Aller au contenu

Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Raymond Roussel et la Psychanalyse
    2019 – 5
  • Auteurs : Jung (Mathieu), Houppermans (Sjef)
  • Pages : 221 à 239
  • Revue : La Revue des lettres modernes
  • Série : Raymond Roussel, n° 6
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406097778
  • ISBN : 978-2-406-09777-8
  • ISSN : 0035-2136
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09777-8.p.0221
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 20/11/2019
  • Périodicité : Mensuelle
  • Langue : Français
221

Renaud de Putter, Guy Bordin, Vies de Charlotte Dufrène : À lombre de Raymond Roussel et Michel Leiris, Les Impressions Nouvelles, 2016.

Louvrage manquait au rousselâtre. On disposait déjà de la biographie magistrale de Roussel par François Caradec (Pauvert 1972, rééd. Fayard 1997), ou encore du Raymond Roussel and the Republic of Dreams de Mark Ford1. Roussel & Co. prodiguait lui aussi dindispensables informations2. Ces volumes ont toujours aiguisé la curiosité, certes au sujet de Roussel dont lénigme na pas fini de nous intriguer, mais aussi quant à Charlotte Dufrène (Marie-Charlotte Fredez de son vrai nom), qui nexistait alors quen pointillés. Les Vies de Charlotte Dufrène (V) livrent un portrait touchant de la précieuse amie de Roussel, en multipliant les angles et les perspectives, pour mieux cerner la personnalité de cette dame que nous ne faisions décidément que croiser au fil de nos lectures et de nos investigations dans lespace roussellien.

Ces Vies prismatiques souvrent sur une élégante préface de John Ashbery et se répartissent en deux grandes parties : un essai biographique, que vient compléter une riche section documentaire. Deux « Chansons de Charlotte » font office dinterlude. Cétait très risqué, mais cela fait mouche :

Par les petits canaux

ma mémoire dérive

coursant les ombres

et les éclats de voix se divisent

en doux échos tremblants. (V,197)

Cest Charlotte Fredez-Dufrène qui nous parle ici. Une Charlotte de grâce et de mystère, une femme de lombre qui nous chante une complainte un peu triste, une chanson en forme de miroir brisé.

Le parti pris des auteurs surprend tout dabord. De Putter et Bordin adressent une lettre à Charlotte, et cela donne lieu à un récit qui se déploie sur trois époques, trois vies en somme. Ponctuellement, des passages en 222italiques sont là pour donner la parole à la compagne de Roussel. Les trois vies de Charlotte tiennent en cent soixante-treize pages, dûment illustrées, couchées dans un style alerte et précis, servies par une typographie soignée ainsi que par un papier agréable, qui nauraient pas déplu à Roussel. De bien belles impressions, donc, aux Impressions Nouvelles.

Décidément, la prise de risque est grande. Mais la pudeur le dispute quelquefois à une gentille espièglerie, et Charlotte de nous apparaître sous un jour inédit. Ainsi sadresse-t-on posthumément à cette demi-mondaine façon Odette de Crécy, qui nest autre que le sujet-destinataire de cet ouvrage :

En vous, deux vices contraires sannulent peut-être : le goût du confort et la paresse. Si bien que si vous aimez les richesses, vous ne vous fatiguez pas beaucoup pour en obtenir davantage. Pourquoi, par exemple, sabîmer les yeux à faire la cousette comme votre mère ? Vous navez dailleurs appris aucun métier, et navez aucun talent particulier, seulement des prédispositions générales à toutes sortes de choses inutiles et agréables. (V, 34)

Cest la Belle Époque. On croise des cocottes, Jane Avril, la danseuse Cléo de Mérode, mais aussi Coco Chanel ou Colette. Il y a alors dans la vie de Charlotte, qui nest pas encore Madame Dufrène, un grand amour, dont on ne sait que peu de chose. De Putter et Bordin émettent en tout cas une hypothèse plausible : sagirait-il du comte de Valon ? Allez savoir. Tout ce qui touche à lamour doit rester chose défendue, peu accessible – cest le maître-mot de Roussel, que Charlotte ne va pas tarder à rencontrer.

Et voici donc, ressassée une fois de plus, mais cétait inévitable, la fonction principale de Charlotte lors de sa deuxième vie : elle devient Madame Dufrène, une “femme paravent” pour Roussel. Mais, non sans bonheur, De Putter et Bordin proposent une sorte de dérive à partir de ce paravent qui, dune vie lautre, symbolise le destin de Charlotte :

« Paravent », encore ce mot : Roussel, dont on a évoqué brièvement le très original « procédé » littéraire, lapplique justement à ce terme dans son roman Impressions dAfrique qui vient de paraître. Selon sa manière caractéristique, lexpression « paravent à jour » y est en effet employée dans deux sens : « meuble avec une ouverture » et « femme servant de paravent les jours de réception », le texte articulant ces deux acceptions. Il sen explique lui-même significativement dans son dernier ouvrage Comment jai écrit certains de mes livres, qui vous est dédié.

Un paravent, cela protège des regards, du vent ; cela cloisonne, mais dune manière légère et mobile. Cela se déplace facilement, se replie et se pose dans un coin quand on nen a plus besoin. Pour vous, ce coin sera, des années plus tard, Bruxelles. (V, 64)

223

Cest bien connu, la vie se conçoit comme un livre, et ce livre consacré à Charlotte Dufrène témoigne dune connaissance assez fine de lœuvre-vie de Roussel, dont on parle admirablement : « Lart du millionnaire, du dilettante pour lequel le temps ne compte pas, et celui du prisonnier ou du patient enfermé dans un hôpital psychiatrique se rejoignent en une sorte dautisme angoissé. » Ou encore : « Lopacité naît ainsi de laccumulation déléments en eux-mêmes transparents. » Les auteurs établissent aussi un parallèle sans doute fécond avec Jean Potocki.

De Putter et Bordin ne manquent pas non plus de souligner les amours marginales de Roussel, sa vie secrète. Ainsi, la messe de Noël 1932 à laquelle, selon Leiris (informé en cela par Charlotte Dufrène), assista lathée Roussel à Notre-Dame-de-Lorette, en louche compagnie masculine : « On songe à Jean Genet, et lon imagine un étrange cortège de travestis, de marlous et de macs : le seul monde, qui sait, où Roussel se sera trouvé bien… » (V, 133). Lhistoire ne dit pas si Charlotte se trouva avec eux ce soir-là.

Autre anecdote qui remonte à la surface : le chauffeur qui avait conduit Charlotte et Raymond jusquà Palerme, aurait été, lui-même, un marlou. Le personnage mystérieux qui logeait au Savoia, en cet été 1933, reparti pour la France au lendemain de la mort de Roussel, gagne ainsi en épaisseur crapuleuse.

Le récit de la déchéance de Charlotte à Bruxelles est poignant. Très vite, Charlotte – elle signera à nouveau Fredez – nest plus quune “ombre qui fait ses valises”, à lombre cette fois-ci de Michel Leiris. De Putter et Bordin ne manquent pas de signaler, fort justement, que pour Leiris, Charlotte nest autre que cette “gardienne des clés et des secrets de cet univers qui le fascine tant”, à savoir, le monde-rébus de Roussel, où le langage est soumis au tangage que lon sait.

Ce nest pas le moindre des mérites de ces Vies que de donner corps à Charlotte. Longtemps, on a rêvé à qui était Charlotte, notamment à partir des photographies prises chez Otto en 1911. Elle posait en compagnie de Roussel. Cest ainsi quon la connaissait : femme dans lombre, dans la pénombre étudiée dun photographe mondain, à côté de lécrivain, du dandy éblouissant. Nombre de clichés reproduits dans les Vies de Charlotte nous la montrent enfin seule. Je pense par exemple à ceux pris chez Otto – lun deux figurait déjà chez Caradec – où Charlotte se tient, digne et belle, peut-être plus envoûtante que jamais. 224Il est également ces photographies quelque peu spectrales, jusqualors inédites, de Charlotte à Rome en 1916. Images combien révélatrices de lEffacée qui fait lobjet de ce beau livre.

On oublierait presque limportante masse documentaire qui vient compléter ces Vies. Des photographies de Charlotte, je lai dit, mais aussi de Roussel, là encore inédites. Rarissimes clichés, par exemple, de Roussel et de Madame Dufrène dans leur loge au Théâtre de lAvenue en 1929, à deux représentations différentes de Prise dAndré Pascal et Albert-Jean. Mais surtout, les Vies de Charlotte Dufrène proposent lensemble de la correspondance disponible, relative à la vie de Charlotte, autant de la main de celle-ci, que de Roussel ou de Leiris. Soixante-dix pages en tout, où lon découvrira, entre autres épitres éclairantes, la lettre de Jean-Loup Cohen – douze ans à peine – un des premiers admirateurs de Roussel.

Les Vies de Charlotte Dufrène sappuient sur lensemble du matériau critique disponible. Si bien que, par exemple, la mort de Roussel à Palerme na pas fait lobjet dune énième réécriture de lenquête de Leonardo Sciascia (elle semblait, il est vrai, insurpassable). Le récit quon nous propose ici senrichit des hypothèses dAntonio Fiasconaro, dans son Morte dautore a Palermo (Nuova Ipsa, Palerme, 2013). De Putter et Bordin tâchent donc de nous apporter du neuf au sujet du mystère. Et ils y parviennent.

Lhistoire de la « long-suffering Mme Dufrène », selon la formule de John Ashbery, était longtemps restée en souffrance. La voici désormais mise en lumière, même si des éléments manquent, et sans doute manqueront-ils à jamais, comme pour consolider lénigme ou pour mieux parfaire le kaléidoscope. On na quune seule hâte, après avoir lu ce livre : aller voir LEffacée, film aux limites du documentaire et de la fiction que Bordin et De Putter ont réalisé à partir des vies de Charlotte.

LEffacée ; Sortie en 2017 ; Réalisateurs : Guy Bordin, Renaud De Putter ; Producteur : Anthony Rey ; Production : Hélicotronc (Bruxelles) ; Musique : Renaud de Putter, Marius-François Gaillard, Reynaldo Hahn, Camille Saint-Saëns ; Charlotte Dufrène : Aurore Latour, Durée : 1 h 20.

Mathieu Jung

Université de Strasbourg

225

*
* *

Autour de Charlotte Dufrène, entretien avec Guy Bordin et Renaud De Putter par Mathieu Jung.

Fig. 1 – Charlotte Dufrène, photographie dOtto, Paris, 1911.
© Guy Bordin et Renaud De Putter.

226

Mathieu Jung : Vous publiez un livre qui manquait à la bibliothèque du rousselâtre3, et votre film4 présente un réel intérêt pour ce qui est de lénigme roussellienne. Comment avez-vous rencontré Charlotte Dufrène ? Ou plutôt : quest-ce qui vous a menés vers ce grand mystère, et vers celui de Roussel ? 

Guy Bordin, Renaud De Putter : Il sagit dune concordance de signes. Notre intérêt a dabord été stimulé par les célèbres photos dOtto, en 1911, représentant Raymond Roussel et Charlotte Dufrène, et les nombreuses occurrences de son nom dans les écrits rousselliens de Michel Leiris et de François Caradec. Qui pouvait bien être cette femme – dapparence pleine de charme et distinguée – qui vécut vingt-trois ans, sinon avec Raymond Roussel, du moins dans sa grande proximité ? Il nous a semblé que ce ne pouvait être une personnalité commune. Nous avons appris rapidement quil sagissait dune ancienne demi-mondaine, ce qui nous a beaucoup intrigués – dautant plus que nous avons découvert quelle évoluait dans une haute société très choisie, et dailleurs au moins aussi proustienne que roussellienne, étant notamment amie avec Reynaldo Hahn… Enfin, il y a sa longue fin anonyme à Bruxelles, qui nous a touchés doublement : dabord du fait dune troublante proximité physique (nous sommes bruxellois), et ensuite parce que nous avons pu interroger plus de dix témoins de cette époque, dont le célèbre poète américain John Ashbery. Il y avait là un ensemble de circonstances tout à fait exceptionnel, qui nous a aimantés.

Mais à la base, cest bien Roussel qui nous a menés vers Charlotte, laura un peu magique de cet écrivain se communiquant à tout ce qui lapproche. Sans lui, rien ne nous aurait distingué Charlotte Dufrène.

Précisons par ailleurs que notre intention première était de consacrer un film à Charlotte, que nous venons tout juste de terminer (il sagit de LEffacée), le “dossier documentaire” de ce film étant devenu entre temps le livre Vies de Charlotte Dufrène.

M. J. : Est-ce à dire que votre livre si bien documenté est venu bien après le projet de film, de manière imprévue ?

227

G. B. & R. D. P. : Oui, cest le cas. Le livre est venu pendant lécriture du film, et a été terminé en premier.

Engrangeant une importante matière documentaire (souvent inédite) sur Charlotte Dufrène, nous nous sommes bientôt rendu compte que le film, médium elliptique, ne pourrait jamais en garder trace que de manière partielle. Or il nous semblait que ces documents très divers pouvaient intéresser des lecteurs. Cest ainsi quà partir dun certain moment, le livre sest développé en parallèle de lécriture du film.

À noter que, dans la genèse du projet, nous avons à un certain moment pensé que le film pourrait comporter une voix off. La Lettre à Charlotte Dufrène, qui constitue la première partie du livre, a été conçue dans une certaine mesure en ce sens. Mais nous avons finalement opté pour une autre solution car, une fois le livre publié, il nous est apparu que nous pouvions sans dommage alléger le film de certaines informations factuelles qui étaient de toute façon sauvegardées.

Le livre a bénéficié du film puisque, sans lui, il naurait pas existé. Mais le film a également bénéficié du livre, car ce dernier nous a permis de préciser au maximum le périmètre de sa “fiction”, en loccurrence, vingt-quatre heures de la vie de Charlotte Dufrène, en 1910, juste avant sa rencontre avec Raymond Roussel. Le livre, lui, évoque toute la vie de Charlotte.

M. J. : De fait, votre ouvrage ne peut quintéresser le lecteur. En cela quil propose un regard aussi nouveau que pluriel sur Roussel, à travers Charlotte Dufrène. Vous parvenez même à rêver la voix de cette dame de lombre, et lintérêt de votre livre dépasse sans aucun doute le seul domaine roussellien. Lun des tours de force de ces Vies consiste à ne pas céder à la redite systématique et oiseuse. Vous ne vous contentez pas de citer Caradec, Leiris ou encore Sciascia, qui pourtant sont des passages obligés. Vous ne proposez pas davantage un énième ressassement de Foucault au sujet des chausse-trappes du langage roussellien. Et il y a, dans la vie de Charlotte, la période davant Roussel, dont on ne savait que peu de chose. Aussi peu finalement, que de la période bruxelloise. Dans quelle mesure parvient-on à sémanciper de tous les discours autour dun personnage comme Roussel, pour faire passer Charlotte de lombre à la lumière ? À quel genre durgences ce geste obéit-il ?

228

G. B. & R. D. P. : Ce que vous dites est très aimable. Nous désirions faire une biographie de Charlotte Dufrène, et non de Raymond Roussel. Pour cela, nous disposions dabord de tout le riche corpus des études rousselliennes, quil sagissait toutefois de décentrer, de regarder dun nouvel œil, non plus vers le célèbre écrivain et son œuvre, mais vers Charlotte. Ce retournement de perspective, cest peut-être ce qui nous fait éviter le ressassement. Nous en serions heureux.

Le cas de Leiris est très intéressant. Il connaissait Roussel et était fasciné par lui depuis son enfance, mais de nombreux détails quil consigne dans ses cahiers proviennent non de son expérience directe, mais dentretiens réalisés avec Charlotte peu après la mort de Roussel, lorsque lui et son frère lont aidée dans son différend avec Michel Ney dElchingen. De nombreuses anecdotes étranges, relatives aux rituels de Roussel, à son caractère, à son mode de vie, viennent en fait des témoignages de Charlotte. Dans notre perspective biographique centrée sur la compagne de lécrivain, cétait passionnant, parce que ces notations en apprenaient au moins autant sur Charlotte que sur Roussel (et sur Leiris).

La belle biographie de Caradec a été un document de travail essentiel. Il na malheureusement pas rencontré Charlotte, ayant débuté sa recherche après sa mort. Cest regrettable étant donné sa perspicacité et son soin.

Le cas de Sciascia est spécifique également. Cest par lui seul que sont connus les actes relatifs aux événements de Palerme, épisode crucial.

Il nétait pas spécialement difficile de nous émanciper des discours sur lœuvre de Roussel. Dune part, parce que cette œuvre nétait pas le sujet de notre recherche (même si nous ladorons). Et dautre part, parce que lorsque ces discours se basent sur une approche de la vie de Roussel, ils nous ramènent souvent à Leiris, et donc à Charlotte… 

De plus, ces sources rousselliennes directement accessibles, nous avons pu les compléter par des documents nouveaux (lettres, photos) et par des témoignages directs qui nous ont permis de mieux cerner la vie de Charlotte avant Raymond, et après lui. Des figures comme Reynaldo Hahn ou le comte de Valon se sont dessinées plus nettement. Celle de Michel Leiris est réapparue après une certaine éclipse. Celle de John Ashbery les a rejointes. Cétait touchant de se rendre compte que Charlotte ne semblait pouvoir être connue quà travers la lumière indirecte renvoyée par ces hommes célèbres ou influents (même sil y a eu aussi quelques femmes autour delle, surtout dans sa période bruxelloise).

229

Lurgence était sans doute là. Aider cette figure à exister par elle-même. Déduire en quelque sorte sa biographie de celles des hommes illustres quelle a côtoyés.

M. J. : Comment avez-vous opéré le passage du livre au film ? Le film suit-il la trame du livre, ou bien obéit-il à dautres principes ou partis pris ?

G. B. & R. D. P. : Le livre et le film investissent deux temporalités / perspectives différentes : la vie entière de Charlotte pour le livre, une journée très particulière de sa vie pour le film, celle précédant sa rencontre avec Roussel.

Un intervalle de temps tellement bref quil nous était possible de linvestir cinématographiquement de façon fictionnelle sans porter atteinte à lintégrité documentaire de notre recherche – cest très important.

Très vite, nous avons décidé de ne pas incarner Roussel à lécran. On parlerait de lui, on lattendrait, on lentendrait même (dans un acte dune de ses pièces – La Poussière de Soleils, et aussi dans des extraits de cartes adressées à Charlotte), mais on ne le verrait pas. 

Jean-Christophe Averty, malheureusement décédé il y a peu, avait adopté à peu près le même parti pris dans son adaptation des Impressions dAfrique dans les années 1970. Nous aurions dailleurs aimé lui demander pourquoi, si nous avions pu le rencontrer, ce qui na pu se faire – cest dommage. Nous pouvons peut-être le deviner.

En ce qui nous concerne, lidée de ne pas représenter Roussel était, certes, liée au fait que notre projet portait sur Charlotte et abordait le temps qui précédait exactement lentrée de Roussel dans sa vie, mais aussi à une interdiction bien plus fondamentale, qui correspond à un ressenti, et quil est plus difficile dexpliquer. Comment ne pas être profondément infidèle à Roussel, en cherchant à le montrer, alors que pour lui les stratégies de dissimulation étaient si importantes ? Cest certainement une part de la réponse. Une autre tient peut-être à la difficulté de ne pas le trahir en le montrant, alors que limage que nous en avons, comme tous ses lecteurs et zélateurs, est tellement vive et prégnante (en grande partie dailleurs grâce aux récits de Charlotte).

Charlotte, en tout cas, ne nous semblait pas liée par ce “tabou”. Dabord, parce quelle était moins exposée, étant toujours dans langle mort de lœuvre et de la personnalité de Roussel, et aussi des textes 230de Leiris, de Caradec et des exégètes rousselliens. Mais surtout, nous avons rencontré plusieurs personnes qui lont vue, et qui nous ont certainement transmis le désir de la rendre visible. Cest lacte magique du cinéma.

Le film sest alors articulé autour de ces deux prémices : présence de Charlotte, et non représentation, omniprésence de Roussel.

Un mot sur lactrice qui incarne Charlotte Dufrène dans LEffacée, Aurore Latour. Grande, élégante, réservée, simple, intemporelle : le choix nous a semblé évident pour donner corps à lAmie de Raymond, celle dont les témoignages soulignent la douceur (Michel Leiris), la classe, la tenue, la discrétion (les sœurs Daloze, entre autres). Aurore est une actrice de théâtre et nous avions déjà eu loccasion de travailler ensemble il y a quelques années, sur un projet qui sappelait Penthésilée. Elle se consacre maintenant beaucoup au théâtre de rue et au théâtre de marionnettes. Elle ne cherchait pas spécialement à faire du cinéma, cest nous qui lui avons proposé ce rôle du “paravent” de lauteur de Locus Solus, personnage étrange, dapparence passif, mais en fait hautement perceptif. Elle nous semblait incarner à la perfection lidéal de Kleist dans le Théâtre de marionnettes, qui a quelque chose de très roussellien si lon peut dire.

M. J. : Avez-vous été influencés par dautres œuvres cinématographiques ayant trait à Roussel ? Vous évoquez le film dAverty, mais il y a également le moyen-métrage La mort de Raymond Roussel (Maurice Bernart, 1975), dont le réalisateur disait que Roussel sy promène « comme une absence dont lacteur est le signe présent5 ». Tout se passe en somme comme sil convenait effectivement que lon laisse Roussel de côté, pour mieux donner à voir le secret.

G. B. & R. D. P. : Nous navons malheureusement pas pu voir le film de Maurice Bernart, que nous avions repéré et qui nous semblait très intéressant, ce que confirme la réflexion du réalisateur que vous citez, et votre analyse. Nous allons tâcher dy remédier, bien que ce film paraisse difficile à localiser. Labsence, et particulièrement dans le cas de Roussel, nous a semblé un bon point de départ : elle ouvre un champ imaginaire qui paraît tout indiqué pour évoquer un auteur qui invite tellement son lecteur à la visualisation.

231

Les réalisateurs qui nous ont accompagnés ou inspirés lors de la réalisation de LEffacée ne sont pas immédiatement rousselliens, quoique présentant souvent des affinités avec son monde – Méliès, Feuillade, Renoir, Schroeter, Ruiz, Resnais, Chris Marker, Oliveira, le Scénario Proust de Pinter/Losey. Charlotte est pour nous une créature proustienne propulsée dans lunivers roussellien (et, il faut le dire, un peu perdue…). Le cas de Resnais est intéressant. Le dispositif de Lannée dernière à Marienbad est bien sûr très roussellien (à la mode de Locus Solus), notamment dans son fantasme de répétition et sa conception de la boucle temporelle. Robbe-Grillet connaissait bien lœuvre de Roussel. Chez Oliveira, on plonge dans un univers où les personnages sont un peu comme des marionnettes évoluant dans un espace fortement théâtralisé. Des marionnettes que naurait pas reniées Roussel !

M. J. : Comment se décide-t-on à filmer lénigme ? Quels sont selon vous les lieux délection des vies de Charlotte ? Avez-vous donné à voir, par exemple, le hall du Grande Albergo et des Palmes ? Visiter cet endroit, à Palerme, laisse en effet le roussellien très rêveur. Pour un peu, on imaginerait Talou en tenu de parade, déboulant de lascenseur brinquebalant tandis que Roussel en personne disputerait une partie déchecs avec Martial Canterel…

G. B. & R. D. P. : On ne peut bien sûr pas directement filmer lénigme. On ne peut que ruser avec elle. Choisir un angle mort à partir duquel quelque chose se laisserait quand même deviner. Pour nous, cet angle mort a été le moment qui, dans la vie de Charlotte, a précédé directement sa rencontre avec Roussel. Ce moment, dont nous ne savons rien – parce quil nexiste, à notre connaissance, aucune source précise le concernant – nous avons pu limaginer avec quelques libertés, mais selon des formes ajustées le plus possible à ce que nous connaissions des vies de Raymond et Charlotte, pour quil sy fonde comme on re(m)placerait un morceau de bois manquant dans une marqueterie. Nous nous le sommes figuré dans un endroit que nous savions cher à Charlotte : Chamant et sa forêt, près de Senlis. Il prend la forme dune rencontre manquée, puisque dans notre micro-fiction dun jour, Raymond est attendu en vain ce soir-là, et que la rencontre effective na lieu quun peu plus tard.

Le Grand Hôtel de Palerme est évidemment un des lieux clés de ces vies, nous nous y sommes rendus, et nous y avons senti plus quen 232aucun autre lieu le trouble et le vertige rousselliens. Cest certainement lœil du cyclone, pour lui comme pour elle, mais très difficile à aborder directement, en raison de la précision clinique de la matière documentaire et du témoignage de Charlotte, très visuels, et qui font peser sur toute approche filmée le risque dillustration ou de redondance. Notre perspective évoque ce moment palermitain, mais seulement à travers les mots mêmes de Charlotte, et par anticipation.

Comme nous le remarquions précédemment, nous étions également très réticents à représenter directement Roussel dans le film (cest une difficulté quont dailleurs ressentie dautres réalisateurs en abordant cet univers). Situer le film immédiatement avant la rencontre effective, et sur un terrain plus exclusivement lié à Charlotte (le monde des chasses à courre), était donc pour nous la solution la plus élégante.

Dautres lieux délection de Charlotte et Raymond seraient Paris (ses théâtres et lappartement de Charlotte, rue Pierre-Charron, sur lequel il ny a malheureusement pas de documents à notre connaissance), Biarritz, Venise et les lacs italiens, Karlsbad, la Normandie… Mais sans doute pas Bruxelles, quoique lauteur des Impressions dAfrique ait pu y avoir dagréables souvenirs (ceux dune tournée réussie en Belgique en 1912), peut-être dailleurs partagés par Charlotte, mais qui furent alors certainement démentis par son expérience ultérieure… 

M. J. : Vous avez eu la chance de rencontrer nombre de personnes ayant connu Charlotte, et votre travail gagne de ce fait en précision et en authenticité. Pouvez-vous en dire davantage à ce sujet ?

G. B. & R. D. P. : Charlotte Dufrène est morte en 1968, et ce fut une surprise pour nous de retrouver un nombre aussi important de témoins oculaires – douze en tout – certains layant fréquentée sur de longues années, dautres plus brièvement.

Si lon suit le fil chronologique de la vie de Charlotte après 1933, année de la mort de Roussel (ou plus précisément après 1935, date de linstallation de Charlotte à Bruxelles), il y a dabord Jacqueline et Damien Wigny (et dans une moindre mesure Jacques de Groote, qui épousera plus tard Jacqueline). Jacqueline et Jacques sont les enfants les plus jeunes dun couple qui apparaît un peu mystérieusement dans la vie de Charlotte dès son installation à Bruxelles, Lily et Pierre Wigny. Il sagit dune famille de la 233haute bourgeoisie catholique : Pierre Wigny sera plusieurs fois ministre dans laprès-guerre, et sa femme – docteur en philosophie et féministe à sa manière – lassistera tout au long de sa carrière. Cest essentiellement Lily qui sintéresse à Charlotte, régulièrement invitée à déjeuner chez le jeune couple, en présence des enfants ; doù leur témoignage. Elle les frappe par sa manière dêtre élégante, malgré une mise misérable ; par les évocations de sa vie passée aussi, lorsquon louait tout un wagon pour descendre sur la Côte dAzur… Elle ne cite cependant aucun nom (celui de Roussel aurait été de toute manière inconnu à la famille), et il est probable que les souvenirs quelle évoque ont plutôt trait à sa vie avant Roussel, celle-ci étant pour elle un épisode traumatique qui, en outre, ne se prêtait pas à être évoqué en présence denfants. Charlotte était pour Jacqueline et Jacques une ombre familière, marginale, qui les a accompagnés longtemps, et ils ont hérité delle quelques objets, notamment ces extraordinaires photos de Charlotte, quatre dentre elles inédites (Otto, 1911 et Bonaventura, 1916), qui permettent de préciser le visage de la compagne de Roussel. Mais aussi un tirage de la belle photo de Roussel à Milan en 1896, ce qui nous a valu le plaisir de la reproduire pour une fois à partir de loriginal, et pas en tant que copie dégradée de copie, ainsi quelle apparaît souvent dans dautres sources.

Peu après son arrivée à Bruxelles, ce sont les Wigny qui “pilotent” Charlotte vers un modeste appartement de la rue du Trône, quelle sous-louera à la famille Daloze. Et là, coup de chance pour nous, les Daloze ont peu à peu cinq filles, qui toutes connaîtront Charlotte, certaines pendant près de vingt ans. Cest la dame parisienne de létage, un peu plus quune simple locataire (du fait notamment de ses relations avec les Wigny), mais cependant pas un membre de la famille ou une intime. Lorsque les fillettes grandiront, Charlotte sera priée de quitter son logement, peu importe quelle nait pas de moyens (la minuscule pension quelle parviendra finalement à obtenir de Michel Ney dElchingen fondant peu à peu au fil des dévaluations du franc français). Elle se retrouvera alors dans un hospice de lassistance publique. Les filles Daloze vivent diversement cet épisode un peu difficile. Paule, laînée, qui a un tempérament artistique et deviendra chanteuse lyrique et lépouse dun compositeur et chef dorchestre belge, sympathise particulièrement avec Charlotte, qui est restée très mélomane, goût quelle a partagé avec Roussel, mais aussi et antérieurement avec Reynaldo Hahn. Mais à nouveau, presque 234rien ne filtre de sa vie avec Roussel. Si Charlotte en a parlé à lépoque, elle a certainement réservé ses confidences à la mère des fillettes, Marthe Daloze, personne sensible mais à la morale rigide, qui na pas dû y être très réceptive. Nous savons cependant par Michèle, la deuxième sœur, que Charlotte lui aurait confié que sa vie entre 1910 et 1933 aurait été pareille à celle dune sœur de charité, ce qui souligne à la fois son dévouement à Roussel, et aussi – sans doute – le renoncement quil a dû impliquer par rapport à sa période brillante de demi-mondaine.

Le temps passe. Charlotte, restée un temps en contact épistolaire avec Michel Leiris, perd peu à peu sa trace – il est alors très pris par les développements de sa vie intellectuelle et créative. Cependant, presque avant tout le monde, Louise Thonon, une jeune étudiante en lettres de lUniversité libre de Bruxelles, consacre un mémoire à Roussel et rencontre Leiris. Celui-ci, sans doute un peu coupable de labandon dans lequel il laisse alors la vieille dame, encourage Louise à lui rendre visite. Celle-ci se rend donc rue du Trône, où elle trouve une Charlotte malade, attifée comme une clocharde, vivant dans un grand dénuement, et peu disposée à lui parler de Roussel. Si la première rencontre est assez tendue, les choses sarrangent un peu ensuite, mais il ressort surtout de ces entretiens que les années rousselliennes de Charlotte restent pour elle un traumatisme toujours brûlant quelle ne souhaite pas encore raviver.

On peut penser que Charlotte aura toute sa vie été plus disposée à souvrir aux hommes quaux femmes, car, peu après, alors quelle paraît définitivement reléguée à lhospice (où elle est entre autres soignée par une jeune infirmière, Jeanne Hofmans, qui se souvient encore delle), elle reçoit tout autrement John Ashbery qui, sinstallant à Paris dans lintention détudier lœuvre de Roussel, suit dans son enquête le même chemin que Louise, et se retrouve lui aussi rue du Trône, puis à lhospice. Les contacts sont cependant bien plus cordiaux et John recueille cette fois le témoignage de Charlotte, avec sa sympathie, comme il la notamment écrit dans lessai quil consacre à Roussel dans Other Traditions. Retenons peut-être un détail important : ce qualificatif de « long suffering Mme Dufrène » quAshbery utilise pour parler de Charlotte, nouveau signe pour nous de ce que son expérience de vie avec le grand écrivain a pu avoir de difficile. Chose importante pour Charlotte, et qui explique peut-être en partie le succès de sa démarche, John rétablit le contact entre elle et Leiris, ce que Louise nétait pas parvenue à faire. Cela se traduit 235immédiatement par une amélioration de ses conditions matérielles, et son installation dans une maison de retraite plus agréable.

Depuis Paris, Leiris garde maintenant un œil attentif sur Charlotte, venant la voir à plusieurs occasions, comme en témoigne son journal, et la confiant en son absence à ses amis intimes, Claude et Denise Laurens, installés à Bruxelles. Leur fils Quentin se souvient bien delle à cette époque. Le soin quen prenaient ses parents traduit pour lui directement la grande importance de Roussel pour Leiris.

Nous le voyons, chaque témoin rajoute sa touche au portrait de Charlotte.

Il y aurait encore tant de choses à dire. Remarquons également encore que ces douze témoins représentent tout le spectre sociologique de la vie de Charlotte, passée de mondes élégants et cultivés à une vie modeste et oubliée. Et soulignons limportance cruciale pour elle de John Ashbery, qui a pu faire changer sa vie à une époque où plus rien de positif ne semblait pouvoir lui arriver.

Notons que cest cet aspect un peu traumatique de sa vie avec Roussel qui nous a incités à traiter, dans LEffacée, lépisode qui précède immédiatement la rencontre de Charlotte avec lécrivain, minute marquante de celle qui va quitter un monde où elle vécut les moments les plus chers de sa vie.

C:\Users\Mathieu\Downloads\Aurore Latour.jpg

Fig. 2 – Aurore Latour dans le rôle de Charlotte Dufène, LEffacée, Hélicotronc, 2017, © Guy Bordin et Renaud De Putter.

236

*
* *

Mathieu Jung, James Joyce, Raymond Roussel – modalités du lisible, Thèse de lUniversité de Strasbourg, 2014, sous la direction de Pascal Dethurens.

Dans ce travail de comparatiste, les deux auteurs étudiés se tiennent dans un équilibre bien mesurée tout au long de la thèse, alors que la notion de “lisible” trace et détermine les aléas de leur rencontre. En effet, les deux hommes ne se sont jamais rencontrés et ignoraient leur respective contribution à la littérature. Cest dans la pratique de la lecture et dans lattitude des deux auteurs à légard de la lisibilité que se situe lessentiel de leur mise en parallèle. Heureusement (pour nous autres lecteurs de Mathieu Jung) le lisible ne se présente pas dans un exposé théorique exhaustif, ni suivant lhistoricité complète de ce motif, mais on peut en saisir les nuances et les variantes selon un parcours brillant, plein de surprises et truffé de découvertes originales. Et notre plaisir des textes qui naît de cette lecture nempêche pas de dentrevoir un horizon de jouissance.

Les deux pistes principales de la juxtaposition se déterminent par le choix des binômes conducteurs – tout est double ici si ce nest pas en position de doublure – : la première partie sintitule « crise et critique du commentaire » alors que le second volet saffiche « machines et étoiles ». Pour en détailler le va-et-vient nous privilégierons ici (vu lorientation de la revue) lauteur de Comment jai écrit certains de mes livres et de lÉtoile au front. Pourtant cette grande bifurcation ne débute pas sans quon ait pu lire une introduction qui rejoint dune certaine manière la psychanalyse (même si la thèse dans son ensemble se tient à une prudente distance de cette discipline). La distinction lumineuse que jadis Marthe Robert a formulée se révèle particulièrement appropriée dans le cas présent. Les deux tendances opposées et complémentaires donnent “le Bâtard Joyce et lEnfant trouvé Roussel”, exubérance pluriforme dune part et nidification constante de lautre. Pourtant les deux attitudes se partagent lurgence dune commune désintégration du langage quil faudra morceler pour mieux se lapproprier. Chez Roussel ceci résulte en une “rhétorique du secret”. Ainsi nous arrivons à une autre interférence capitale que létude vise à démêler tout en en compliquant les empiètements, à savoir celle 237entre la vie et lœuvre. Sans tomber dans le piège des “équations” faciles, lauteur réussit à nous convaincre de la coercitive union entre les impératifs de lexistence et les exigences de la lettre.

Cest tout dabord à lintérieur des textes que la dimension de la lecture et de la lisibilité sébauche. Dans des compositions de jeunesse tels Mon Âme ou The Holy Office se dessine une scène qui exhibe dès le départ le désir des miroirs. Le rêve y règne et la réflexion multiple tournée vers lintime et qui semble repousser le lecteur. Cest pourquoi la première partie est « entièrement consacrée à un type de discours particulier situé dans une zone grisée, entre paratexte et métatexte ». Cette prise de position est singulière en pays roussellien (modérément visité) et spécifique pour les commentateurs de Joyce (innombrables). Il sagit dune lecture qui, sans trop déconstruire, dénoue les discours et déplie les fictions, traquant la raison dêtre des commentaires intériorisés et des subterfuges imaginés. Pour Roussel les curieux Avis sont épluchés et la non moins curieuse auto-promotion avant den arriver au stade majeur de Comment, guide et tricherie, commentaire et comment-taire, fourre-tout et collection raffinée, lisible et illisible. Cest bien sûr ici que principalement la feuille de route se déplie pour procéder à une vie écrite et que les biographèmes se chevauchent afin de construire une écriture vécue. Et tout se termine peut-être dune manière pas moins ambiguë par les échecs, formule et four, mat du roi et conquête de la reine, symboles tout puissants et imaginaire débridé. Jung fait dire à Roussel : « [] jai le soleil en moi mais je me perds au sein même de mon propre commentaire. » (p. 122). La cause en serait peut-être que Roussel interpose un écran entre lui et les autres, ici et ailleurs, partout. 

Le remarquable passage de Roussel en transition (la revue), rarement exploité jusquici, pimente laffaire.

Dans le chapitre correspondant consacré à Joyce, surgit la notion de “commentaire phagocyté”, et Jung se propose dexaminer : « [] plus particulièrement la manière dont Joyce suscite par sa seule écriture langoisse du commencement chez son commentateur, le sentiment nullement infondé davoir été programmé au sein dune “machine hypermnésique” qui toujours déjà interdit le commentaire tout en en réclamant une part immense et peut-être excessive. » (p. 140). Il est intéressant de constater que dans ce contexte Jung mobilise également René Girard dont lentreprise consisterait « à faire de Joyce lécrivain du désir 238mimétique par excellence » (p. 161). Cette affaire de règles, de symbiose et de sevrage sachève et sorigine pour les deux auteurs dans lespace maternel, en pratiquant la fameuse lucarne dans le cercueil pour Roussel qui fabrique ainsi larchi-trou de tout désir ; en conspuant-glorifiant le corps fantomatique de May Dedalus pour Joyce (p. 190).

La partie consacrée aux machines frappe par son actualité à lheure où les robots nous remplacent massivement, alors que notre propre robotisation se perfectionne. Le but de cette partie est de donner à voir la coalescence des machines et de limaginaire, mais aussi le caractère spéculaire des écritures de Joyce et de Roussel (p. 204).

Ici Joyce est traité en premier pour ses machines diverses décriture. Sous cette lumière Finnigans Wake se substitue fort régulièrement à Ulysse. Roussel est plus onirique, plus conte de fée, ce dont témoigne le titre du chapitre 2 : « Raymond Roussel mécanicien des merveilles » (le prénom fréquemment employé pour Roussel marque labsence correspondante pour le grand James). Les machines chez Roussel « [] visent à nouer lécriture à la lecture, de telle sorte quécrivain et lecteur sont appelés à répondre lun de lautre. Les machines rousselliennes, lorsquelles ne relèvent pas tout bonnement du poétique, deviennent alors des images herméneutiques actives » (p. 202).

Le vrai et le faux, simulacres et sujets authentiques, se chevauchent et senchevêtrent de sorte que tout tri, toute sélection deviennent improbables. Roussel se met dans les traces de Verne et de Loti qui eux aussi défiaient la réalité pour la transformer et il prépare la voie à Marcel Duchamp (entre autres). « Le Carnaval de Nice » intégré dans La Doublure inventorie ces jeux de cache-cache entre masque et chair qui ne cessent de se prolonger, dans les frigos de Locus Solus ainsi que dans la folle débandade des Nouvelles Impressions dAfrique. Mais surtout : dans cet univers répétitif et polymorphe règne lautonymie (p. 362), ce qui fait que « la mécanique verbale de Roussel sert à fabriquer une machine-simulacre qui elle-même vise à répéter le procédé, tout en multipliant les récits » (p. 363). Et par la suite : « les mécaniques du récit et de la machine se remontent lune lautre ; elles ont le langage, quelles broient, pour point de contact » (p. 368).

Cest surtout en suivant le trajet des demoiselles dans Locus Solus, tout en discutant ravissement et aimantation, quest méticuleusement fouillé ce terrain de superpositions et dimbrications, de fentes et de brèches, menant 239à une confusion de strates qui implique le niveau “supérieur”. Alors on dépasse une “ligne fictive”. « Franchir cette ligne revient à abolir la fiction pour mieux donner limpossible à voir, en loccurrence : lahurissant mécanisme de la demoiselle » (p. 374). Ainsi se profile le mécanisme de la métalepse où se projette le cercle oh combien vicieux des discours, et de la vie. Alors que dans le chevauchement vie-écrit, texte-sexe, les deux auteurs répondent dune même inspiration, leur “ambiance” les différencie : (p. 399) « Alors que les machines rousselliennes œuvrent à la surface des mots et des choses, et en plein air (exemplaire en cela, la demoiselle aérienne qui survole le jardin de Canterel), Joyce est linventeur dune machine enfermante, claustrale, étouffante ». Dintéressantes comparaisons esthétiques peuvent être greffées sur cette base, ainsi (p. 429) : « Si nous comparons volontiers Roussel à Ganson (leurs bruissements sont similaires), Joyce trouverait son équivalent cinétique en un Jean Tinguely, dont les tapageuses machines rejouent le cauchemar de lHistoire ».

Lensemble de la thèse trouve sa dimension sublime dans une confrontation de la notion joycienne dépiphanie et lomniprésence chez Roussel dun soleil de gloire, détoiles de renommée et de rayons traversant tous les obstacles. Mais finalement ce qui vaut pour Joyce ne saurait être négligé dans le cas de Roussel (grand lecteur de Verne) : la mort et les monstres hantent les espaces trop éclairés. Foucault lavait entrevu et lépilogue du présent travail le proclame en sadressant à lauteur, aux auteurs, aux critiques, aux lecteurs sans doute : « Mais sache que linvisible et linconnaissable te guettent et se jouent de ton improbable science dont la seule fin recevable est de nourrir une fiction à létendue combien plus vaste que ton pléthorique savoir. » (p. 479). Lunheimliche en servante de la néguentropie parcourt les limites de la lisibilité et fait scintiller au loin la jouissance. Ou bien suivant les mots de Jung en conclusion de son résumé : « Les machines permettent denvisager lécriture de Joyce et de Roussel en termes de surface et de profondeur, mais elles mettent également en lumière les paradoxes du manifeste et du caché. » (p. 569).

Sjef Houppermans

Université de Leiden

1 Mark Ford, Raymond Roussel and the Republic of Dreams, New York, Cornwell University Press, Ithaca, 2000.

2 Michel Leiris, Roussel & co., Annie Le Brun, Jean Jamin éd., Paris, Fayard-Fata Morgana, 1998.

3 Renaud De Putter, Guy Bordin, Vies de Charlotte Dufrène : À lombre de Raymond Roussel et Michel Leiris, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2016.

4 Guy Bordin, Renaud De Putter, LEffacée, 2017, producteur : Anthony Rey, production : Hélicotronc (Bruxelles), musique : Renaud de Putter, Marius-François Gaillard, Reynaldo Hahn, Camille Saint-Saëns. Dans le rôle de Charlotte Dufrène : Aurore Latour. Durée : 1h20.

5 Élisabeth Roudinesco, « La mort de Raymond Roussel », discussion avec Maurice Bernart, LArc, no 68, 1977, p. 7.