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Classiques Garnier

Préface

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PRÉFACE

Parmi les sujets régulièrement débattus en histoire de la pensée économique, ceux portant sur l’interaction entre le marché et l’État sont sans doute les plus saillants. Pour les analystes, l’enjeu est de savoir si la gestion privée produit des résultats permettant de garantir les intérêts généraux de la société et, sinon, comment l’action publique pourrait ou devrait être envisagée de façon à mieux promouvoir ces intérêts.

Bien qu’Adam Smith ne fût pas adepte du laissez-faire, son analyse a eu pour effet de favoriser une croyance assez largement répandue en l’efficacité du marché. Mais Smith avait aussi à l’esprit que pour assurer le bon fonctionnement des marchés – c’est-à-dire dans les meilleurs intérêts de la société et, tout particulièrement ceux des consommateurs qui avaient préséance dans son esprit – ceux-ci doivent s’intégrer dans un environnement social qui minimise leurs pires excès. Smith entendait par là un cadre légal, moral et coutumier qui maîtrisait les forces de l’intérêt individuel et qui les canalisait dans la bonne direction.

Pour Smith, semble-t-il, il n’y a pas plus grand mal économique que le monopole, dont il critique les effets pernicieux à maintes reprises dans la Richesse des Nations. Il faisait peu confiance aux institutions politiques de son temps – et peut-être à juste titre – mais à ses yeux les monopoles étaient encore plus préjudiciables au bien-être économique. L’étude des effets du monopole depuis l’époque de Smith a évolué au gré des événements, des circonstances, des développements théoriques, pour intégrer les bénéfices potentiels du monopole, et les moyens possibles de le réglementer afin de réduire les pertes d’efficience et de bien-être des consommateurs, en allant même jusqu’à réconcilier conséquences du monopole et impératifs du système concurrentiel.

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Dans cette évolution, le rôle des économistes et experts des questions économiques en France au xixe siècle ne fut pas négligeable. Bien que longtemps ignorées par la tradition Anglo-Saxonne, ces contributions, par la force de leur contenu, ont trouvé toute leur place dans la littérature spécialisée en histoire de la pensée économique dans les décennies récentes. Le présent ouvrage se propose d’approfondir notre compréhension de ces contributions en analysant la réglementation des chemins de fer en France et les interactions entre analyse économique, législation, et pratiques de réglementation utilisées.

Grâce à un exposé associant subtilement histoire de la pensée économique, histoire économique, et théorie économique moderne (notamment en économie industrielle), Dr. Numa apporte un éclairage captivant sur cette page importante de l’histoire et de l’histoire des idées. Son analyse s’appuie amplement sur la littérature académique spécialisée, les publications des sociétés savantes et professionnelles, les documents d’archives ; il applique également une analyse rétrospective qui a pour avantage de prendre en compte des perspectives théoriques plus récentes pour éclairer notre compréhension du passé qui, autrement, serait resté obscur. Sans parti pris historiographique, ce livre atteste des avantages que procure une approche pluraliste, parfaitement justifiée pour la circonstance.

Des nombreux thèmes intéressants qui ressortent de cette étude, l’un concerne la manière avec laquelle les idées et les politiques menées s’articulent entre elles. On voit les spécialistes de l’analyse économique explorer les significations de concepts tels que “concurrence” et “monopole”, explorer comment tout ceci fonctionne dans un domaine donné – ici, l’industrie ferroviaire – puis agir pour influencer l’élaboration des politiques en fonction de ces concepts. De leur côté, les législateurs s’attachent à réconcilier intérêts économiques et politiques divergents, en étant attentif aux idées développées par les économistes. Tout ceci illustre merveilleusement ce que le regretté Warren Samuels appelait « le nœud juridico-économique » (legal-economic nexus), cette sphère dans laquelle économie et droit sont intimement liés, chacun subissant les pressions exercées par l’autre.

Dr. Numa nous présente un ouvrage qui non seulement apporte un éclairage précieux sur une période clé de l’histoire de la pensée économique et de l’histoire économique, mais qui en outre remet en

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cause certaines idées reçues sur les sujets abordés. Plus important encore, il contribue de manière significative à notre compréhension de l’interaction entre le marché et l’État qui exerce une influence considérable sur les débats politiques et économiques depuis deux millénaires.

Steven G. Medema

Professor of Economics

University of Colorado Denver