantage, les pages de larticle de Bernard Sève, « Ménager le fortuit », BSIAM, no 55, 2012-1, p. 285-287.

8 Esquisses pyrrhoniennes, I, 12, 28-29. On trouvera lépisode cité infra, p. 50.

9 Comme la montré Terence Cave dans Pré-histoires…, Op. cit., p. 23-35. On se reportera également aux développements de notre première partie, infra, p. 50 sq.

10 « (…) Hoc autem differunt, quod casus latius patet. Quod enim fortuna, id etiam casu evenit, hoc autem non omne fortuna. Nam fortuna & quod fortuito sit, cadunt in ea omnia quae prosperitas atque actio. Itaque in iis quae agenda sunt, fortuna versetur necesse est. (…). Quocirca ea omnia, in quae actio cadere non potest, ne ea quidem facere possunt, quae fortuna eveniunt : ob eamque causam nulla res inanimata, nulla bestia, nullusque puer quicquam facit eorum quae fortuna eveniunt, quod iudicio careant : nec adversa aut prospera fortuna in ea cadunt, nisi quadam similitudine (). At casus & in multa animantia, & in multa eorum quae sunt inanima, convenit. Veluti equum casu venisse dicimus, quoniam incolumis & salvus venerit, cum non eo consilio venerit, ut servaretur (…). Quare perspicuum est, in iis quorum eventus omnino ad aliquem finem pertinet, cum non eventus causa fiunt, & eorum extra rem ipsam est causa, tum nos ea ἀπὸ ταὐτόματον, id est, causa fiere solitos dicere. Fortuna autem ea evenire, quae in deliberationem cadentia, casu eveniunt iis quae iudicio praedita sunt (…). Decidit enim lapis non incidendi in quempiam gratia, ex quo fit, ut frustra lapis ceciderit : quoniam aliquo iaciente, idque feriendi causa cadere potest », Aristotelis Physica ab eruditissimis hominibis conversa & emendata, Ioannis Demerlierii professoris Regii argumentis illustrata, Paris, Jacques du Puy & Denis du Pré, 1580, Liber II, cap. 6, p. 20 vo-21 ro (« (…) Mais [la fortune et le hasard diffèrent] en ce que le hasard a plus dextension : car tous les effets de la fortune sont des effets du hasard tandis que ceux-ci ne sont pas tous des effets de la fortune. Il y a, en effet, fortune et effets de la fortune pour tous ce à qui peuvent sattribuer lheureuse fortune et dune manière générale lactivité pratique. Aussi est-ce nécessairement sur les objets de lactivité pratique que la fortune sexerce (…). Ainsi les êtres qui ne peuvent agir dune activité pratique ne peuvent non plus faire quelque chose qui soit leffet de la fortune. Doù il suit que nul être inanimé, nulle bête, nul enfant nest lagent deffets de fortune parce quil na pas la faculté de choisir ; et il ny a non plus pour eux ni heureuse fortune ni infortune, si ce nest par métaphore (…). Pour le hasard, il appartient aux animaux et à beaucoup des êtres inanimés ; ainsi, on dit que la fuite du cheval est un hasard parce quayant fui, il a trouvé le salut sans quil ait fui en vue de trouver le salut (…). Il est donc évident que, dune manière générale, dans le domaine des choses qui ont lieu en vue dune autre, quand les choses ont lieu sans avoir en vue le résultat et en ayant leur cause finale en dehors de lui, alors nous disons que ce résultat est un effet du hasard et, dun autre côté, nous appelons effets de la fortune tous ceux des effets du hasard qui sont parmi les choses quon pourrait choisir et relèvent dêtres capables de choix (…). Ainsi la chute dune pierre na pas lieu en vue de frapper quelquun ; donc, sous ce rapport, la chute de la pierre vient du hasard, car, si elle nétait pas un hasard, la chute serait du fait de quelquun et provoquée en vue de frapper (…) », Aristote, Physique, trad. dOctave Hamelin, II.6, 197a-b). Dans lensemble de ce travail, nous citons les textes dont on sait quils ont été pratiqués par Montaigne, ou qui sont proches de ceux quil a pu lire. Raison pour laquelle nous privilégierons les traductions latines des textes grecs, sauf bien entendu lorsquil sera question du travail dAmyot sur lœuvre de Plutarque.

11 Sur lAntiquité, voir notamment Jacqueline Champeaux, Les transformations de Fortuna sous la République, Rome, École française de Rome, 1987 ; sur le Moyen Âge, notamment Jean Wirth, « Liconographie médiévale de la roue de Fortune », La Fortune. Thèmes, représentations, discours, Yasmina Foehr-Janssens et Emmanuelle Métry (éd.), Genève, Droz, 2003, p. 105-128 ; et, sur la réception à la Renaissance, en plus de louvrage de Daniel Martin cité plus haut, voir celui de Florence Buttay-Jutier, Fortuna – Usages politiques dune allégorie morale à la Renaissance, Paris, PUPS, 2008, dont un des mérites est de contenir une bibliographie très complète sur la question.

12 III.3.828B (79).

13 I.47.286 (454).

14 Sil est question dans ce passage du Timée, Marcel Conche a pu montrer des « Tendances matérialistes chez Montaigne », BSAM, 19-20, 2000, p. 11-21. On rappellera que la pensée de Démocrite sur le hasard est restée connue grâce à la réfutation quen propose la Physique dAristote (II.4), puis le De natura deorum de Cicéron (II, 37, 93-94).

15 Les formes de « vérité » officielles et accréditées sont ainsi passées à létamine dans les Essais. Pour un aperçu, fédéré par la notion de « régime de vérité » de Michel Foucault, nous renvoyons à notre article « Régimes de vérité à la Renaissance : prolégomènes », Foucault et la Renaissance, Laurent Gerbier et Olivier Guerrier (éd.), Paris, Classiques Garnier (à paraître).

16 Quand « les poètes feignent » : “fantasie” et fiction dans les Essais de Montaigne, Paris, Champion, 2002, coll. « Études montaignistes » no 40. Les remarques de Simone Perrier dans le compte-rendu quelle a donné de louvrage pour la revue RHR (no 60, Juin 2005, p. 105-107) nous ont été utiles à cet égard, et nous tenons ici à len remercier.

17 Cet ouvrage figurait dans une Habilitation à Diriger les Recherches soutenue le 26.11.07 devant les Professeurs O. Millet (dir.), C. Blum, A. Couprie, F. Lecercle, J.-Y. Pouilloux et A. Tournon (Université Paris XII – Val-de-Marne). – Il sest précisé par des articles que les éditions Champion, la revue Littératures classiques, les Montaigne Studies et le Centre dÉtudes Supérieures de la Renaissance mont autorisé à ressaisir. – Ma gratitude va à mes amis, au soutien indéfectible ; à mes élèves, pour la « filiation » établie ; à celle enfin qui, un jour, a croisé mon chemin…