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Classiques Garnier

[La Condamnacion de bancquet] Préface de l'éditeur

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Recueil de farces, soties et moralités du xve siècle
  • Pages : 315 à 320
  • Collection : Textes littéraires du Moyen Âge, n° 2
  • Thème CLIL : 3438 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moyen Age
  • EAN : 9782812444326
  • ISBN : 978-2-8124-4432-6
  • ISSN : 2261-0804
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4432-6.p.0315
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/11/2010
  • Langue : Français
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PRÉFACE DE L’ÉDITEUR

Cette singulière moralité, qu’on peut regarder comme un des chefs-d’œuvre du genre, se trouve dans un recueil fort rare, dont la première édition est intitulée : La Nef de santé, avec le Gouvernail du corps humain et la Condamnacion des bancquetz à la louenge de diepte et sobriété, et le Traictié des Passions de l’ame. On lit à la fin du volume, in-4° gothique de 98 ff., à 2 colonnes : Cy fine la Nef de santé et la Condampnacion des bancquetz avec le Traicté des Passions de l’ame. Imprimé à Paris pour Anthoine Verard, marchant libraire, demeurant à Paris. Au-dessous de la marque de Verard : Ce present livre a esté achevé d’imprimer par ledit Verard le XVIIIe jour de janvier mil cinq cent et sept. Ce recueil contient quatre ouvrages différents : la Nef de santé et le Gouvernail du corps humain, en prose ; la Condamnacion de Bancquet, et le Traicté des Passions de l’ame, en vers.

On compte au moins quatre éditions, non moins rares que la précédente ; l’une imprimée à Paris, le XVIIe jour d’avril 1511, par Michel Lenoir, libraire, pet. in-4° de 96 ff. à 2 colonnes, avec fig. en bois ; l’autre, imprimée également à Paris, vers 1520, par la veufve feu Jean Trepperel et Jehan Jehannot, pet. in-1° goth. à 2 colonnes, avec fig. en bois ; l’édition de Philippe Lenoir, sans date, que cite Du Verdier, n’a pas été décrite par M. Brunet, qui s’étonne avec raison de ne l’avoir jamais rencontrée ; en revanche, M. Brunet cite une autre édition, avec cette adresse : A Paris, en la rue neufve Nostre Dame, à l’enseigne sainct Jehan Baptiste près saincte Genevieve des Ardens.

Ce recueil, malgré ses cinq éditions bien constatées, est si peu connu, que La Croix du Maine ne l’a pas compris dans sa Bibliothèque françoise, et qu’Antoine Du Verdier, dans la sienne, ne fait que le mentionner incomplètement parmi les ouvrages anonymes. De Beauchamps, dans ses Recherches sur les théatres de la France, et le duc de la Vallière, dans 316sa Bibliothèque du Théâtre françois, ne l’ont pas oublié cependant : ils le citent avec exactitude, en nommant l’auteur Nicole de la Chesnaye. C’est le nom, en effet, qui figure en acrostiche dans les dix-huit derniers vers du prologue de la Nef de santé.

Cet auteur, poëte, savant et moraliste, qui était médecin de Louis XII, serait absolument ignoré, si l’abbé Mercier de Saint-Léger n’avait pas écrit cette note sur l’exemplaire qui appartenait à Guyon de Sardière et que nous avons vu dans la bibliothèque dramatique de M. de Soleinne : « Ce Nicolas de la Chesnaye doit être le même que Nicolaus de Querquete, dont Du Verdier (t. IV, p. 181 de l’édit. in-4°) cite le Liber auctoritatum, imprimé à Paris aux dépens d’Antoine Verard, en 1512, in-8°. A la fin de cette compilation latine de Querqueto, on trouve un acrostiche latin qui donne Nicolaus de la Chesnaye, et à la fin du prologue de la Nef de santé, imprimée dès 1507, aussi aux dépens de Verard, il y a un acrostiche qui donne les mêmes noms : Nicole de la Chesnaye. » On ne sait rien de plus sur Nicole ou Nicolas de la Chesnaye.

Le prologue en prose, que nous croyons devoir réimprimer ici, nous apprend seulement que l’acteur avait été requis et sollicité par plus grand que soy de mettre la main à la plume et de rédiger en forme de moralité son ouvrage diététique autant que poétique. On peut supposer que Nicole de la Chesnaye, qui a dédié son recueil à Louis XII, désigne ce roi et la reine Anne de Bretagne, en disant qu’il a été contraint de se faire poète, non-seulement pour complaire à aucuns esprouvez amys, mais pour obéir à autres desquelz les requestes lui tiennent lieu de commandement. Voici ce prologue, où l’on voit que, si cette moralité avait été faite pour la représentation, elle n’était pas encore représentée sur l’eschaffaut, c’est-à-dire en public, lorsqu’elle fut publiée en 1507 et peut-être auparavant.

Comment l’Acteur ensuyt en la Nef de Santé la Condamnation des Bancquetz, à la louenge de diette et sobriété, pour le prouffit du corps humain, faisant prologue sur ceste matière.

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« Combien que Orace en sa Poeterie ait escript : Sumite materiam vestris qui scribitis aptam viribus. C’est-à-dire : “O vous qui escrivez ou qui vous meslez de copier les anciennes œuvres, elisez matiere qui ne soit trop haulte ne trop difficile, mais soit seullement convenable à la puissance et capacité de vostre entendement.” Ce neantmoins, l’acteur ou compositeur de telles œuvres peut souventesfois estre si fort requis et sollicité par plus grand que soy, ou par aucuns esprouvez amys, ou par autres desquels les requestes luy tiennent lieu de commandement, qu’il est contraint (en obeyssant) mettre la main et la plume à matiere si elegante ou peregrine que elle transcede la summité de son intelligence. Et à telle occasion, moy, le plus ignorant, indoct et inutile de tous autres qui se meslent de composer, ay prins la cure, charge et hardiesse, à l’ayde de Celuy qui linguas infan tium facit disertas, de mettre par ryme en langue vulgaire et rediger par personnages en forme de moralité ce petit ouvrage qu’on peut appeler la Condampnacion du Banquet : à l’intencion de villipender, detester et aucunement extirper le vice de gloutonnerie, crapule, ebrieté, et voracité, et, par opposite, louer, exalter et magnifier la vertu de sobriété, frugalité, abstinence, temperence et bonne diette, en ensuyvant ce livre nommé la Nef de sant et Gouvernail du corps humain. Sur lequel ouvrage est à noter qu’il y a plusieurs noms et personnages des diverse maladies, comme Appoplexie, Epilencie, Ydropisie, Jaunisse, Goutte et les autres, desquels je n’ay pas tousjours gardé le genre et sexe selon l’intencion ou reigles de grammaire. C’est à dire que en plusieurs endrois on parle à iceux ou d’iceux par sexe aucunesfois masculin et aucunesfois feminin, sans avoir la consideracion de leur denominacion ou habit, car aussi j’entens, eu regard à la proprieté de leurs noms, que leur figure soit autant monstrueuse que humaine. Semblablement tous les personnages qui servent à dame Experience, comme Sobrieté, Diette, Seignée, Pillule et les autres, seront en habit d’homme et parleront par sexe masculin, pour ce qu’ilz ont l’office de commissaires, sergens et executeurs de justice, et s’entremettent de plusieurs choses qui affierent plus convenablement à hommes que à femmes. Et pour ce que telles œuvres que nous appelions jeux ou moralitez ne sont tousjours facilles 318à jouer ou publiquement representer au simple peuple, et aussi que plusieurs ayment autant en avoir ou ouyr la lecture comme veoir la representacion, j’ay voulu ordonner cest opuscule en telle façon qu’il soit propre à demonstrer à tous visiblement par personnages, gestes et parolles sur eschauffaut ou aultrement, et pareillement qu’il se puisse lyre particulierement ou solitairement par maniere d’estude, de passe-temps ou bonne doctrine. A ceste cause, je l’ay fulcy de petites gloses, commentacions ou canons, tant pour elucider ladicte matiere comme aussi advertir le lecteur, des acteurs, livres et passaiges, desquels j’ay extraict les alegations, histoires et auctoritez inserées en ceste presente compilacion. Suffise tant seulement aux joueurs prendre la ryme tant vulgaire que latine et noter les reigles pour en faire à plain demonstration quant bon semblera. Et ne soit paine ou moleste au lisant ou estudiant, pour information plus patente veoir et perscruter la totallité tant de prose que de ryme, en supportant tousjours et pardonnant à l’imbecilité, simplicité, ou inscience du petit Acteur. »

Cette moralité, dont nous attribuons l’idée première à Louis XII lui-même, fut certainement représentée par la troupe des Enfants-sans-Souci et de la Mère-Sotte, car le sujet allégorique qu’elle met en scène devint assez populaire pour être reproduit en tapisseries de haute lice, tissées dans les manufactures de Flandre et destinées à orner les châteaux et hôtels des seigneurs. Voyez dans le grand ouvrage de M. Achille Jubinal et Sansonnetti : Les anciennes tapisseries historiées, le dessin et la description d’une tapisserie qui représente en six pièces la moralité de la Condamnation de Banquet ; mais cette tapisserie, que M. Sansonnetti a découverte à Nancy, ne provient pas des dépouilles de Charles le Téméraire, mort en 1475, comme M. Jubinal a essayé de le démontrer dans une notice savante et ingénieuse.

Si la moralité de Nicole de la Chesnaye est plus courte et moins embrouillée que la plupart des moralités de la même époque, le sujet n’en est pas moins compliqué. On en jugera par ce simple aperçu : Trois méchants garnements, Diner, Souper et Banquet forment le complot de mettre à mal quelques honnêtes gens qui ont l’imprudence d’accepter 319leur invitation d’aller boire et manger chez eux. Ce sont Bonne compagnie, Accoutumance, Friandise, Gourmandise, Je-bois-à-vous et Je-pleige-d’autant. Au milieu du festin, une bande de scélérats, nommés Esquinancie, Apoplexie, Epilencie, Goutte, Gravelle, etc., se précipitent sur les convives et les accablent de coups, si bien que les uns sont tués, les autres blessés. Bonne compagnie, Accoutumance et Passe-Temps, échappés du carnage, vont se plaindre à dame Expérience et demandent justice contre Diner, Souper et Banquet. Dame Expérience ordonne à ses domestiques, Remède, Secours, Sobresse, Diète et Pilule, d’appréhender au corps les trois auteurs du guet a pens.

C’est alors que commence le procès des trois accusés pardevant les conseillers de dame Expérience, savoir : Galien, Hypocras, Avicenne et Averroys. Laissons Mercier de Saint-Léger continuer l’analyse de la moralité, dans la Bibliothèque du Théâtre français, publiée sous les auspices du duc de la Vallière : « Expérience condamne Banquet à être pendu ; c’est Diette qui est chargé de l’office du bourreau. Banquet demande à se confesser : on lui amène un beau père confesseur ; il fait sa confession publiquement, il marque le plus grand repentir de sa vie passée et dit son Confiteor. Le beau père confesseur l’absout, et Diette, après lui avoir mis la corde au cou, le jette de l’échelle et l’étrangle. Souper n’est condamné qu’à porter des poignets de plomb, pour l’empêcher de pouvoir mettre trop de plats sur la table ; il lui est défendu aussi d’approcher de Diner plus près de six lieues, sous peine d’être pendu s’il contrevient à cet arrêt. »

Il résulte de ce jeu par personnages, qui justifie parfaitement son titre de moralité, que le banquet ou festin d’apparat, où l’on mange et boit avec excès, est coupable de tous les maux qui affligent le corps humain : il doit donc être condamné et mis hors la loi. Quant au souper, on lui permet de subsister, à condition qu’il viendra toujours six heures après le diner. C’est là le régime diététique qui fut suivi par Louis XII jusqu’à son mariage en troisièmes noces avec Marie d’Angleterre : « Le bon roy, à cause de sa femme, dit la Chronique de Bayard, avoit changé du tout sa manière de vivre, car où il souloit disner à huit heures, il convenoit qu’il disnast à midy ; où il souloit 320se coucher à huit heures du soir, souvent se couchoit à minuit. » Trois mois après avoir changé ainsi son genre de vie, Louis XII mourut, en regrettant sans doute de n’avoir pas mieux profité des leçons de la moralité, rimée naguère par son médecin.

Cette moralité est très-curieuse pour l’histoire des mœurs du temps aussi bien que pour l’histoire du théâtre ; on y voit indiqués une foule de détails sur les jeux de scène, les costumes et les caractères des personnages. Elle est écrite souvent avec vivacité, et l’on y remarque des vers qui étaient devenus proverbes. Les défauts du style, souvent verbeux, obscur et lourd, sont ceux que l’on reproche également aux contemporains de Nicole de la Chesnaye. Quant à la pièce elle-même, elle ne manque pas d’originalité et elle offre une action plus dramatique, plus pittoresque, plus variée, que la plupart des moralités contemporaines ; c’est bien une moralité, mais on y trouve au moins le mot pour rire, et l’on peut en augurer que le médecin de Louis XII était meilleur compagnon et plus joyeux compère que Simon Bourgoing, valet de chambre du même roi et auteur de la moralité intitulée : l’Homme juste et l’homme mondain, avec le jugement de l’Ame dévote et l’exécution de la sentence.