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Classiques Garnier

[Introduction de la troisième partie]

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« Cest une grande excitation pour le créateur, ce quon ne peut pas voir. Cela provoque en réaction, lenvie de répondre à ce vide, à cette disparition1 ». Cette déclaration de José Luis Guerín concerne son court métrage Dos cartas a Ana (2010), rêverie sur des tableaux disparus de lAntiquité grecque, tels les raisins de Zeuxis ou le rideau de Parrhasios, qui nexistent plus quà létat de traces mémorielles. La mission de lartiste consiste donc à sengager dans une démarche de réparation en produisant des images secondes destinées à remplacer dautres images définitivement perdues. Le cinéaste ajoute que « [b]ien avant [lui], des peintres de la Renaissance comme Titien, Rembrandt, Botticelli, Raphaël, ont fait, à partir de leur lecture de ces classiques, énormément dimages pour répondre à ce vide2 ». Tous accomplissent un acte de figuration : ils donnent une forme visible à ce qui nest plus au moyen des arts.

La figuration ne se confond pas avec la représentation. Celle-ci entretient un rapport mimétique avec le réel ; celle-là est travaillée par le regard de lartiste. « Figurer, comme lécrit Dominique Viart, cest donner à voir/à lire non lobjet mais une idée de lobjet – ou un effet produit par lobjet dans la sensibilité et lintellection de qui sintéresse à lui3 ». La réflexion de lessayiste porte dabord sur le geste pictural, en référence à lexpression sur le motif appliquée aux Impressionnistes4, puis sur le geste scriptural contemporain. Dans les années 1980, la littérature opère un « retour au motif5 » alors que le formalisme, avec son écriture intransitive, lavait évacué. Viart sintéresse à des auteurs comme Pierre 240Bergounioux ou Pierre Michon dont les œuvres sont marquées par « une certaine forme de présence de la référence picturale6 ». Vie de Joseph Roulin (1988) de Michon en constitue un bon exemple : Roulin est cet employé des postes qui sest lié damitié avec Vincent Van Gogh et dont il observe le travail. « Force est surtout de constater, ajoute Viart, que la grande majorité des peintres sollicités par la narration contemporaine sont des figuratifs, pour la plupart antérieurs au xxe siècle7 ». Le motif est lié à des images concrètes, figuratives, par opposition à labstraction. En peinture comme en littérature, « ces figurations font figure : elles donnent à voir ou à lire non le réel tel quen lui-même mais quelque chose comme une interprétation du réel : la façon dont le peintre ou lécrivain se le figurent8 ».

La distinction entre représenter et figurer établie par Viart dune part, le geste consistant à donner une forme visible à labsence dautre part, peuvent éclairer la relation que le narrateur-spectateur entretient avec le réel dans le roman de la fin du couple. Sil sen tenait à une représentation, il donnerait à voir des images où la femme naurait plus sa place, donc privées de lessentiel. La figuration, à linverse, comble le vide en faisant ressurgir lêtre aimé. Autant dimages travaillées par le démon du couple qui hante lhomme seul.

La femme en allée évolue désormais dans un ailleurs indépendamment de son compagnon, souvent aux côtés dun autre homme. À linstar de lartiste, le protagoniste se figure dabord une absente cest-à-dire quil projette mentalement une forme qui supplante le vide perçu. Mais la grande excitation qui anime Guerín contraste avec les émotions prêtées au narrateur, lequel est en proie à une douleur encore trop vive parce quintime. Il se trouve fragilisé par un mode de visualisation qui requiert de fermer les yeux sur le réel au risque de perdre de vue la réalité. Lun des sens de se figurer est « croire à tort » en se forgeant des images fallacieuses qui trahissent laveuglement, la perte de lucidité.

En témoignent les visions à travers la jalousie chez Serena comme chez Toussaint. Dans la lignée de La Jalousie (1957) de Robbe-Grillet, celle-ci engage en premier lieu le regard, reléguant la psychologie au second plan. Elle est le symptôme dun dérèglement de la vision, dune confusion 241entre réalité non ou mal vue et vue de lesprit. Cette dernière saiguise en convoquant la figure dun tiers, le rival. Chez Serena, le monologueur, dévasté par la trahison, produit malgré lui des images dont la violence ébranle la verbalisation, la mise en récit, dans un acte qui transforme la création en destruction. Chez Toussaint, en revanche, le protagoniste use à loisir de ses prérogatives de narrateur : il figure les personnages devenus ses personnages sur la scène du récit, nhésitant pas à prendre sa revanche sur lautre homme quil tourne en ridicule. Quelle soit destructrice ou traitée sur le mode ludique, la jalousie traverse les romans de Serena et de Toussaint. Il en est tout autrement chez Oster. Quand elle point, elle ne se développe jamais, les personnages masculins étant peu enclins à donner forme en pensée au nouveau couple constitué. Aussi les deux hommes peuvent-ils entretenir une relation dentente cordiale comme dans Paul au téléphone : contraint de partir en voyage daffaires, le personnage éponyme demande au narrateur de venir tenir compagnie à Sandra, compagne du premier, ancienne compagne du second quelle a abandonné trois ans plus tôt et dont il est toujours amoureux.

Quand lêtre aimé a définitivement disparu du champ de vision, cest son absence elle-même qui devient le point de mire du narrateur-spectateur, alors placé au bord du vide. Gouffre, abîme, béance sont autant de variations pour dire la radicalité de la perte. Travaillées par les affects, donc par une subjectivité, les images de labsence sont toujours produites par un acte de figuration : le je donne à voir la façon dont il se figure labsence. Elle est vécue comme un deuil dans les récits de Toussaint et dOster. La disparition creuse le vide en soi et menace le personnage, veuf et inconsolé, de sabîmer dans une mélancolie mortifère. La déréliction touche à son paroxysme lors de lexpérience du miroir : le spectateur fait face à son propre reflet, image dun dédoublement de soi qui rend plus aiguë la perte de laltérité. Se figurer labsence revient à substituer définitivement le pronom réciproque par le pronom réfléchi, à clore une trajectoire qui va de leurs yeux qui ne se rencontrèrent pas à lœil dun homme seul qui se regarde.

1 José Luis Guerín, entretien avec Judith Revault dAllones, 20 novembre 2012, dans Débordements, URL : https://debordements.fr/Jose-Luis-Guerin. (consulté le 26/05/2022).

2 Ibid.

3 Dominique Viart, « “Sur le motif” : limage prise au mot », in Matteo Majorano (dir.), Le Jeu des arts. Lécriture et les arts, Bari, B. A. Graphis, coll. « Marges critiques », 2005, p. 46.

4 Les Impressionnistes sont les premiers à être sortis de leur atelier pour sémanciper des conventions picturales qui prévalaient jusqualors. Lartiste « ne prétend plus illustrer ni représenter quelque scène historique ou mythologique que lécole et la culture donnent à connaître », rappelle Viart (« “Sur le motif” : limage prise au mot », in Matteo Majorano (dir.), Le Jeu des arts. Lécriture et les arts, Bari, B. A. Graphis, coll. « Marges critiques », 2005, p. 41. Cest lauteur qui souligne.). Il précise : « Aller au motif, cest saffranchir de lartificialité convenue du modèle » en « se confront[ant] à la nature vivante et donc à la réalité des choses ».(ibid., p. 42. Cest lauteur qui souligne).

5 Ibid., p. 43.

6 Ibid., p. 44.

7 Ibid., p. 45.

8 Ibid., p. 46.