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Classiques Garnier

[Moralité de l'Aveugle et du Boiteux] Préface de l'éditeur

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PRÉFACE DE L’ÉDITEUR

Cette Moralité, qui a tous les caractères d’une farce, et qui diffère de la plupart des moralités, proprement dites, en ce qu’elle ne met pas en scène des personnages allégoriques, se trouve à la suite du Mystère de Saint-Martin, dans un manuscrit de la Bibliothèque nationale, provenant du duc de la Vallière et décrit dans le Catalogue de la bibliothèque de ce célèbre amateur, t. II, p. 418, no 3362. Ce manuscrit est certainement l’original de l’auteur, qui l’avait fait pour la représentation du Mystère joué publiquement à Seurre, en Bourgogne, le lundi 10 octobre 1496. Il contient, outre le Mystère de Saint-Martin et la Moralité que nous réimprimons ici, la Farce du Munyer, et « les noms de ceux qui ont joué la Vie de Monseigneur saint Martin. » Le Mystère est encore inédit, mais la Moralité et la Farce, qui le suivent, ont été publiées, en 1831, par les soins de M. Francisque Michel, dans la Collection des Poésies gothiques françoises (Paris, Silvestre, in-8). M. Francisque Michel a publié aussi séparément le curieux procès-verbal de la représentation, qui termine le volume et qui offre la signature de l’auteur lui-même, André de la Vigne.

André de la Vigne était un des poëtes les plus renommés de son temps. Il s’est fait connaître surtout par un grand ouvrage d’histoire, en vers et en prose, qu’il a composé en collaboration avec Octavien de Saint-Gelais, évêque d’Angoulême : Le Vergier d’honneur de l’entreprise et voyage de Naples, imprimé pour la première fois à Paris, sans date, vers 1499, et souvent réimprimé depuis. Ce fut sans doute à cet ouvrage et à l’amitié de son collaborateur épiscopal, que le pauvre André ou Andry de la Vigne dut l’honneur d’être nommé orateur du roi de France Charles VIII et secrétaire de la reine Anne de Bretagne. Il avait été auparavant secrétaire du duc de Savoie.

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Mais ces charges de cour ne l’avaient pas mis au-dessus du besoin : il était toujours dénué d’argent, quoique couché sur l’état de la maison du roi et de la reine. Dans les poésies qui accompagnent son Vergier d’honneur, il ne craint pas d’avouer sa profonde misère. Ainsi, lorsqu’il prenait seulement le titre de secrétaire du duc de Savoie, il disait à ce prince :

Comme celluy que ardant désir poinct.

Humble de cueur, desirant en court vivre.

Affin, chier sire, de venir à bon poinct,

Raison m’a fait composer quelque livre,

Lequel couste d’argent plus d’une livre,

Et pour ce donc qu’à mon fait je pourvoye,

Secourez-moy, ou l’hospital m’abaye !

Cent jours n’y a que j’estoye bien en poinct,

Hardy et coint, pour ma plaisance ensuivre :

A ce coup-ci, n’ay robbe ne pourpoinct,

Resne, ne bride, cataverne, ne livre ;

Là, Dieu mercy, si ne suis-je pas yvre,

En faisant livre duquel argent je paye :

Secourez-moy, ou l’hospital m’abaye !

Le duc de Savoie le secourut sans doute, et André de la Vigne n’alla point à l’hôpital, mais il n’en devint pas plus riche, lorsqu’il s’intitulait Orateur du roi et Secrétaire de la reine. Voici un rondeau qu’il adresse à Charles VIII.

Mon très-chier sire, pour m’advancer en court

De plusieurs vers je vous ay fait présent ;

Si vous supplie de bon cueur en présent

Qu’ayez regard à mon argent très-court,

Les grans logis, où Rongerie trescourt,

M’ont fait d’habits et de chevaux exempt,

Mon très-chier sire !

Mon espérance, pour ce, vers vous accourt,

Que vous soyez de mes maux appaisant,

Car escu n’ay, qui ne soit peu pesant,

Et qui pis vault, je plaidoye en la Court,

Mon très-chier sire.

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Ce poëte royal recevait pourtant des gages modiques, qui lui étaient fort inexactement payés, comme tous ceux des officiers et domestiques de l’hôtel du roi ; il était donc forcé d’avoir recours, pour vivre, à tous les expédients poétiques qui pouvaient suppléer à l’insuffisance de sa pension. Il célébrait par des pièces de vers tous les événements mémorables, et il adressait au roi ou à la reine, aux princes ou aux grands seigneurs, ces poésies de circonstance, pour obtenir quelques présents ; il rimait des ballades en l’honneur de la sainte Vierge, et il les envoyait au Palinod de Caen, au Puy de Rouen, et aux différents puys d’amours établis dans les principales villes de France, pour remporter des prix de gaie science ; il composait des mystères, des moralités et des farces, qu’il faisait représenter et dont il était lui-même un des acteurs.

Nous croyons donc qu’il avait figuré dans la confrérie des Enfants-sans-Souci, du moins à l’époque où il dirigea la représentation solennelle du Mystère de Saint-Martin dans la ville de Seurre. Aucun de ses ouvrages dramatiques ne fut imprimé de son vivant, du moins avec son nom. Celui-ci, qui nous fournit une Moralité et une Farce, appartient incontestablement au répertoire des Enfants-sans-Souci ou de la Mère-Sotte, car les représentations scéniques de ces deux troupes de comédiens se distinguaient du théâtre pieux de la Confrérie de la Passion, en ce qu’elles se composaient, à la fois, d’un Mystère, d’une Moralité et d’une Farce.

La Moralité de l’Aveugle et du Boiteux, comme nous l’avons dit plus haut, s’écarte entièrement du genre ordinaire des moralités, qui étaient consacrées à des allégories morales ; souvent très-obscures, toujours très-froides et quelquefois très-ennuyeuses. On y voit, de même que dans un ancien fabliau dont il existe de nombreuses imitations, un aveugle et un boiteux s’aider mutuellement et secourir de la sorte leurs infirmités ; le boiteux met ses yeux au service de l’aveugle, lequel prête ses jambes au boiteux. Mais tout à coup ces deux mendiants sont guéris malgré eux miraculeusement par la grâce de saint Martin, et ils se désolent ensemble, l’un d’avoir recouvré la vue, l’autre de retrouver l’usage de ses jambes, car ils perdent, avec leurs infirmités, le droit de demander l’aumône et de vivre aux dépens des âmes charitables.

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Il y a, dans cette petite pièce, des idées comiques, des mots plaisants, des vers naturels, en un mot, une franche allure de gaieté gauloise ; mais le style d’André de la Vigne n’est ni correct ni élégant ; on y rencontre aussi trop d’insouciance de la prosodie, qui, pour n’être pas encore fixée, était déjà devinée et comprises par les oreilles délicates. On peut supposer qu’André de la Vigne avait écrit d’autres pièces de théâtre qui ne sont pas venues jusqu’à nous.

Au reste, la représentation solennelle donnée à Seurre, en 1496, par la Confrérie des Enfants-sans-Souci ou par celle de la Mère-Sotte, prouve que ces deux Confréries théâtrales avaient des maîtres de jeux, lesquels parcouraient la France en s’arrêtant de ville en ville pour faire jouer leurs pièces avec le concours des habitants qui non-seulement leur fournissaient des acteurs et des spectateurs, mais encore qui se chargeaient de tous les frais de mise en scène, de décors et de costumes. Ainsi André de la Vigne avait lui-même monté cette représentation, en qualité d’auteur et de maître du jeu.