Aller au contenu

Classiques Garnier

Alain Labbé, « chevalier de l’esprit »

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Regards sur la chanson de geste. « Mult ad apris ki bien conuist ahan »
  • Pages : 11 à 14
  • Collection : Recherches littéraires médiévales, n° 27
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406082927
  • ISBN : 978-2-406-08292-7
  • ISSN : 2261-0367
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08292-7.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 20/06/2019
  • Langue : Français
11

Alain Labbé,
« chevalier de lesprit »

Chez Alain Labbé, le travail scientifique ne se distingue pas dune ascèse décriture : temps passé à la méditation des textes, longueur des articles, donnent à ses travaux une allure particulière, un ton, un style. Lesthétique chez Alain Labbé nest pas quun objet détude mais en quelque sorte un mode de vie. Son idéal, comme il aimait à le dire, était celui dune « chevalerie de lesprit ».

Sa méthode est avant tout humaniste, traditionnelle, hors des modes critiques et des théories littéraires, inspirée de lhistoire de lart et nourrie de lectures médiévales tout autant que post-médiévales. Sa vaste érudition alimentait sa sensibilité à ce que Fernand Braudel a nommé la « longue durée ». Pour Alain Labbé en effet, la culture européenne existait encore, et le héros médiéval tenait naturellement sa place entre le héros antique et le héros classique ou moderne, le travail herméneutique consistant à nous faire apparaître la spécificité médiévale quune lecture trop innocente ne discerne pas. Il sagit de scruter l« altérité » du Moyen Âge – concept fondateur de la médiévistique –, cette singularité féconde face à laquelle pourtant lhomme moderne peut – paradoxalement ? – mieux se comprendre.

La thèse dÉtat dAlain Labbé sur Larchitecture des palais et des jardins dans les chansons de geste. Essai sur le thème du roi en majesté, somme dimportance selon le modèle ancien, a eu une valeur séminale. Elle a été suivie de nombreux articles et conférences qui approfondissaient tel ou tel pan dun tout abordé dentrée de jeu en début de carrière. Alain Labbé na pas écrit dautres livres, car sa méthode et son style se prêtaient parfaitement au format de larticle long, ou double, permettant de faire le tour dun sujet de façon exhaustive et méthodique. Il simmergeait volontiers dans une œuvre à laquelle il consacrait plusieurs articles consécutifs, souvent parallèlement à son enseignement.

Le domaine de prédilection dAlain Labbé est avant tout la chanson de geste, et les représentations de limaginaire épique médiéval ; la trentaine détudes ici sélectionnées, regroupées suivant six axes significatifs, 12vise à en rendre compte. Quelques articles importants relèvent toutefois de sollicitations circonstancielles, liées notamment aux programmes de concours. Alain Labbé a suivi ses penchants thématiques (architecture, héroïsme, rapports sacré-profane) même dans lunivers arthurien (La mort le roi Artu et Le Bel Inconnu notamment).

Il se méfiait des généralités, des théories, des lectures biaisées et factices, liées aux modes et aux courants idéologiques, qui donnent trop souvent une fausse unité à un livre entier. Toutefois il portait sur les œuvres un discret regard anthropologique qui lui a permis de sintéresser à des questions qui allaient prendre de plus en plus dimportance dans la réflexion des médiévistes, tant historiens que littéraires : les mentalités, le corps, les émotions. Sa méthode danalyse consistait un commentaire suivi de longs passages, laisse à laisse, exercice de « micro-lecture systématique1 » fondé sur lintimité avec les œuvres. Cette forme de ruminatio – pour parler comme les auteurs spirituels du Moyen Âge – permet de débusquer les suggestions des textes et datteindre, « au-delà de la consciente énonciation, ce niveau de signification en quelque sorte sub-textuel où si souvent sexprime lessentiel2 ».

Les genres privilégiés par Alain Labbé relèvent essentiellement de la fiction (chanson de geste, roman), cest-à-dire des espaces de représentation qui donnent à voir des personnages, notamment des figures héroïques, aux prises avec des valeurs sociales extérieures, et avec leurs déterminations propres et leurs passions. Alain Labbé sest plu à suivre les personnages importants des grands drames féodaux pas à pas, comme pour en donner une traduction, nous dirions presque une peinture, en termes accessibles à nos contemporains. Dans des chansons telles que Girart de Roussillon, Renaut de Montauban ou Raoul de Cambrai, qui sont ses œuvres favorites, la mesure (ou la démesure) même des héros mis en scène permet à Alain Labbé daller au bout de cette démarche menée en profonde empathie avec les personnages, pour mettre en lumière les relations complexes qui tissent leur parcours entre leur volonté individuelle, le poids de la collectivité, la présence de la puissance divine et le reste dun fatum antique qui marque toujours limaginaire épique.

Alain Labbé cherche à déterminer ce qui relie les hommes entre eux (passions, liens familiaux, foi commune) et ce qui les oppose (en fait les mêmes déterminations mais prises en régime conflictuel). Il 13redéfinit ainsi les grands thèmes de lépopée et notamment la dimension tragique de la guerre et de ses horreurs. Fréquent sous sa plume, le mot « altérité » participe de cette réflexion sur lhomme confronté aux limites de sa condition à travers la violence et la démesure. « Mult ad apris ki bien conuist ahan3 » : la citation donnée en sous-titre à ce recueil résume bien cette idée, cardinale dans le corpus épique, selon laquelle lexpérience de la douleur est la pierre de touche de la connaissance de soi et des autres. Au-delà de lhumain, il reste à déterminer ce qui définit lhomme en négatif par son contraire : la violence, la souffrance et la mort ne réussissent pas à le détruire, mais demeurent comme des questions éternellement posées à lhumanité. Les études dAlain Labbé abordent souvent sans le dire en termes philosophiques des questions éthiques et métaphysiques profondes.

Devant le mystère et la transcendance, Alain Labbé a toujours alors lélégance de se replier, non sans mélancolie, dans lesthétique, qui nest pas pour lui une manière de faire, mais une manière de vivre, héritée de sa prime carrière dhistorien de lart. Dans ce quil appelle ses enquêtes d« archéologie littéraire », architecture, peinture, paysages ne sont pas loccasion pour lui dune approche poïéticienne ou formaliste ; ils définissent les conditions de possibilité dun monde plus humain, plus vivable ou en déclin selon les époques, et suivant la double thématique médiévale de la translatio et de la roue de Fortune. Lantique a produit des chefs dœuvre que la littérature médiévale remet en scène avec un sens nouveau. Tout porte à croire que cet équilibre est bien précaire et que la destruction peut se précipiter sur toute société, malgré les efforts de quelques héros vaillants et pieux. La mort de Roland en est sans doute lemblème.

Le lecteur de 2019 peut trouver assez datés ces articles, écrits pour la plupart il y a quelque vingt ans, dans la grande période productive dAlain Labbé qui, toutes affaires cessantes, se réfugiait quotidiennement dans son bureau, tant le désir décrire le pressait : nulla dies sine linea. Mais cette manière toute personnelle de travailler (sans ordinateur !) témoigne sans doute dune époque, assurément dune tournure desprit, qui nous permet encore aujourdhui dentrer au cœur de la thématique et des enjeux idéologiques de plusieurs chansons de geste ou de certains romans. Une époque où la vie universitaire nétait pas tant soumise à la pression technocratique qui pèse sur elle aujourdhui, et où lon pouvait encore prendre le temps de flâner intellectuellement en accompagnant un héros et en explorant un paysage.

14

Le style dAlain Labbé appelle une lecture de sympathie, et ne peut donc être totalement consensuel ; cest un style élaboré, parfois précieux, aux antipodes de lécriture scientifique élémentaire en basic english de notre xxie siècle. Lélégance comme manifestation de la pensée : les modèles sont encore littéraires et non scientifiques, lhorizon est moral et relève entièrement dune perspective humaniste.

Nous qui avons été à lUniversité de Toulouse – le Mirail les collègues dAlain Labbé entre 1993 et 2004, nous gardons le vif souvenir dun homme dune distinction naturelle et dune extrême courtoisie, sensible et fidèle en amitié, à linstar des compagnons épiques quil fréquenta à travers les textes. Sa conversation, habitée par sa passion pour les arts et les lettres, était toujours enrichissante ; ses étudiants admiraient son érudition et son éloquence.

Nous sommes donc heureux et émus dhonorer une dette damitié en publiant enfin ces articles comme il aurait souhaité le faire lui-même si la vie lui en avait donné le temps. Mieux quun traditionnel volume de Mélanges quAlain naurait jamais lu, ce recueil permettra de raviver la pensée subtile de notre collègue et de restituer certaines de ses études parues dans des revues aujourdhui peu accessibles. Dans cet esprit, les interventions éditoriales ont été limitées au minimum : outre la présentation uniformisée imposée par léditeur Classiques Garnier, quelques coquilles ont été corrigées et les références de publications originellement annoncées comme « à paraître » ont été complétées, pour la commodité du lecteur daujourdhui. Nous avons été notablement aidés dans ce travail de relecture et de mise en forme par Sébastien Cazalas, docteur en littérature médiévale de lUniversité de Toulouse et fidèle émule dAlain Labbé qui le dirigea en maîtrise et en DEA ; nous len remercions vivement.

La parole est maintenant à Alain Labbé.

Florence Bouchet
et Daniel Lacroix

1 « Enchantement et subversion dans Girart de Roussillon », infra, p. 694.

2 Ibid., p. 691.

3 Chanson de Roland, version dOxford, v. 2524.