Aller au contenu

Classiques Garnier

Conclusion de la deuxième partie

561

Conclusion
de la deuxième partie

Dans Giono : lhumeur belle, Jacques Chabot, sinspirant de lanalyse des Ménines de Vélasquez que propose Michel Foucault dans Les Mots et les choses, décrit le roman des Âmes fortes comme une façon pour Giono de se représenter sans jamais coïncider tout à fait avec limage projetée, dans un jeu de « cache-cache avec soi-même » : « car [lécrivain] ne produit pas son image en reflet, il se produit en kaléidoscope, en beauté dautant plus chatoyante quelle est éclatée, fragmentée1 ». Cette réflexion éclaire bien, à notre sens, la quête identitaire que Giono engage dans son œuvre tout entière, et non seulement dans Les Âmes fortes : à travers lécriture, Giono se construit des personnages avec lesquels il ne se confond jamais entièrement. Si certains de ces personnages correspondent peu ou prou à des Moi passés ou présents, dautres renvoient à des Moi futurs, dautres encore à des Moi possibles, craints ou désirés, qui resteront toujours de lordre du fantasme. Jusquà quel point Giono a-t-il coïncidé avec la figure de lobservateur désabusé des passions humaines, ou encore avec celle, proche et en même temps distincte, du cynique sétant totalement détaché de ses semblables ? Ces questions sont insolubles pour le lecteur comme, sans doute, pour lauteur lui-même, tant leur tentative de séparer un Moi « profond », « authentique », de ses mises en scène fantasmatiques, paraît vaine. La construction de lidentité auctoriale repose fondamentalement sur un processus de fictionnalisation de soi, non seulement dans lœuvre romanesque, mais aussi dans les formes de discours qui comportent a priori le moins de médiations entre la personne de lauteur et le « je » qui sexprime. Sous des modalités diverses, Giono se forge de multiples figures auctoriales – le simple conteur dhistoires, lermite de Manosque, le contempteur des temps modernes, légoïste heureux, 562lanthropologue, lhéritier de Don Quichotte. Il expérimente ainsi une refonte de son auctorialité au travers de laquelle il invente des réponses plurielles à la crise, elle-même pluridimensionnelle, traversée au tournant de la guerre.

1 Jacques Chabot, Giono : lhumeur belle, op. cit., p. 244-245.