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Classiques Garnier

Établissement du texte

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Établissement du texte

Versions subsistantes : le manuscrit Rothschild 2797
et limprimé Caron-Vérard

La moralité de Bien avisé Mal avisé est conservée dans deux versions sensiblement différentes, exécutées à peu près à la même époque au début du xve siècle. Lune delles, la version manuscrite, est de meilleure facture que lautre, la version imprimée, dont le texte a très souvent souffert derreurs de lecture – et donc de copie – ainsi que de remaniements inconsidérés ou simplement ineptes. La présente édition prend donc pour base la version manuscrite, avec recours pour contrôle à la version imprimée lorsque cela a été possible et utile. Dans les pages qui suivent, ces deux témoins sont siglés respectivement I et M, ce qui permet dabréger commodément, selon le cas, M pour « le manuscrit Rothschild 2797 » aussi bien que « le copiste-rédacteur du manuscrit 2797 » ; et I pour « limprimé Le Caron » en tant que texte ou « le copiste-compositeur-rédacteur-remanieur responsable du texte imprimé par Le Caron ». Il convient dajouter sur ces deux témoins quelques précisions pertinentes.

1) Manuscrit (unicum) : Bibliothèque Nationale fonds Rothschild 2797. Relié avec deux autres textes moraux, Le Pas de la mort et Le chevalier délibéré, aux armes de la famille de Lalaing à lintérieur, et, sur la reliure, les armes de Charles de Berlaymont (1510-1578)1. La fabrication du manuscrit a été localisée et datée par Anne-Marie Legaré daprès des indices codicologiques, stylistiques, et héraldiques. En effet, les indices matériels internes – filigranes et armoiries, style et facture

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des illustrations – mis en rapport avec des faits extérieurs se rapportant à la biographie du commanditaire et aux habitudes des fabricants, ont permis de cerner de près les circonstances de la production du manuscrit : il a été exécuté en Hainaut avec deux autres qui forment avec lui un groupe homogène, « dans un même atelier et durant une même période, vraisemblablement entre 1487 et 1490 » à la commande du jeune chevalier Charles Ier de Lalaing (1466-1525)2. Les 59 miniatures aquarellées qui ponctuent le texte, « exécutées rapidement mais dénotant de grandes capacités artistiques dans lordre de linvention iconographique3 », servent à mettre en relief les principaux moments de laction. Yves Le Hir en commentant les illustrations, souligne les conceptions toutes différentes que présentent de Bien avisé Mal avisé les deux versions manuscrite et imprimée4.

2) Imprimé. In-folio à caractères gothiques de 56 feuillets « Imprimé à Paris par Pierre le Caron pour Anthoine Verard, libraire ». Quatre exemplaires connus : Paris B.N., Chantilly, Nantes, Washington. Réimpression photographique par W. Helmich (op. cit.). On saccorde à dater limprimé de Vérard entre 1488 et 1499. Le texte de limprimé compte une soixantaine de personnages et 7 625 vers. Celui du manuscrit comporte 67 rôles et 7 174 vers, compte tenu des vers rétablis daprès lImprimé et des vers retranchés (lorsque répétés par inadvertance). Les deux versions sont sensiblement différentes, aussi bien au niveau du détail quen ce

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qui concerne la cohérence de lensemble ; on verra dans la section suivante les principales différences des deux versions en ce qui concerne le déroulement de laction.

Notons que la plus ancienne représentation connue de Bien avisé Mal avisé remonte à 1396. On en connaît trois autres au xve siècle, à Rennes en 1439 en présence de Pierre de Bretagne, et à Nantes en 1455 devant le même Pierre devenu duc de Bretagne (Pierre II, 1450-1457) et la duchesse ; enfin à Laval en 1488. On ne sait dans aucun de ces cas de quelle rédaction il sagit5.

Analyse de la pièce par épisodes,
dans les deux versions

Long et ardu est le voyage spirituel de Bien avisé, entrepris dans linnocence naïve et achevé dans lexpérience éprouvée, au long de son ascension, des actes de foi solidifiants et des œuvres de vertu déterminantes pour que son voyage sachève par le salut de son âme. Dans le réseau des rapports existant entre les deux versions qui subsistent de la pièce, le tableau suivant permet de voir quels épisodes et quels personnages ont été supprimés dans la version imprimée. Les différentes articulations de laction (épisodes), de dimensions variables – scènes, séquences, tableaux – sont numérotées à gauche. Le tableau analytique synoptique tiendra lieu dun commentaire détaillé de la pièce6.

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MANUSCRIT

IMPRIMÉ

Prologue (abrégé dans M) (79r)

I. BIEN AVISé SUR LE CHEMIN DES VERTUS

1-166

1

Bien avisé sadresse à Mal avisé (80r), à qui il conseille de laccompagner à la recherche de Bonne fin.

167-248

2

Ils rencontrent Franche volenté (81v), puis Mal avisé sétant endormi Bien avisé continue tout seul dans le chemin des vertus, rencontrant dabord Raison (87r).

249-514

3

Raison lamène à Foy (88v), qui lui donne une lanterne pour laider dans sa quête.

582-749

4

Il parvient à Contricion (92r), auprès de qui interviennent

Enfermeté et le Varlet de contricion (96v),

et, dans lImprimé, Le pauvre, avant darriver à

750-

946-

976-1315

5

Humilité, dont la portière Confession lui ouvre lhuis (104v).

1316-1450

II. MAL AVISé SUR LE CHEMIN DES VICES

1

Mal avisé sorti du sommeil sadresse à Franche volenté (107v) et ne tarde pas à choisir quant à lui un autre chemin.

1451-1482

2

Il sen va en effet droit à Tendresse (108v), puis à

1483-1584

3

Oyseuse (110r),

1585-1754

4

Rébellion (113r) et

1755-1999

5

Folie (117r),

2000-2050

qui le présente à Hoquelerie (Escroquerie) en la compagnie de laquelle ils sen vont tous à la taverne de Houllerie (Débauche) (119r).

2051-2057

6

Scène de taverne, abrégée dans lImprimé, où Mal avisé fait la connaissance de Lécherie suivie de Frilis « parisien », crieur de pâtisseries (119v). Dans une partie de dés avec Hoquelerie et Folie, Mal avisé perd tout, et se fait rouer de coups.

2058-2460

personnages

omis dans I

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III. BIEN AVISé MONTE PLUS HAUT
SUR LE CHEMIN DES VERTUS

1

On rejoint Bien avisé resté auprès de Confession et Humilité (129v)

2461-3109

2

Scène de polémique contre les écorcheurs. Arrive Avarice avec sa fille Malice (140r) et son frère Apétit (142r). Avarice confie à son amie Fausse doctrine ses Trois écoliers (Gloutonnie, Ire, Paresse) pour quelle les élève en « lÉcole de toulette ».

------------

Cette scène

manque dans I

------------

3

Bien avisé prend congé de Confession (145v), reprend son chemin et trouve Occupation (147r) qui après une bonne leçon de morale lenvoie vers

3110-3328

4

Pénitance (151r) qui lui explique quavant davoir affaire à elle il doit passer par

3329-3560

5

Satisfaction. Bien avisé étonné de la voir toute nue sentend expliquer que lui aussi doit se dépouiller à fond. Il rencontre ensuite

3441-3560

6

Le pauvre et Aumône (156v) lequel se cache voulant éviter

Vainegloire (157v) ;

puis Bien avisé sen va à Jeûne (161v) et enfin à

Oraison (Prière) (164r)

3561-

3634-

3788-

3930-

IV. MAL AVISé DESCEND PLUS BAS
DANS LA VALLéE DES VICES ET FINIT
PAR AVOIR LA TêTE COUPée

1

Éjecté de la taverne, Mal avisé rejoint sespérance

(168v) qui lamène à

4122-

2

Pauvreté (Indigence), puis à

4186-

3

Male meschance (169v) et Larcin (171v) ;

4259. Les vices

rejoignent Mal

avisé (4370ss)

4

Larcin emmène Mal avisé à Male fin (175r)

après être passé par Honte (175r).

4465

Désespérance et Honte mènent Mal avisé devant Fortune, alors que Bien avisé « se lève de son oroison » (4592)

5

La tête coupée par Male Fin, Lâme de mal avisé est emportée en enfer par Les diables (178r).

6519 didascalie

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V. BIEN AVISé PARVIENT à HONNEUR

Ainsi que dans la séquence précédente, le matériau de cette scène a été découpé et redistribué différemment dans les deux versions :

1

Bien avisé parvient auprès de Patience (179r)

4812

2

qui lenvoie chez ses sœurs :

Abstinence (182r)

4639

Chasteté (183r)

4605

Prudence (184r)

4972

Obédience (187v)

4682

et Diligence (188v)

4738

3

et cette dernière lamène enfin à Honneur (190v)

5321-5484

7199-7244

VI. FORTUNE ET SA ROUE : REFLETS SOCIAUX
ET RéFLEXIONS SUR LE POUVOIR,
TEMPOREL ET ECCLéSIASATIQUE

1

Bien avisé arrive auprès de Fortune qui sadresse « au public en général » (195v) en montrant le sort quelle réserve à ceux qui veulent le pouvoir : Regno, Regnabo, Regnavi, et Sine Regno (198r).

5485ss

5610-6394

2

Fausse doctrine arrive avec ses Trois écoliers pillards (209v) ; surgit alors Réformation qui les livre tous à Fortune (214v) pour quelle les terrasse.

cette scène comme la précédente sur la « Réforme » manque

3

Regnavi et Sine Regno vont à Confession guidés par Bien avisé, alors que Fortune dépêche son héraut Oras Dame (218r), qui de par Fortune et secondée de Réformation, admoneste les mal-avisés (les « escoliers » de Fausse doctrine provisoirement montés en haut de la Roue) de descendre et de se rendre. Se joignent à eux Folie, Hoquelerie (219r), Houllerie et Malmeschance (220r) pour conduire les mal avisés à Male fin.

6377

manque dans I

Mal avisé accompagné de sespérence se rend auprès de Honte (6395-6456)

4

Male fin coupe la tête à tous les malfaiteurs (221r).

6457-6519

21

VII. ENFER (DIABLERIE)

Démon, Satan (221r), Léviathan (222r), Bélial, Lucifer se présentent, se caractérisent, puis sadressent aux âmes des damnés – vices et malfaiteurs : Tendresse, Oysance, Rébellion, Folie, Houllerie, Hocquelerie, Désespérance dune part, et, dautre part, dans M, Avarice, Faulse doctrine et ses Trois écoliers (Gloutonnerie, Ire et Paresse) ainsi que Regno et Regnabo.

6520-7117

VIII. PARADIS

1

Bien avisé et ses compagnons Regnavi et Sine Regno vont

à Pénitance (228r)…

à Esperance et

à Confession

dans I

2

alors que viennent clore la pièce les discours finals de

La mort (229r),

de Dieu, parlant à ses anges Gabriel et Raphael (229v),

et les discours de ces derniers sadressant aux Vertus « Humilité, Prudence, Pacience et les autres » (230r).

7118-7198

à Michel,

Gabriel,

Raphael, et

Uriel dans I

(7422-7625)

Bonne fin « recoit lâme de Bien avisé et de ses compagnons » (231r)

7199-7244

7245-7421

1 Émile Picot et Paul Lacombe, Catalogue des livres composant la bibliothèque de feu M. le baron James de Rotschild, Paris, Morgand, 1884-1929, t. IV, p. 99.

2 Anne-Marie Legaré, « Un exemplaire hainuyer du Chevalier délibéré aux armes de Lalaing », Publications du Centre européen détudes bourguignonnes (xive-xvie siècle), 43, 2003, p. 187. Une étude menée par Laurent Brunel assisté de M.-Th. Gousset de la BnF (site Richelieu) propose, selon les filigranes du papier utilisé pour la copie manuscrite, une datation plus récente, entre 1504-1513. Stéphanie Le Briz-Orgeur, « La truie, ses pourceaux… et le cochon dans la Moralité de Bien avisé Mal avisé », Le Moyen Français, 55-56, 2004-2005, p. 221, note 12.

3 A.-M. Legaré, op. cit., p. 183.

4 « Lédition offre un texte tout prêt pour un metteur en scène. … Le MS au contraire nous présente un texte prévu pour une lecture solitaire et la joie immédiate des yeux. … Lauteur des illustrations a poursuivi un dessein original : nous obliger à rêver avec lui en des espaces clos ou largement déployés sur une nature familière … Si les tréteaux nautorisent que des déplacements mesurés, la page dun livre ne connaît aucune frontière ; quelle chance pour illustrer une aventure et ses moments essentiels, dans le bien ou le mal ! Plus quun délassement esthétique, il faut y voir une façon expressive dexalter une signifiance. … Lédition de Vérard, par la richesse de ses annotations, nous met en mesure de comprendre historiquement cette Moralité ; elle a même tenté un compromis grâce à ses propres illustrations. Mais comment ne pas être séduit par la fraîcheur des évocations offertes par le MS Rothschild ? Le drame devient ici source de poésie ». Op. cit., p. 404-405.

5 L. Petit de Julleville, Répertoire, p. 39-40, 325, 329 ; G. R. Runnalls, « Un extrait des comptes de la ville de Nantes » daprès E. Destranges, Le Théâtre à Nantes depuis ses origines jusquà nos jours (1430-1823), Paris, 1902. Jean Babelon, « La Moralité de Bien Advisé & Mal Advisé …, » Positions des thèses, École Nationale des Chartes, 1910, p. 15.

6 Pour de brefs commentaires des principaux épisodes, nous renvoyons à une étude de la thématique et de la structure de Bien avisé Mal avisé par Stéphanie Le Briz-Orgeur, où séclairent mutuellement théologie et théâtralité : « Éclairer la foi : le cas de la Moralité de Bien advisé, Mal advisé », in Littérature et révélation au Moyen Âge, I, Visible, invisible, textes réunis par Jean-Pierre Bordier, Univ. Paris X – Nanterre, Littérales, 40, 2007, p. 95-115. À partir dune analyse de la symbolique de la lanterne de Foy (I,3 supra), S. Le Briz-Orgeur développe dans des pages riches et concises un bref commentaire du long voyage du protagoniste.