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Classiques Garnier

Introduction à la troisième partie

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Introduction
à la troisième partie

Dans la partie précédente, nous avons analysé les œuvres de notre corpus à travers la notion de créolisation avant tout dans son sens linguistique. Cependant, comme nous lavons déjà souligné, le processus de créolisation évoqué par Glissant nest pas seulement un phénomène de langue : il relève aussi, plus globalement, dune poétique. Daniel Delas le rappelle en ces mots dans « Reconstruire Babel ou la notion de créolisation chez Édouard Glissant » :

La créolisation nest pas chez lui un concept linguistique dont la fonction serait uniquement dexpliquer la naissance et le développement du créole, mais bien un concept poétique emprunté à la linguistique pour son caractère opératoire et son exemplarité1.

Parmi les résultats multiples du processus de créolisation, on peut souligner le phénomène de lhybridité générique et textuelle. Les œuvres étudiées font preuve, à des degrés divers, de ce que Glissant nomme un « marronnage créateur » grâce auquel elles réinventent les codes romanesques européens, « ce qui fait que ces littératures ne peuvent plus être estimées des appendices exotiques aux corps littéraires français, anglais ou espagnols ; quelles entrent soudain, avec la force dune tradition quelles se sont elles-mêmes forgée, dans la relation des cultures2 ».

Dans cette partie, nous tenterons dexposer en quoi les œuvres ici envisagées peuvent être considérées comme des romans-monde, au sens où il sagit de récits dans lesquels sexpose la créolisation au travail (créolisation linguistique mais aussi culturelle, générique…) et qui, en outre, proposent des formes esthétiques originales. Nous distinguons ce terme 326du sens donné par Franco Moretti à l« œuvre-monde » (opere-mondo) qui désigne des ouvrages monuments, des formes de cathédrales littéraires comme celles formées par La Recherche, Faust, ou encore lUlysse de Joyce, et que le chercheur lie à la forme épique3 ; cette acception est proche de celle donnée par Tiphaine Samoyault dans sa thèse4 sur les « romans-mondes », qui analyse la totalisation romanesque notamment à travers ses formes sérielle, encyclopédique et archétypique. Ce terme, formé à partir du concept glissantien de « Tout-Monde », a également été utilisé par Katell Colin dans Le Roman-mondedÉdouard Glissant. Totalisation et tautologie ; la chercheuse lemploie pour désigner une œuvre ayant pour objet la « refondation du monde5 ». Nous lentendons ici plutôt dans le sens que lui donne Patrick Chamoiseau, comme récit qui dépasse la frontière des genres et contourne la linéarité du récit pour soffrir comme un aperçu dune vision personnelle dun monde en mouvement :

Je dis ce Roman-monde où la Merveille connaît les mythes, les légendes, létrange, le fantastique, les voltes imprévisibles ; où lIncertain déploie des échos et miroirs, des reflets de réel, des vérités roulées au gré des personnages, des niveaux de possibles et des tremblées du vraisemblable ; où la Créolisation estompe le héros dans la nouée des histoires, des races, des langues et des cultures ; où le Sacré sémeut de tous sacrés connus6… 

Dans cette troisième partie, nous analyserons tout dabord lhybridité des œuvres étudiées en termes de genre littéraire, puis nous nous intéresserons aux pratiques de lintertextualité et de lintermédialité, avant de nous pencher plus avant sur le lien que celles-ci tissent avec le genre musical.

1 Daniel Delas, « Reconstruire Babel ou la notion de créolisation chez Édouard Glissant », Poétiques dÉdouard Glissant, Colloque international de la Sorbonne, 11-13 mars 1998, p. 9. En ligne : http://www.edouardglissant.fr/delas.pdf (consulté le 15/03/2020).

2 Édouard Glissant, Poétique du Tout-Monde, op. cit., p. 85.

3 Franco Moretti, Opere mondo. Saggio sulla forma epica dalFaust a Centanni di solitudine, Torino, Einaudi, 1994.

4 Tiphaine Samoyault, Romans-mondes. Les formes de la totalisation romanesque au xxe siècle, thèse de doctorat sous la direction de Jacques Neefs, soutenue à Paris 8 Vincennes-Saint-Denis le 14 décembre 1996, 3 vol., 1 010 p.

5 Katell Colin, Le Roman-monde dÉdouard Glissant : totalisation et tautologie, Laval, Presses Universitaires de Laval, 2008.

6 Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op. cit., p. 288.