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Classiques Garnier

La série Georges Perec dans La Revue des lettres modernes

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La série Georges Perec
dans La Revue des lettres modernes

Lœuvre de Perec perdure. Miroir contemporain, les lecteurs sy regardent et sy cherchent avec constance, plaisir et angoisse. Perec a su saisir des traits essentiels dune époque où nous continuons à nous reconnaître, du moins dans ses questionnements. Comme nombre de ses personnages en quête presque toujours déçue, il sinterroge et il nous interroge. Non pas en nous interpelant – ce nest pas son genre, son registre nest pas celui de lapostrophe, encore moins celui de la provocation –, mais en tirant notre regard vers ce que nous oublions de regarder, qui est plus problématique et révélateur que nous ne laurions pensé. Nous nous laissons emporter par la curiosité active de son regard. Interrogateur infatigable, ou inquiéteur – mais un inquiéteur bienveillant qui cherche moins à bousculer quà nous amener doucement à remettre en cause des certitudes, à nous remettre un peu dans le jeu. Nous continuons à nous reconnaître dans les questions quil pose et se pose – dont il na cessé délargir le champ, à la société, à lhistoire, à la culture au sens large dune appréhension du monde.

Perec interroge son époque et, par ricochet, la nôtre, mais cest un interrogateur souriant. Il fait face à ses failles sans trop nous les imposer. Il conserve toujours un sourire en réserve, comme Kafka. Face à langoisse, une courtoisie fraternelle, attentive cherche la connivence avec le lecteur, subtilement mis dans la poche. Ce dont parle Perec est souvent dur, grave. Sil laborde souvent de biais, indirectement, sur le fond il esquive peu. Il nous invite plutôt à partager la débrouille quil faut mobiliser pour laffronter au jour le jour, fuyant les grandes déclarations définitives qui ne cadrent jamais très utilement avec le cours ordinaire de nos vies. Un sourire qui nefface pas les terreurs, mais qui humanise le face à face avec ce qui nous emporte et nous menace. Il y a quelque chose comme un petit traité de résistance ordinaire dans 12lœuvre de Perec. Les Je me souviens tissent ainsi une trame à la fois ténue, extrêmement fragile, presque rien, et un filet efficace contre les vertiges de loubli et du temps qui passe. Toujours proche du cœur de langoisse mais toujours aussi un peu de côté.

Cette nouvelle série de La Revue des lettres modernes consacrée à Georges Perec se propose dêtre le lieu de résonance de cette actualité qui ne se dément pas. Les études sur son œuvre ont évolué. On est sans doute mieux à même dapprécier aujourdhui la place de lOulipo, bien déffrichée désormais, dans une démarche plus globale : à la fois centrale, cultivée pour elle-même, partie prenante de presque tous ses textes, et mise au service de problématiques autres qui la distinguent au sein de lensemble des textes et des écrivains oulipiens. Avec le recul, les différentes composantes de lœuvre apparaissent mieux, et si la dimension oulipienne a beaucoup retenu lattention, lon prend mieux la mesure aujourdhui des autres aspects avec lesquels elle se combine et fait sens.

Ce sont peut-être les textes un peu marginaux de lœuvre qui ont, aujourdhui, lécho le plus large. Moins la spectaculaire machine de La Disparition que les plus discrètes interrogations dEspèces despaces ou lévocation tout en demi-teintes de Récits dEllis Island, que nous avons choisi pour ouvrir cette série. La « veine » – ou le « champ » – sociologique est particulièrement active et féconde, plus de quarante ans après. Ce nest pas une surprise. Constituant une méthode, ou lapproche dune méthode, surtout faite de questionnements, elle est particulièrement à même de sadapter à de nouveaux contextes. Cest dailleurs peut-être cela qui reste le plus : linsistance, la précision et la finesse dune interrogation du monde et de la société sans cesse renouvelée, à la fois curieuse, bienveillante et attentive. Cest la raison pour laquelle elle nest pas prête de seffacer ni de sépuiser. Elle perdure à travers la séduction de son regard, parce que longtemps encore nous continuerons à nous y reconnaître et à désirer nous y retrouver et le prolonger pour notre propre compte, pour apprendre à mieux voir autant en nous que le monde autour de nous.

Julien Roumette