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Classiques Garnier

Avant-propos

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AVANT-PROPOS

Quand je m’étais mis en tête, il y a plus de quarante ans, de redécouvrir et, si possible, de réhabiliter la moralité française, victime d’une éclipse presque totale depuis des siècles, la renommée de ce genre littéraire – ou, pour être plus précis, celle de la variante française, en étrange contraste avec sa position historique dans le contexte européen – était nulle et sa base textuelle plutôt rudimentaire. Plusieurs pièces importantes n’étaient accessibles que sous forme de manuscrits ou d’incunables à étudier dans les bibliothèques mêmes ou, dans le cas où celles-ci étaient disposées à le faire, à l’aide de microfilms envoyés contre remboursement de frais par des coupons-réponse internationaux : dans la perspective des moyens techniques de nos jours, c’était l’âge des cavernes.

Penser, dans ces années-là, à une édition critique de ce vaste ensemble était un rêve utopique. Si j’étais content de pouvoir du moins publier en fac-similé, grâce à un éditeur de reprints, plusieurs volumes de pièces inexistantes dans des éditions récentes, je savais bien que ces réimpressions ne pouvaient être qu’un pis-aller pour faciliter aux chercheurs de l’époque l’accès aux textes et ne prétendaient nullement à remplacer les futures éditions scientifiques. Le reste de honte persistante pour les piètres exploits d’hier est pourtant plus que contrebalancé par la satisfaction de voir aujourd’hui paraître dans une collection prestigieuse le premier volume d’une édition critique de toutes les moralités conservées entreprise par une équipe de spécialistes, édition qui a tout pour faire désormais figure de référence et pour devenir ainsi un moteur de l’analyse approfondie du genre, ce dont tous les amateurs du théâtre historique ne peuvent que se féliciter. Pour moi elle est aussi une invitation à la modestie : elle me montre ce qui, à moi, était impossible, tout en me laissant la consolation que d’autres continuent mon travail en corrigeant mes lacunes et mes erreurs. J’admire leur courage, ne doute point de leurs compétences et souhaite un bon accueil à leur entreprise.

Je suis particulièrement satisfait de voir que les directeurs de cette édition ont opté pour une définition à la fois élémentaire et souple de ce

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qui constitue leur corpus, en tenant compte de la conscience collective historique – indépendamment de la notion encore sous-développée de genre au sens moderne du terme – d’un certain type de théâtre caractérisé par la personnification ou autres procédés liés au mode allégorique et une forte fonction didactique, sans pour autant se fier entièrement aux dénominations historiques, qui ont considérablement changé au cours des siècles et qui peuvent parfois nous sembler aujourd’hui quelque peu fantaisistes. Je ne sais que trop combien il est difficile de délimiter nettement la moralité de la farce moralisée ou d’autres genres voisins où la personnification a fini par prendre également pied. Cela vaut notamment pour les pièces tardives qui se trouvent visiblement sous l’influence concurrente de plusieurs arts poétiques déclarés ou sous-entendus.

La moralité m’a accompagné de près pendant une longue période de mes activités universitaires. Même après avoir élargi la gamme de mes objets de recherche – sous la pression somme toute salutaire du vieil idéal généraliste de la romanistique allemande, idéal qui m’a fait découvrir d’autres terres inconnues sans me faire changer de cap pour l’essentiel –, je ne me suis jamais éloigné du théâtre allégorique et je salue cette nouvelle édition avec toute la ferveur d’une première passion.

Heureusement, je m’étais rendu compte dès 1977, dans le cadre familier du deuxième colloque de la Société Internationale pour l’Étude du Théâtre Médiéval à Alençon, où je pouvais défendre pour la première fois les résultats de ma thèse sur le théâtre allégorique des xve et xvie siècles, que cette prédilection, qui avait de quoi paraître étrange à la critique littéraire d’une époque imprégnée encore des normes du Classicisme français, m’isolait moins que je ne le craignais. La parution de ce premier volume m’offre aujourd’hui la possibilité d’évoquer avec sympathie et reconnaissance les maîtres et collègues d’hier qui m’en avaient averti et qui ne sont plus parmi nous, notamment Halina Lewicka, Jean-Charles Payen et Jeanne Wathelet-Willem. Je suis sûr qu’ils y verraient avec moi l’accomplissement d’un désir commun.

Werner Helmich

Professeur émérite
de l’université de Graz