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Classiques Garnier

[Maistre Pierre Pathelin] Préface de l'éditeur

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PRÉFACE DE L’éDITEUR

Je suis bien sûr, dit Génin dans la préface de son édition, qu’il y a une filiation directe entre la farce de Pathelin et le Légataire, et le Tartuffe, et même le Misanthrope. – Cette farce est la gloire de notre vieux théâtre français ; on peut la regarder comme la première comédie écrite dans notre langue et représentée sur notre scène, comédie souvent imitée, souvent citée, qui a laissé des souvenirs impérissables dans les traditions de la gaieté gauloise. « En outre de la verve comique et de l’esprit de mots, dit encore Génin, dernier éditeur et commentateur de cette farce célèbre, l’auteur possédait, à un degré peu commun même aujourd’hui, l’entente dramatique, l’art de faire rendre à une situation tout ce qu’elle renferme, sans la surcharger et la noyer dans les détails.

Deux siècles et demi avant Génin et son édition si magnifique et si pauvre à la fois, un écrivain illustre, Étienne Pasquier, exprimait avec encore plus d’enthousiasme la même admiration pour la farce de Pathelin, qu’on ne jouait plus et qu’on ne lisait presque plus de son temps. « Ne vous souvient-il point, dit-il, de la response que fit Virgile à ceux qui lui improperoient l’estude qu’il employoit en la lecture d’Ennius, quand il leur dit qu’en ce faisant, il avoit appris à tirer de l’or d’un fumier ? Le semblable m’est advenu naguère, aux champs, où, estant destitué de la compagnie, je trouvay, sans y penser, la farce de maistre Pierre Pathelin, que je leu et releu avec tel contentement, que j’oppose maintenant cet eschantillon à toutes les comédies grecques, latines et italiennes. » (Recherches de la France, liv. VIII, chap. lix.)

Malgré le mérite littéraire et dramatique de cette farce, malgré l’immense vogue qu’elle obtint à son apparition, le nom de l’auteur est resté inconnu.

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Cet auteur on le cherche depuis longtemps, et on a cru le retrouver successivement dans Guillaume de Lorris, dans Jehan de Meung, dans François Villon, dans Pierre Blanchet et dans Antoine de La Sale. Enfin, on a même supposé un joueur de farces, un bazochien, nommé Pierre Pathelin, qui aurait inventé lui-même cette farce, qu’il représentait, comme on disait autrefois, d’original.

Guillaume de Lorris, qui a fait la première partie du fameux roman de la Rose, terminé par Jehan de Meung, mourut vers 1240 : il n’y a pas, dans la farce de Pathelin, un seul mot qui autorise à lui assigner une origine aussi ancienne. Cette opinion erronée et insoutenable ne repose que sur une phrase un peu légère que le comte de Tressan a laissé passer dans ses Œuvres diverses publiées en 1776 : « Il est vraisemblable, dit-il (Réflexions sommaires sur l’esprit), que Guillaume de Lorris est l’auteur de la charmante farce de l’avocat Pathelin, qui sera toujours le modèle de la plaisanterie la plus ingénieuse et la plus naïve. Ce qui peut servir à le prouver, c’est que Jehan de Meung cite des traits de cette pièce dans sa continuation du roman de la Rose. » Le comte de Tressan tenait à son système, car, déjà dans l’article Parade qu’il avait fourni à l’Encyclopédie de Diderot, en 1765, il disait : « Quelques auteurs attribuent cette pièce à Jehan de Meung ; mais Jean de Meung cite lui-même des passages de Pathelin dans sa continuation du roman de la Rose, et, d’ailleurs, nous avons de bien fortes raisons pour rendre cette pièce à Guillaume de Lorris. » Le comte de Tressan ne cite pas un seul de ces passages, qu’il eût été si curieux de produire, et qui par malheur n’existe nulle part dans le roman de la Rose, quoique nous ayons d’abord cru, sur sa parole, à leur existence. Il est possible cependant que l’auteur anonyme de la farce de Pathelin ait emprunté au roman de la Rose, que tout le monde savait par cœur au xvie siècle, quoique locution proverbiale ou même quelque vers devenu proverbe.

En outre, il ne faut pas oublier un rapprochement curieux, qui peut avoir été la cause d’une erreur littéraire accréditée par l’ignorance et par le temps. Il y a une sorte de poëme philosophique intitulé : Le Testament de Jehan de Meung ; il y a une petite farce qu’on doit considérer comme la suite de la grande farce de Pathelin et qui est intitulée : Le 47Testament de Pathelin. De là, entre ces deux ouvrages si différents l’un de l’autre, une confusion de titre et d’auteur, qu’il n’est pas difficile d’expliquer.

Quant à François Villon, le système qui lui attribue la farce de Pathelin aurait du moins quelque vraisemblance ; car cette farce fut composée et jouée à l’époque même où Villon rimait aussi pour le théâtre son monologue du Franc-Archer, lequel, au point de vue du style et des idées, offre plus d’un point de comparaison avec cette farce que Villon a connue certainement et dont il se souvient dans plus d’un endroit dans ses poésies. Mais c’est surtout le Testament de Pathelin, qui présente des analogies frappantes avec le grand et le petit Testament de Vil on. Néanmoins, si Villon avait été l’auteur de Maistre Pierre Pathelin ou du Testament de Pathelin, ses éditeurs, ses amis surtout, entre autres Jean de Calais, qui a le premier recueilli les vers du poëte dans le Jardin de Plaisance, n’eussent pas manqué d’ajouter l’une ou l’autre farce aux œuvres, si goûtées alors, de cet autre maître fourbe. Villon était, dit-on, un sobriquet donné à François Corbueil, en témoignage de ses villonneries ou larcins ; le nom de Pathelin devint aussi le synonyme de trompeur et de finasseur.

Il est possible qu’un avocat du nom de Pathelin ait vécu au milieu du xve siècle et que la notoriété de ses tromperies se trouve constatée par la farce qu’il aurait, dit-on, écrite et jouée lui-même dans une de ces troupes de comédiens qui follioient et folâtroient, suivant l’expression technique, sous la protection de la Bazoche ; mais cette conjecture ne s’appuie sur aucun fait, et il faut la reléguer, comme tant d’autres, dans les espaces imaginaires de l’hypothèse.

Pierre Blanchet, au contraire, est à peu près en possession légitime de l’honneur qui doit revenir à l’auteur de la farce de Pathelin. Il est désigné comme l’auteur, sans conteste, de cette farce, dans une foule de livres imprimés depuis plus d’un siècle. Nous aurions un remords de conscience si nous cherchions, comme l’a fait M. Génin, à le déposséder de cette glorieuse paternité que le temps a consacrés, à défaut de droits authentiques.

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Ce fut, en effet, Godard de Beauchamps qui signala pour la première fois, en 1735, Pierre Blanchet, comme pouvant être l’auteur de la farce de Pathelin. « Ce Pierre Blanchet pourroit bien être l’auteur de la farce de Pathelin, » dit-il dans ses Recherches sur les Théâtres de la France (p. 133 de l’édit. in-4°). Il ne faut pas croire que cette supposition soit purement gratuite de la part de Beauchamps. Cet historien du théâtre est le mieux renseigné de tous ceux qui ont écrit sur le même sujet ; il avait à sa disposition une quantité de manuscrits précieux et de renseignements inédits qui ont disparu ; il puisait a volonté dans plusieurs grandes bibliothèques dramatiques, qui ont été dispersés depuis et dont les livres portaient d’anciennes notes, qu’il a souvent recueillies. Nous sommes donc à peu près certain qu’il avait trouvé le nom de Pierre Blanchet, écrit à la main sur un vieil exemplaire de la farce de Pathelin.

Pierre Blanchet, né à Poitiers vers 1459, avait d’abord suivi le barreau dans cette ville où la Bazoche donnait de si belles représentations théâtrales. Il fut avocat sans doute, probablement avocat sous l’orme, suivant l’expression de la farce qu’on lui attribue ; de plus, il était poëte, il composait des rondeaux, des satires et des farces. Ce n’était point assez pour le faire subsister. A l’âge de quarante ans, il quitta brusquement le Palais et il embrassa l’état ecclésiastique ; on peut croire qu’il obtint un canonicat ou quelque bénéfice, dont les revenus lui permirent de vivre tranquille, pendant vingt ans encore, sans cesser toutefois de rimer ; mais les huitains, les noëls et les dictés ou dits avaient succédé aux farces et aux satires.

Dans une lettre en vers que Pierre Gervaise, assesseur de l’official de Poitiers, adresse à Jean Bouchet, poëte et procureur dans la même ville (voy. les Épîtres familières de J. Bouchet, fol. 22), la Rhétorique, personnifiée en muse, apparaît à l’auteur de la lettre et lui parle en ces termes :

Regarde aussi maistre Pierre Blanchet,

Qui sceut tant bien jouer de mon huchet (porte-voix),

Et composer satyres proterveuses,

Farces aussi, qui n’estoient ennuyeuses.

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Maître Pierre Blanchet parait donc être le prototype de maître Pierre Pathelin.

L’auteur de ces farces était mort en 1519, et son ami, son compagnon de la Bazoche, Jean Bouchet, avait composé une épitaphe qui vaut une biographie de Pierre Blanchet. La voici en entier :

Cy gist, dessoubz ce lapideux cachet,

Le corps de feu maistre Pierre Blanchet,

En son vivant, poëte satyrique,

Hardy sans lettre et fort joyeux comique.

Luy, jeune estant, il suyvoit le Palais

Et composoit souvent rondeaux et laiz ;

Faisoit jouer sur eschaffaulx Bazoche,

Et y jouoit par grant art sans reproche.

En reprenant, par ses satyricz jeux,

Vices publicz et abus outrageux ;

Et tellement, que gens notez de vice

Le craignoient plus que les gens de justice

Ne que prescheurs et concionateurs,

Qui n’estoient pas si grans déclamateurs,

Et néantmoins, parce qu’il fut affable,

A tous estoit sa présence agréable.

Or, quant il eut quarante ans, un peu plu,

Tous ces esbats et jeulx de luy forclus,

Il fut faict prestre, et en cest estat digne

Duquel souvent se réputoit indigne,

Il demoura vingt ans, très-bien disant

Heures et messe, et paisible gisant.

Et néantmoins, par passe-temps honneste,

Luy, qui n’estoit barbare ne agreste,

Il composoit bien souvent vers, huytains,

Noëlz, dictez, de bonnes choses plains.

Et, pour la fin, son ordonnance ultime

Et testament feit en plaisante rithme,

Où plusieurs legs à tous ses amis feit,

Plus à plaisir qu’à singulier proffit :

Fusmes trois que ses exécuteurs nomme,

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Lesquels chargea de faire dire en somme,

Après sa mort, des messes bien trois cens,

Et les païer de nostre bourse, sans

Rien de ses biens, lesquels laisseroit, prendre,

Comme assuré qu’à ce voudrions tendre.

Après mourut, sans regret voluntiers,

L’an mil cinq cens et dix-neuf, à Poitiers,

Dont fut natif. Priez donc Dieu pour l’ame

Du bon Blanchet, qui fut digne qu’on l’ame !

Cette curieuse épitaphe, dont le dernier éditeur du Pathelin ne cite que des lambeaux, renferme, à notre sens, tout ce qu’il faut pour démontrer que Pierre Blanchet est bien réellement l’auteur de la farce qu’on lui dispute. Il est bon d’établir d’abord qu’à l’époque où cette farce fut écrite, c’est-à-dire vers 1467 ou 1470 au plus tard, le meilleur poëte satirique, le meilleur joyeux comique, a été maître Pierre Blanchet. Il était alors avocat à Poitiers et il jouait par grand art dans les farces qu’il faisoit jouer sur eschaffaulx par ses confrères de la Bazoche. Quand il se fut fait prêtre, à l’âge de quarante ans, il se réputait indigne de sa nouvelle profession, et il continuait son métier de poëte. A sa mort, il rédigea en plaisante rithme son testament bouffon, dans lequel il fondait plus de trois cents messes, en chargeant ses exécuteurs testamentaires de les payer de leur bourse, et en distribuant entre ses amis plusieurs legs plus à plaisir qu’à singulier profit.

Voilà bien le testament que dicte maître Pierre Pathelin dans la farce intitulée le Testament de Pathelin, et composée évidemment après la mort du héros de la première farce pathelinoise. Il est même probable que nous n’avons qu’une petite partie du testament satirique et joyeux que laissa maître Pierre, dans ce qui nous reste de ce testament ; il n’y est pas question des trois cents messes, mais on y voit que Pathelin lègue ses écus à Guillemette, en cas qu’elle les trouve dans la cassette où ils ne sont plus. Parmi les legs faits plus à plaisir qu’à singulier profit, on remarque celui-ci, que Pathelin ou plutôt maître Pierre Blanchet assigne à ses anciens amis de la Bazoche de Poitiers et du théâtre des Enfants-sans-Souci :

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Après, tous vrays gaudisseurs,

Bas percez, gallans sans soucy,

Je leur laisse les routisseurs,

Les bonnes tavernes aussi.

Il faut encore, dans cette farce du Testament de Pathelin, noter un passage qui se rapporte très-probablement à maître Pierre Blanchet, lequel, d’avocat, s’était fait prêtre et n’avait pas renoncé à ses vieilles habitudes de poëte satirique. Guillemette lui dit, en le voyant chercher son sac aux causes perdues :

Je ne sçay quel mouche vous poinct !…

Par celuy Dieu qui me fist naistre,

Je cuyde que, se estiez prestre,

Vous ne chanteriez que de sacs

Et de lettres !…

Enfin, dans la farce de Pathelin il y a une équivoque évidente à l’occasion du mot blanchet, qui signifiait à la fois une chemise ou une camisole blanche et un petit blanc ou denier ; équivoque très-intelligible que l’auteur oppose, par une autre équivoque gaillarde, au mot brunette, qui s’entendait en même temps d’une fille brune et d’une étoffe de laine. On peut imaginer de quels rires l’auditoire accueillait ce double jeu de mots, sortant de la bouche de maître Pierre Blanchet lui-même :

J’achèteray ou gris ou verd :

Et pour un blanchet, Guillemette,

Me fault trois quartiers de brunette

Ou une aulne…

Il nous semble donc très-juste et très-convenable de laisser à Pierre Blanchet ce que Génin a voulu rendre à Antoine de La Sale.

Antoine de La Sale est le rédacteur ou l’acteur de ce chef-d’œuvre de joyeuseté gauloise qu’on nomme les Cent Nouvelles nouvelles, recueil de cent chapitres ou histoires, ou, pour mieulx dire, nouveaulx comptes à plaisance, racontés en 1456 au château de Genappe par le dauphin Louis, qui fut 52depuis Louis XI, par le comte de Charolais qui fut depuis Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, et par les gentilshommes de ces deux princes. C’était une tâche difficile que de se faire le secrétaire de cette belle assemblée où l’on narrait tant de bons contes. Antoine de La Sale s’acquitta de cette tâche avec infiniment de bonheur et de talent. Son livre fut pendant longtemps le bréviaire égrillard des gens de cour. Cet Antoine de La Sale, qui devint, peut-être à cause de ces plaisants livres, gouverneur des fils du roi René d’Anjou, écrivit d’autres ouvrages de genre différent ; le plus connu est l’Histoire et plaisante Chronique du petit Jehan de Saintré et de la dame des Belles-Cousines ; le plus remarquable est celui qui a pour titre les Quinzes Joyes du mariage.

Génin a voulu augmenter le bagage littéraire d’Antoine de La Sale en y ajoutant la farce de Pathelin, que le spirituel acteur des Cent Nouvelles nouvelles n’a jamais songé à s’approprier de la même façon que Pathelin emporta son drap. On ne prête qu’aux riches : c’est la raison la plus valable que Génin ait mise en avant pour rapporter à un prosateur l’œuvre d’un poëte. Antoine de La Sale est un des joyeux conteurs des Cent Nouvelles nouvelles, donc il est l’auteur de la farce de Pathelin ; Antoine de La Sale s’est montré naïf et habile écrivain dans l’Histoire du petit Jehan de Saintré, donc il est l’auteur de la farce de Pathelin ; Antoine de La Sale a écrit les Quinze Joyes du mariage, œuvre qu’on est convenu de lui attribuer, faute de savoir à qui donner ce petit chef-d’œuvre de raillerie fine et de verve comique ; donc il est l’auteur de la farce de Pathelin.

Telle est la force d’argumentation que Génin appelle à son aide, en se vantant d’avoir « cette délicatesse d’organe, cette sûreté de tact, cet instinct, cette finesse » que réclame la chasse aux anonymes et pseudonymes. Ce n’est pas tout pourtant : Génin a découvert, dans la farce même de Pathelin, les preuves de l’attribution qu’il soutient et qu’il défend avec une sorte d’aveugle frénésie. Oui, Génin a remarqué que le drapier vend du drap qui a le de Bruxelles : « Genappe est à une lieue de Bruxelles ! » s’écrie Génin triomphant, de la trouvaille. Le même drapier jure par saint Gigon : « Saint Gigon est la forme flamande du nom de saint Gengoult, dit Génin avec cette assurance 53qui ne l’abandonne jamais, surtout quand il se fourvoie ; Guillaume Joceaume est donc Flamand » Pathelin, dans la scène où il feint d’avoir le délire, après avoir parlé tour à tour limousinois, picard, normand et bas-breton, se met à gergonner aussi en flamand : cela prouve, selon Génin, que la farce a été jouée d’abord sur le théâtre de Genappe ! En dernier lieu, si l’on prend 1460 pour la date probable de la composition du Pathelin, l’auteur inventé par Génin, Antoine de La Sale, aurait eu alors soixante-deux ans : « Molière en avait cinquante-trois, nous fait observer Génin, lorsqu’il donna le Malade imaginaire. »

Que peut-on répondre à de pareils raisonnements ? Rien, si ce n’est conseiller à maître Génin de laisser là maître Pathelin et de retourner à ses moutons … de jésuites ; car on sait que Génin a fait aux pauvres jésuites une terrible guerre avec les armes de Pascal, avant de s’attaquer aux hommes d’érudition tels que Paulin Paris, Francisque Michel et quelques autres, qui ont eu le tort de ne pas attendre la permission du dernier éditeur de Pathelin pour s’occuper avec succès de notre ancienne littérature.

Cette dernière édition de la farce de Pathelin est l’exegi monumentum de la critique hargneuse de Génin : splendide édition, beau caractère, beau papier, beau tirage ; mais le reste est peu de chose : une introduction pleine de paradoxes, d’erreurs et d’inutilités, le tout assaisonné de fine fleur de pédanterie ; la farce de Pathelin offrant, il est vrai, un texte plus correct et mieux étudié que les précédentes éditions ; des notes verbeuses, qui n’expliquent presque jamais le texte de l’auteur et qui pataugent ordinairement dans les champs vagues de l’étymologie. Voilà ce que Génin nous a donné comme son testament littéraire. Mieux vaut encore le Testament de Pathelin.

Selon Génin, le nom de Pathelin, qu’il écrit arbitrairement Patelin, a pour étymologie le mot patte, « ou, selon l’ancienne orthographe, pate. Patelin est un cajoleur, un homme qui fait patte de velours : chez les Latins palpa, chez La Fontaine et nos vieux auteurs, pate-pelu. » Génin, cette fois seulement, est en désaccord avec Ducange, dont il se fait partout le fidèle écho ; car Ducange avait cru que Pathelin était le même mot que patalin et patarin, nom donné aux hérétiques albigeois, 54et devenu, dit-il, un adjectif caractéristique, parce que ces hérétiques s’efforçaient de séduire et d’attirer à leur doctrine par des manières insinuantes : hos (Valdenses) nostri patalins et patelins vocantur… hinc patelins vulgo appellamus fallaces, adulatores, blandos assentatores, qui, ut sunt hæreticorum plerique, palpando decipiunt… Certes, il en a dû coûter à Génin pour rompre ainsi en visière à Ducange, dont, il avait fait son complice dans toutes les aventures de son érudition de contrebande. Génin, qui comptait sur Pathelin pour s’immortaliser, n’a pas souffert que La Monnoye eût le dernier mot sur l’étymologie du nom de ce maître fourbe : « Il faut écrire Patelin, avait dit La Monnoye dans les notes de la Bibliothèque françoise de Du Verdier, parce que ce mot ne vient ni de paqoς ni de e{paqon, mais du bas latin pasta, de la pâte, dont on a fait le verbe appâter, dans la signification d’attirer par des manières flatteuses, comme par un appât, pour faire tomber dans le piége. »

Après La Monnoye, après Ducange et même après Génin, il est téméraire de jouer à l’étymologie ; cependant on nous permettra de constater que les plus anciens textes donnent pathelin et non patelin, ce qui prouve que la lettre h avait sa raison d’être dans ce nom aussi bien que dans mathelin, auquel nous assignons une origine contemporaine du premier mot. Or mathelin dérive de l’italien matto, qui veut dire fou : pourquoi pathelin ne viendrait-il pas aussi de l’italien patto, signifiant pacte, accord, contrat ? Pathelin voudrait dire alors tout naturellement un avocat fin et retors, qui marchande avec le drapier et qui pactise avec le berger Agnelet.

Mais, quel que soit le sens primitif du nom de Pathelin, il ne se montre pas dans la langue avant la fin du xve siècle. Dès l’année 1469, le mot pateliner apparaît dans une charte, qui a été publiée récemment (voyez la Bibliothèque de l’École des chartes, 2e série, tome IV, page 259). Ce mot, qui procède évidemment du nom de Pathelin, est employé, dans des lettres de rémission, de manière à faire allusion à la farce dont Pathelin est le héros : « Vous cuidez pateliner et faire du malade, pour cuider coucher céans. » Génin a prétendu trouver, dans les Cent Nouvelles nouvelles, deux autres allusions qui seraient un peu antérieures 55à celles de la charte de 1469 ; mais Génin s’est lourdement trompé, n’en déplaise à Ducange. Dans la nouvelle LXXXI, il remarque cette phrase : « Messeigneurs, pardonnez-moy que je vous ai fait payer la baye. » La farce de Pathelin n’a rien à faire là dedans. « Il est évident, dit Génin, que le rédacteur de cette Nouvelle connaissait le dénoûment de Pathelin, et que déjà ce dénoûment avait mis dans la langue cette expression : payer la baye, qui s’est modifiée depuis : payer en baye, payer d’une baye. » Génin aurait dû se rappeler que le mot baye, dans le sens de tromperie mystificative, était bien plus ancien que le procès du berger de Pathelin. Mais, dans le passage allégué, il faut lire certainement la bayée, et non la baye, suivant le texte de l’édition originale de 1480, dans lequel nous avions nous-même proposé, par erreur, le changement que Génin s’est trop empressé d’adopter à l’appui de son système. Or, cette expression proverbiale : faire payer la bayée, signifie seulement : leurrer d’un faux espoir, faire attendre en vain ; car bayée, c’est l’action d’attendre la bouche ouverte en bayant Le second passage des Cent Nouvelles nouvelles, que Génin essaye de rattacher à cette même farce de Pathelin, est extrait de la XXe nouvelle, où certain mari, ayant invité à dîner les parents de sa femme, « les servoit grandement en son patois à ce dîner. » Il n’y a pas là dedans le moindre mot de Pathelin ; mais Génin n’est pas en peine pour si peu. « C’est encore là, dit-il, un souvenir de la farce de Pathelin ; car le mot patois est une syncope de patelinois, créé depuis dans la scène des jargons, scène qui eut tant de succès, qu’on a dit, à partir de là, pour marquer un homme subtil et retors : Il entend son patelin ; parler patelin ou patelinois ; langage patelinois. C’est la vraie origine du mot patois, que Balzac fait venir de patavinitas, et Chevreau, de patacinus. » Faire venir patois de pâtelinois ! Autant vaudrait prouver que Pathelin vient de Génin.

Suivant cet éditeur, qui ne doute de rien, la farce aurait été composée originairement sous le roi Jean, vers 1356, et depuis rajeunie, vers 1460, par Antoine de La Sale, Génin a fut intervenir le roi Jean dans la date de la composition primitive de cette farce, pour justifier des calculs absurdes sur la valeur relative des monnaies à cette époque et pour expliquer un passage de la farce où il est question de ces monnaies. 56Génin n’a pas songé qu’Antoine de La Sale, en refaisant, en récrivant une farce vieille de plus d’un siècle, n’y eût pas laissé substituer un semblable anachronisme dans la désignation des espèces monétaires qui avaient cours de son temps. Au reste, Génin n’a fait que répéter ici l’allégation, assez mal fondée, du comte de Tressan, qui avait dit avant lui : « Vers la fin du xve siècle, pour pouvoir jouer la farce de Pathelin, composée probablement aux environs du règne de Charles V, il en fallut rajeunir le style. »

Une appréciation plus exacte de la valeur des monnaies qui sont citées dans la farce de Pathelin, nous autorise à fixer la composition de cette farce entre les années 1467 et 1470. Quant à savoir positivement en quelle ville de France elle a été composée et d’abord représentée, c’est ce que l’étude la plus minutieuse du style et de tous les détails de la pièce ne nous a pas fait découvrir. On avait pensé, à vue de pays, que Pathelin devait être normand ; mais on a trouvé aussi de très-bonnes raisons pour démontrer qu’il était plutôt français, c’est-à-dire natif de l’Ile-de-France, et on a fini par placer le lieu de la scène en pleine Brie, où il y a toujours eu tant de moutons et de bergers. Il faut choisir entre Meaux ou Brie-Comte-Robert, pour y établir le théâtre des faits et gestes de maître Pathelin ; car l’auteur anonyme de la farce désigne, dans la folie feinte de son personnage, un abbé d’Hyvernaux, qui devait être bien connu de tout l’auditoire devant lequel la pièce était jouée. L’abbaye d’Hyvernaux se trouvait justement à une lieue de Brie-Comte-Robert.

Il est question de Pathelin, pour la première fois, dans les Repues franches, attribuées à Villon, et rimées vers 1480 :

Les hoirs de défunt Pathelin,

Qui sçavez jargon Jobelin.

Dans le même recueil des Repues franches, les disciples de Villon, adressant la parole à un maître fripon de leur troupe, lui disent :

Passe tous les sens Pathelin,

Car, se venir peux en la fin

De Villon et Poquedenaire,

Passé seras maistre ordinaire.

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Coquillart, qui écrivait aussi vers 1480, fait allusion à la farce de Pathelin dans le Monologue des Perruques :

Les ungs, par leur fin Jobelin,

Les autres, par leur Pathelin,

Fournissent à l’appointement

D’un cedo bonis nettement.

Le même Coquillart, dans ses Droits nouveaux, se sert du verbe patheliner :

Danser, joncher, patheliner.

Quelques années plus tard, Pierre Gringoire, qui était à la fois un célèbre auteur de farces et un très-habile comédien, n’a garde d’oublier la farce de Pathelin, où il avait peut-être figuré comme acteur dans les représentations de la Mère-Sotte et du Prince des Sots. Il enregistre ce proverbe déjà populaire, dans les Feintises du monde :

Tel dit : Venez manger de l’oye !

Qui cheuz luy n’a rien appresté.

Dans le même recueil de proverbes rimés, il emploie encore proverbialement le mot Pathelin, qui reparaît ensuite avec la même acception dans une multitude de livres en vers et en prose :

Tel sait bien faire une maison,

Qui ne sçauroit faire un moulin ;

Tel a l’argent par beau blason,

Qui n’entend pas son Pathelin.

Enfin, Charles Bourdigné, dans la ballade qui précède la Légende de maistre Pierre Faifeu, publiée en 1526, parle de la farce de Pathelin comme d’un de ces ouvrages populaires qu’on était las de lire et d’entendre citer partout :

De Pathelin n’oyez plus les cantiques,

De Jehan de Meung la grant jolyveté,

Ne de Villon les subtiles trafficques,

Car, pour tout vray, ils n’ont que nacqueté.

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En effet, depuis longtemps la farce de Pathelin, répandue de tous côtés par de nombreuses réimpressions successives, avait passé à l’étranger et était devenue aussi populaire en Allemagne qu’en France : le savant professeur Reuchlin, qui avait eu sans doute occasion de la voir représenter, lorsqu’il suivait les cours de l’université d’Orléans, la paraphrasa en vers latins et fil jouer par ses élèves, en 1497, cette mauvaise imitation de la pièce française (Scenica progymnasmata) à Heidelberg, devant l’évêque de Worms, qui distribua des bagues et des pièces d’or aux jeunes acteurs. La paraphrase latine de Reuchlin eut les honneurs de plusieurs éditions, et elle encouragea sans doute un Français, Alexandre Connibert, à entreprendre une traduction latine, plus littérale, de la fameuse farce qu’on mettait dès lors au niveau des comédies de Plaute et de Térence. L’ouvrage de Connibert, intitulé Patelinus alias veterator, nova comœdia, fut imprimé à Paris, chez Guillaume Eustache, en 1512.

Les manuscrits de la farce de Pathelin sont rares, parce que la première édition est presque contemporaine de la composition de cette farce. On en cite seulement trois ou quatre : l’un, provenant de la collection du duc de La Vallière et conservé aujourd’hui à la Bibliothèque nationale, serait, suivant Génin, « l’œuvre tronquée et rajeunie en beaucoup de lieux d’une main du xvie siècle, ignorante et précipitée. » Le second manuscrit, conservé également à la Bibliothèque nationale, appartenait au savant Émery Bigot : il paraît être d’une date plus ancienne et présente un texte plus authentique, dans lequel le propriétaire du manuscrit a introduit de bonnes corrections. Enfin, le manuscrit, malheureusement incomplet, qui faisait partie de la bibliothèque de Soleinne, a passé dans celle de M. le baron Taylor ; c’est un manuscrit sur vélin, de la fin du xve siècle, très-précieux, surtout à cause des excellentes leçons qu’on y remarque et qui n’ont pas encore été recueillies.

Au reste, la première édition imprimée est peut-être aussi ancienne que ce manuscrit ; car, sans admettre que l’édition sans date, sortie des presses de Pierre le Caron, remonte à l’année 1474, comme l’a dit La Monnoye, trompé par une fausse indication qu’il a puisée dans 59l’Histoire de l’Imprimerie et de la Librairie de Paris, on peut croire que la farce de Pathelin a paru d’abord vers 1486 ou 1488, à Paris et à Lyon. Il existe plusieurs éditions in-4°, sans date, de cette époque : l’une attribuée à Guillaume Leroy, imprimeur de Lyon ; l’autre portant le monogramme de Pierre Levet, imprimeur de Paris. L’édition de Pierre Le Caron, sans date, est de 1489. Il y a une édition, datée de 1490, imprimée à Paris chez Guillaume Beneaut, in-4° goth. avec fig. sur bois. Ensuite, les éditions sans date et avec date, in-4°, in-8° et in-16, se multiplient de telle sorte, qu’on en compte plus de vingt-cinq jusqu’à la fin du xvie siècle.

Mais ce n’était déjà plus le vrai Pathelin, restitué à son naturel ; c’était un Pathelin mis en meilleur langage, comme on disait audacieusement, en mutilant et en gâtant nos vieux auteurs pour les rendre plus intelligibles. Le xviisiècle ne compte que deux de ces éditions à la moderne ; il y a deux éditions aussi dans le xviiie siècle, mais du moins on y a respecté le texte original, qui, après un siècle d’intervalle, reparaît de nos jours, en 1853, par les soins de M. Geoffroy-Château, et en 1854, dans la grande édition publiée avec tant de fracas par Génin. C’est à la comédie de l’Avocat Pathelin, par Brueys, qu’il faut attribuer l’espèce d’abandon, sinon le dédain, dans lequel était tombée la farce originale, que Molière et La Fontaine avaient pourtant recommandée à leurs contemporains : on se contentait de la comédie de Brueys, qui était restée au répertoire du Théâtre-Français et qui revenait souvent divertir le parterre ; mais l’édition publiée par le libraire Coustelier en 1723 remit en honneur ce précieux monument de notre ancien théâtre, et, prouva combien Brueys avait défiguré la vieille farce de Pathelin, qui est encore aujourd’hui, quoique âgée de quatre cents ans, un chef-d’œuvre d’esprit, de malice, de comique et de naïveté.