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Classiques Garnier

Conclusion de la première partie

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Conclusion
de la première partie

Historiciser la reconstruction de la figure auctoriale de Giono après 1945 a permis de souligner le caractère duratif et expérimental de ce processus, qui ne se fait pas sans hésitations ni sans contradictions : cest par tâtonnements que Giono se forge une nouvelle identité littéraire, dans une gestation de soi qui passe en premier lieu par le travail de lœuvre mais aussi par le jeu des paratextes. Si Giono sait se montrer stratège, il se laisse aussi porté par lélan de la création et doit composer avec ses aléas. La refiguration auctoriale repose également sur un aller-retour permanent entre émission et réception que nous avons cherché à mettre en lumière. En réaction au renouvellement dont Giono fait preuve au sortir de la guerre, la critique entreprend de reclassifier lécrivain et tend à découper son œuvre en « deux manières ». À son tour, lécrivain réagit aux discours qui sont produits sur lui, contestant la thèse des « deux Giono » et cherchant à redonner une unité à son œuvre. Lélaboration de limage auctoriale passe ainsi par un travail de négociation entre lécrivain et le public que mettent tout particulièrement en valeur les entretiens.

Cette première partie nous a en outre conduit à interroger la modalité singulière de la refiguration : si la figure nouvelle de Giono se construit par opposition avec celle qui la précède et requiert son effacement, les images anciennes de lauteur ne se laissent pas si facilement oublier. Aussi la voie du renouveau nexclut-elle pas des faits de récursivité, tant du côté du public que de celui de lécrivain – dautant plus que linvention dune nouvelle identité auctoriale et littéraire est bientôt contrebalancée par laffirmation dun principe de cohérence, pour faire face à la menace du morcellement qui pèse sur la figure et lœuvre de Giono.

Lhistoire de la reconstruction de Giono est aussi lhistoire dune reconquête, dont nous avons tenté de retracer les étapes et dévaluer les mécanismes. Le mythe de la renaissance de lécrivain qui sest constitué dans laprès-guerre est étroitement lié à la seconde consécration que 290celui-ci reçoit au début des années cinquante. À cet égard, cette histoire est également celle dune reconnaissance, dans tous les sens du terme : reconnaissance de la valeur littéraire de Giono, après une période où sa légitimité était en crise, mais aussi re-connaissance de son identité, invitation à réapprendre à connaître un auteur que lon croyait « conn[aître] davance », « ne conn[aître] que trop1 ». Force est de constater, toutefois, que cette reconnaissance a son envers, charriant son lot de simplifications et de méprises, révélant ses excès mais aussi ses manques. La modernité de Giono, au premier chef celle de ses Chroniques, est ainsi majoritairement sous-évaluée par le public de laprès-guerre, qui souligne au contraire son inscription dans une tradition ; le silence de la Nouvelle Critique sur lœuvre gionienne2 est à cet égard significatif, mettant en évidence les failles de la réception.

1 Marcel Arland, « Jean Giono », op. cit., p. 118.

2 Ainsi, Barthes ne fait référence à Giono quà propos de laffaire Dominici, dans un article où lécrivain de Manosque fait figure de représentant de la littérature bourgeoise : cf. « Dominici ou le triomphe de la Littérature », Mythologies, op. cit., p. 50-53. Cet exemple illustre bien la façon dont Giono a été catalogué comme conservateur par la Nouvelle Critique ; comme Sartre lors de la parution de Pour saluer Melville, Barthes méjuge Giono. On se reportera sur ce point à larticle de Patrick Wachsmann, « “Une terreur dont nous sommes tous menacés” : Barthes et Giono face au procès Dominici », Les Cahiers de la Justice, 2017/1, no 1, p. 173-178, [En ligne]. https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-justice-2017-1-page-173.htm [consulté le 12 avril 2022].