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Classiques Garnier

Compte rendu

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Hermes Salceda, Clés pour La Disparition de Georges Perec. Brill / Rodopi, « Faux titre ; no 423 », 2018. xii + 223 p.

Dans La Disparition, Perec porta son attention sur lélément minimal du langage – la lettre de lalphabet – dans lobjectif d« écrire le plus long lipogramme possible » (Perec cité p. 21). Ce dernier dépasse ainsi les genres brefs, acquérant une ampleur inédite. Loin dêtre un cas isolé, ce projet singulier faisait partie de quatre champs gouvernant lambition littéraire de Perec, et dont chacun exprimait sa visée de variété et dexhaustivité. Dans ce livre récent, Hermes Salceda1 développe avec clarté une présentation des paramètres formels de La Disparition de Perec, et nous offre les moyens den saisir les enjeux.

La première partie de cette étude traite de la potentialité de la contrainte, ses pouvoirs et ses limites. Au départ, la question se pose si la contrainte suffit pour engendrer un roman, puisque les règles de la littérature potentielle ne sont pas nécessairement liées à la pratique ou à la réalisation littéraire : la conception dune contrainte est, en soi, son propre accomplissement. Lauteur explique que le lipogramme « ne suffit pas à engendrer des matériaux narratifs. Il pose une condition à remplir par le texte darrivée, mais ne fournit pas déléments susceptibles de faire surgir un univers de fiction » (p. 25). Dans La Disparition, les contraintes sont au nombre de quatre : le lipogramme (suppression de la lettre e), la longueur, le genre romanesque, enfin le choix de la suppression de la lettre composant la matière même du récit. Un autre choix se manifeste : soit lauteur dissimule la contrainte (à la manière de Raymond Roussel), soit il lexhibe, comme le fait Perec. La Disparition devient ainsi lhistoire « de lécriture lipogrammatique construisant une histoire » (p. 29).

Si le risque existe que le livre soit congédié comme simple jeu littéraire, lentreprise de Salceda vise à démontrer que « nombre de structures métatextuelles et des mécanismes de production de la contrainte ne 208peuvent être bien compris quen mettant en lumière les liens entre le plan fictionnel et le plan littéral » (p. 29).

Dans le chapitre suivant, Salceda affirme que les contraintes induisent certains types de langage, en sorte que Perec pousse lécriture vers la recherche de nouvelles formulations humoristiques. Ainsi, il crée des listes paradigmatiques, de nature tautologique. Lhypotaxe est nécessairement exclue, au bénéfice de la parataxe et laccumulation des mots pleins. Salceda développe les conséquences de lexclusion dune lettre de lalphabet, qui concourt à dérégler et à « subvertir lordre courant des discours et des savoirs » (p. 43) : lablation dune lettre a la capacité de susciter la réorganisation des catégories et des hiérarchies de la culture.

Ensuite, lauteur démontre quil nexiste pas une seule contrainte, mais un ensemble : lanalyse de lalphabet et de la position de la lettre interdite saffirment, au fil du travail de composition, comme des contraintes supplémentaires. Les structures littérales et les matériaux narratifs sont étroitement imbriqués, en sorte que lalphabet sert de déclencheur des effets de fiction, réglant les périples géographiques des personnages et les assassinats. Cest ainsi que « le livre sorganise, jusque dans ses moindres aspects, autour de cette lettre [e] » (p. 57), et « la fiction est à part entière générée et structurée par cette absence ».

Cest cet aspect que Salceda explore dans le chapitre suivant, montrant que lécriture devient « seule responsable des événements » conduisant à la mort des personnages (p. 63). Il explore la tension qui existe entre « la potentialité de la contrainte qui pousse le texte vers lexcès et les exigences du genre romanesque dordonner logiquement la syntaxe narrative » (p. 65). Lécriture perecquienne du foisonnement accentue les ruptures : le défaut de liens entre certains personnages et les protagonistes, lintroduction de courtes fictions ou la prolifération de textes sans fonction précise. Lexclusion du temps verbal du présent nécessite de fréquents changements dénonciateur et linflation danalepses, qui représente la technique narrative dominante. La parataxe narrative est omniprésente, et latomisation des récits devient un thème, parce que les personnages sont coupés de leur origine.

Lauteur met ses analyses à lépreuve en abordant le défi que représente la traduction de cette œuvre, révélant une tension entre « la productivité du lipogramme dans la langue darrivée, qui tend à engendrer un nouvel original dans cette langue, et une pensée pré-oulipienne, qui 209demande de traduire non la potentialité mais bien le texte dun auteur et de rester fidèle à ses contenus » (p. 110).

La seconde partie du livre traite de « La lettre, le texte, la mémoire », et commence par la mise en évidence du choix du récit policier. Celui-ci réunit auteur et lecteur autour de la même pratique de la lecture dindices. La lecture des traces se déroule sur un double plan : celui des événements relatés, et celui de la littéralité textuelle. Alors que dans la fiction, il ne saurait y avoir de réponse, linterprétation sur le plan littéral résout effectivement lénigme textuelle. Cet effet est renforcé par la mise en abyme de lénonciation : le lecteur scrute ce que les personnages lisent dans le journal de Voyl, et les commentaires de ces derniers sont effectivement ceux de lauteur. Lécriture et linterprétation des textes deviennent moteur de la fiction, afin de problématiser les mécanismes de production et de construction du sens.

Cependant, Salceda note que limpossibilité pour les personnages de dénouer le fil de leur biographie est plus importante que la difficulté déclaircir la disparition de Voyl, aspect qui noccupe quune place limitée. Salceda reprend le concept, développé par Bernard Magné, d“aencrage”, pour désigner des motifs qui sont récurrents, reliés à un fragment dautobiographie, et forment un réseau textuel. Par ce biais, la mise en scène des difficultés rencontrées par les personnages à comprendre compense alors le manque de motivation narrative. Lexhibition des potentialités génératrices de la contrainte donne corps à un récit où la rupture des liens avec lorigine occupe une place centrale. Cette coupure sauve les personnages des foudres du père vengeur (le « Barbu dAnkara »), mais les empêche aussi de comprendre leur présent. Comme pour la séparation de Perec avec sa mère – au moment de la déportation de cette dernière –, le changement didentité est, paradoxalement, une voie de salut.

En effet, les “aencrages” impliquent la transformation déléments de biographie en principes décriture : la contrainte acquiert ainsi une motivation biographique, quitte à contredire le principe darbitraire énoncé par Oulipo. Lablation dune lettre de lalphabet connote lamputation de la mémoire, et la disparition violente et totale des personnages fait écho à lannihilation sans trace des Juifs dans la Shoah, aussi bien que de la mère de Perec. Ainsi, la “disparition” sentend simultanément comme la suppression dune voyelle, la mort des personnages, la coupure davec les origines, et leffacement de lidentité ou des souvenirs denfance.

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Enfin, Salceda explore le vocable blanc qui, avec ses variantes, donne corps à la suppression de la lettre interdite. Dans un fonctionnement paradoxal, le blanc devient la marque de la famille, reliant les personnages entre eux et « chacun à ses origines et à ce quelles signifient comme programme narratif de mort » (p. 168). Le parallélisme entre plan fictionnel et celui de la production, entre diégèse et narration, amène le lecteur à effectuer des allers-retours continuels. Les trois niveaux – intrigue policière, saga familiale et effets métatextuels – se révèlent être étroitement imbriqués.

Lanalyse du roman est complétée par un chapitre intitulé « La Disparition raconté aux enfants », une table des matières détaillée, pour aider le lecteur à se retrouver dans ce roman, et des extraits (fac-simile et transcriptions) des manuscrits.

Cette excellente étude offre matière à réflexion. Selon une définition, la contrainte – qualifiée d“arbitraire” – apparaît comme « le nom que se donne la règle lorsquelle a perdu sa prégnance culturelle2 », étant aussi « une rhétorique toujours en excès ». Salceda souligne quainsi, la contrainte « arbitraire par nature tend, justement, à faire dysfonctionner tous les usages pragmatiques de la langue, quelle empêche souvent de devenir discours » (p. 19). Il explique que cette démarche met en cause le « caractère idéologique de la langue comme véhicule des valeurs établies et des catégories de pensée dominantes » (p. 44). En effet, lon peut dire que lunité imaginaire des discours sen trouve ébranlée. En tant quopération relevant du symbolique pur, la contrainte est comparable au cadre théorisé par Alberti, dans son traité De Pictura3 : il pose les conditions de listoria, non le contenu narratif. Lextraction dun élément – la lettre e – donne un cadre à lensemble.

Cependant, la réalisation de lœuvre écrite résulte en une complexité accrue, qui produit un effet danamorphose. Perec précisait le sens de lexpression homme de lettres comme quelquun « dont le métier cest les lettres de lalphabet4 », ces dernières sentendent comme un « en deçà du langage préalable à toute venue de discours ou de sens » (p. 3). On pourrait dire quil sagit bien là de la lettre dans sa matérialité, selon son 211acception lacanienne ; cest-à-dire – dans lobjet “petit a” par exemple –, comme ce qui marque léchec de la signification et lachoppement contre un impossible au cœur du langage. Par conséquent, elle opère le nouage des multiples niveaux détaillés dans cette étude, notamment la narration fictionnelle, le métatextuel et le biographique.

Dans La Disparition, il ne sagit pas dune contrainte quelconque, mais bien dun effacement, qui « convoque dans lhistoire personnelle de lauteur la difficile reconstruction de la mémoire à partir du manque essentiel que représente la mort des parents, ladoption et lerrance » (p. 7). Alors, la lettre effacée acquiert une portée de jouissance5. Cest à ce titre que la lettre amputée est à la fois signe dun arrachement, dune suppression traumatisante, et ce qui génère la production textuelle comme marque dun impossible. La construction écrite permet donc de mettre limpossible et le symptôme au premier plan, où ils demeurent à la fois invisibles, et opérants dans la création. On a pu qualifier ce livre du « point le plus extrême, le plus incandescent, le plus vrai que la littérature pouvait atteindre pour transmettre quelque chose de cette impensable et irreprésentable disparition6 » que fut la Shoah. Ce livre de Hermes Salceda nous offre les moyens de réfléchir à cette construction.

Llewellyn Brown

1 Lauteur précise que le projet de cet ouvrage avait commencé en collaboration avec Mireille Ribière, et que le titre est dû à Marcel Bénabou (p. xi).

2 Christelle Reggiani, citée p. 12.

3 Voir Gérard Wajcman, Fenêtre : chroniques du regard et de lintime, Lagrasse, Verdier, « Philia », 2004, p. 81 sq.

4 Perec, cité p. 3.

5 On notera le sentiment de jubilation éprouvé par Perec lors de lécriture de ce livre (Perec cité p. 131).

6 Gérard Wajcman, LInterdit [1986], Caen, Nous, 2016, Postface. À limage du tableau Carré Noir de Mondrian, ce “roman” est entièrement composé de notes infrapaginales.