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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Relire L’Éducation sentimentale
  • Auteurs : Glaudes (Pierre), Reverzy (Éléonore)
  • Pages : 7 à 11
  • Collection : Rencontres, n° 331
  • Série : Études dix-neuviémistes, n° 39
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406074595
  • ISBN : 978-2-406-07459-5
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07459-5.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 05/12/2017
  • Langue : Français
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AVANT-PROPOS

Flaubert se plaignit jusquà sa mort de linsuccès de LÉducation sentimentale. Quand il écrit au jeune auteur des Sœurs Vatard, roman naturaliste paru en 1879, qu« [i]l manque aux Sœurs Vatard, comme à LÉducation sentimentale, la fausseté de la perspective ! », Flaubert revient sur ce défaut de construction qui, depuis 1863, lui paraît caractériser son roman avant de devenir le principal motif de son incompréhension par ses contemporains : « il ny a pas de progression deffet1 », ajoute-t-il, idée quil reprend dans sa lettre du 8 octobre 1879 à Edma Roger des Genettes2. Cest cette même année que léditeur Charpentier réédite LÉducation sentimentale, dix ans après sa première publication en fin dEmpire, et cest sans doute aussi parce que Flaubert relit et corrige alors son roman quil ressasse son échec.

Or, dans une certaine mesure, le jugement de Flaubert est faux, ou tout du moins exagéré. Si lon considère dabord le dossier de réception de la fin 1869, nous y trouvons un certain nombre darticles non seulement favorables au roman, mais aussi fins, subtils, et qui saluent la nouveauté de LÉducation. Il ne devait tout de même pas être trop désagréable de lire dans Le National du 29 novembre 1869, sous la plume du poète Théodore de Banville :

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Un livre de Gustave Flaubert ne sanalyse pas. Tout le monde lira, savourera ligne par ligne LÉducation sentimentale, ce roman vraiment historique, dans le sens réel du mot, où le moindre tableau achevé avec une précision homérique dans ses moindres détails, est une composition complète, harmonieuse, ayant sa vie propre, sans troubler en rien cependant la magnifique et sobre unité de lensemble3.

Et comment déjà ne pas se réjouir du compte rendu de Paul de Leoni, paru dans Le Pays le 26 novembre 1869 :

LÉducation sentimentale a fourni à lauteur de Madame Bovary loccasion dune étude remarquable sur la situation des esprits durant la deuxième partie du règne de Louis-Philippe.

M. Flaubert a dépeint le monde politique dalors avec une vérité, avec un sentiment dimpartialité qui lui font le plus grand honneur. Son amour du détail la fait tomber sur des rencontres heureuses, des riens qui contiennent des mondes et ouvrent à limagination des horizons immenses.

Le grand art du reste de M. Flaubert consiste à débarrasser le roman de tous ces éléments parasites qui asservissent la pensée. Procédant par plans, par combinaisons de couleurs, en ménageant savamment ses lumières et ses ombres comme les grands peintres, il nest pas un mot qui nait sa valeur juste, qui nexprime un sentiment exact et qui nait été savamment ajusté et fondu dans lharmonie générale de lœuvre4.

On en oublierait presque les éloges de Zola, puis ceux de George Sand… Lauteur de Thérèse Raquin est sans doute celui qui clame le plus fort la nouveauté de lœuvre flaubertienne, mais il nest donc pas seul :

Cest un Titan, plein dhaleines énormes, qui raconte les mœurs dune fourmilière, en faisant des efforts pour ne pas céder à lenvie de souffler des chants héroïques dans sa grande trompette de bronze. Un poète changé en naturaliste, Homère devenu Cuvier, reconstruisant les êtres avec des fragments dos, au lieu de les évoquer et de les créer de toutes pièces ; tel est Gustave Flaubert, lesprit double qui a produit des œuvres dune réalité à la fois si minutieuse et si épique5.

Que manque-t-il donc à Flaubert, est tenté de sinterroger le lecteur daujourdhui ? Lassentiment de Barbey dAurevilly, de Francisque 9Sarcey ? Il est évident que lauteur de Madame Bovary, taxé en 1857 dimmoralité et de matérialisme, ne peut y prétendre. Sans doute sont-ce les sottises quinspire son roman à la critique, qui tarabustent Flaubert. Et comme un sentiment dinjustice : on lui reproche son impartialité, comme sil masquait sa sympathie pour les révolutionnaires – cest une des accusations portées par Barbey – ; laventure de la Turque sert de loupe grossissante pour relire lensemble du roman à la lumière dune obscénité généralisée… Saint-René Taillandier reproche à Flaubert une misanthropie et une ironie corrosives, et sil repère les deux plans qui cheminent en parallèle dans son récit – affaires sentimentales et affaires politiques –, il ny voit que des « combinaisons » pour « ne rien dire et paraître profond6 ».

Ce quignorait Flaubert, cest que la lecture zolienne, qui sapprofondit tout au long de la décennie suivante pour culminer dans larticle consacré à Flaubert en 1875, puis à loccasion de la republication de LÉducation, devait modéliser la réception à venir en déterminant dune part ce que Claude Burgelin nommera en 1974 la « flaubertolâtrie7 », dautre part en développant la métaphore de la platitude qui allait connaître différentes modalisations dans le siècle à venir. Car si le roman flaubertien est plat, faute dintrigue et de héros – « rien que des figures de passants 10se bousculant sur un trottoir », écrit Zola –, sil présente la médiocrité, « le train-train ordinaire des événements8 » et nie le romanesque, il nen est pas moins cette œuvre que Huysmans nommera « une véritable bible9 » pour les jeunes auteurs qui se pressent à Médan autour de Zola, un roman dont ils se récitent des passages à haute voix. Proust reprendra la métaphore zolienne du trottoir pour qualifier le style de Flaubert – « ce grand Trottoir roulant que sont les pages de Flaubert, au défilement continu, monotone, morne, indéfini10 » – dans une perspective tout autre que celle des naturalistes, en insistant sur cette beauté, qui nest pas la correction grammaticale, et qui lie indissolublement une vision nouvelle, singulière, à une perfection formelle nobéissant quà sa propre loi ; une quarantaine dannées plus tard, les nouveaux romanciers feront de Flaubert leur « maître à tous » (Nathalie Sarraute), « le Patron » (François-Régis Bastide), « le prédécesseur » (Alain Robbe-Grillet), et de la fameuse formule de ce « livre sur rien » que Flaubert « aimerai[t] faire11 », le credo dun formalisme autoréférentiel autorisant tous les textualismes.

Or, à lévidence, en dépit de cette révolution copernicienne que serait le roman de 1869, Flaubert, en qui Bourget voyait un romancier-philosophe, précurseur du pessimisme fin-de-siècle, recourt à la forme romanesque pour dire quelque chose à son lecteur : « Madame Bovary et LÉducation ne représentent-elles pas (là est peut-être leur pathétique possible) une des ultimes tentatives quait faite un écrivain pour parler à un public à travers une fable avec le fol espoir dune prise sur le réel ? », note justement Claude Burgelin12. Celui qui écrivait à M.-S. Leroyer de Chantepie : « Il en sera, je lespère, de LÉducation sentimentale, comme de la Bovary. On finira par en comprendre la moralité et trouver “cela tout simple”13 », et qui avait évoqué son projet romanesque comme 11« une vengeance14 », ou qui déclarait à son ami Maxime du Camp, en contemplant en 1871 les ruines des Tuileries, « Dire que cela ne serait pas arrivé si on avait compris LÉducation sentimentale15 », écrivait contre son temps mais aussi avec son temps.

Le nôtre a ainsi quelques raisons de vouloir relire son roman, qui est resté longtemps oublié des programmes des concours de lenseignement du second degré ; le relire ou plutôt tenter de le lire sur nouveaux frais, comme sefforcent de le faire les contributions réunies dans ce volume, à loccasion du programme dagrégation 2018.

Pierre Glaudes

et Éléonore Reverzy

1 Flaubert, lettre à Joris-Karl Huysmans, datée du 7 mars 1879, Correspondance, éd. Jean Bruneau et Yvan Leclerc pour le t. V, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 568.

2 « Pourquoi ce livre na-t-il pas eu le succès que jen attendais ? Robin en a peut-être découvert la raison ? Cest trop vrai. Et esthétiquement parlant il y manque : la fausseté de perspective. À force davoir bien combiné le plan, le plan disparaît. Toute œuvre dart doit avoir un point, un sommet, faire la pyramide ou bien la lumière doit frapper sur un point de la boule. Or rien de tout cela dans la Vie. Mais lArt nest pas la nature ! » (ibid., p. 720). Lantienne flaubertienne sur un roman qui « ne fait pas la pyramide » accompagne la rédaction du roman. Voir les lettres à Jules Duplan du 7 avril 1863 (ibid., t. III, p. 318) et du 15 avril 1863 (p. 319). Sur ce point, voir larticle dAlan Raitt, « LÉducation sentimentale et la pyramide », dans Histoire et langage dans LÉducation sentimentale, CDU-SEDES, 1981, p. 129-142.

3 Consultable en ligne sur le site Flaubert de lUniversité de Rouen à ladresse suivante : http://flaubert.univ-rouen.fr/etudes/education/

4 Ibidem.

5 Émile Zola, « Causerie », La Tribune, 28 novembre 1869, Gustave Flaubert. Mémoire de la critique, Didier Philippot éd., Paris, PUPS, 2006, p. 287-288 ; également consultable en ligne à ladresse précitée.

6 « Frédéric va être aimé de Mme Arnoux quand la révolution de février remet tout en question ; il emmène Rosanette à Fontainebleau pendant que les journées de juin épouvantent la France ; il congédie Rosanette et rompt avec Mme Dambreuse au moment où saccomplit le coup détat du 2 décembre 1851. Que signifient ces combinaisons ? À les considérer en elles-mêmes, je suis persuadé quelles ne signifient absolument rien ; mais je suis persuadé en même temps quelles sont laborieusement préparées pour avoir lair de signifier quelque chose. Ne rien dire et paraître profond, raconter des vétilles et prendre les allures de lhistoire, tel est ici le grand art. Cest donc une mystification ? Cest bien pis, à mon sens ; sil y a un dessein dans cet arrangement, ce ne peut être que le dessein de confondre les grandes choses et les petites, les sérieuses et les ridicules, afin détablir sur cette promiscuité la doctrine du mépris universel. » (Saint-René Taillandier, Revue des Deux mondes, 15 décembre 1869).

7 Claude Burgelin, « La flaubertolâtrie », Littérature no 15, 1974, p. 5-16. Le critique rappelle en particulier que « [l]a pensée de Flaubert est pleinement tributaire dune époque pour laquelle des notions comme celle de “réalisme” ou de “science” avaient une valeur à tout le moins polémique. Sil a souvent pensé contre la terminologie de son temps, il sest débattu avec ; cest elle quil parle. Des notions comme celles de “réel”, de “peinture vraie”, d“observation”, de “représentation historiquement exacte”, de “sujet” – “exaltant” ou “médiocre” parce que trop “bourgeois” –, de “moralité” sont siennes au même titre que la réflexion sur le livre sur rien. Cest donc dans cet espace conceptuel vertigineusement béant quil faut essayer de situer ce que poursuit Flaubert, en marquant nettement les différents pôles autour desquels sarticule, contradictoirement ou non, son entreprise. »

8 « Gustave Flaubert et ses œuvres », Le Messager de lEurope, novembre 1875, dans Didier Philippot, op. cit., p. 363.

9 À Rebours, Préface écrite vingt-ans après le roman, Paris, Gallimard, « Folio », éd. Marc Fumaroli, 1977, p. 56.

10 « À propos du “style” de Flaubert », La NRF, no 76, 1er janvier 1920, p. 72-90.

11 Lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852, Correspondance, éd. citée, t. II, p. 31. Nous soulignons.

12 Art. cité.

13 Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie du 22 décembre 1869, Correspondance, éd. citée, t. IV, p. 145-146.

14 « Quelle forme faut-il prendre pour exprimer parfois son opinion sur les choses de ce monde, sans risquer de passer, plus tard, pour un imbécile ? Cela est un rude problème. Il me semble que le mieux est de les peindre, tout bonnement, ces choses qui vous exaspèrent. – Disséquer est une vengeance » (lettre à George Sand du 18 décembre 1867, ibid., t. III, p. 711).

15 Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, Paris, Hachette, 1906 [1882-1883], p. 342.