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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Rapts. Réalités et imaginaire du Moyen Âge aux Lumières
  • Auteurs : Vickermann-Ribémont (Gabriele), White-Le Goff (Myriam)
  • Pages : 7 à 18
  • Collection : Esprit des Lois, Esprit des Lettres, n° 5
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812425820
  • ISBN : 978-2-8124-2582-0
  • ISSN : 2264-4148
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2582-0.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 14/10/2014
  • Langue : Français
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Avant-propos

Si ­lEncyclopédie de Diderot et ­dAlembert définit le rapt ­comme « enlèvement violent & forcé », on sait que ce ­nest pas ­lunique acception du terme, et la rubrique «­jurisprudence » du même article introduit ­dailleurs implicitement une réalité bien plus ­complexe : affirmant que seul le rapt fait par violence ferait partie des crimes qui ne sont pas susceptibles de lettres de grâce, elle sous-entend ­quil en existe bien ­dautres… ­Larticle témoigne ainsi ­dune situation peu claire en juridiction, qui introduit une ambiguïté à propos du rapport entre rapt, violence et ­consentement. De fait, au cours des échanges qui ont eu lieu lors du colloque ­dOrléans, on a ­compris ­combien il était difficile non seulement de définir le terme de « rapt », mais même de circonscrire ses limites, ­puisquil semble à la frontière de différentes autres notions et événements, ­comme ­lenlèvement, la violence, la tromperie, la subornation, la séduction, le ravissement ou le déshonneur, par exemple. Le terme « rapt » ne va donc pas de soi et demande précision, ou par des attributs (« rapt violent », « rapt par subornation » ou « de séduction ») ou par ­lexplication moyennant ­dautres termes (stuprum, enlèvement, viol…).

Le rapt ­na pas toujours été perçu ­comme transgressif, il a même été célébré dans le geste du passage du seuil de la jeune épousée, portée dans les bras de son époux, ­comme un souvenir folklorique assez léger. De fait, il est initialement une modalité du mariage, notamment dans les sociétés où la force est importante et même souvent plus valorisée que le droit1. Ainsi, chez Homère, les rapts (dont le modèle est celui ­dHélène) sont nombreux ; à Sparte, le rapt a laissé des traces dans la législation car même après avoir obtenu un ­consentement, le fiancé devait simuler

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­lenlèvement de la jeune fille ; le mariage par rapt était une pratique courante en Inde2 ; le rapt était également fréquent dans la civilisation hittite, les mondes germanique ou slave, et dans les traditions russes, sans pour autant exclure une forme de liberté prénuptiale des jeunes ou une indépendance financière des femmes ­dailleurs3. On dissocie très nettement le rapt prénuptial, ritualisé et parfois ­contractuel, de ­lenlèvement de femmes, en temps de guerre, par exemple. Dans cette mesure, le rapt apparaît ­comme une forme relativement tempérée des rapports entre les sexes. De fait, au fil du temps, le rapt ­nest pas toujours ­considéré ­comme un crime sexuel et il est articulé très diversement avec le viol. Aristote (Politique, ii, 8) explique que le mariage par achat ne fait que remplacer le mariage par rapt. On ­comprend par là ­combien la question du rapt ne peut se penser indépendamment du droit du mariage, lui-même non séparable des questions du droit des pères, du ­consentement mutuel, du mariage ­comme sacrement ou ­comme ­contrat, ou de la répartition des rôles de ­lÉglise et de ­lÉtat, de la liberté de chacun voire du droit naturel… Toutefois, le rapt qui sera envisagé ici, notamment à partir de la ­conception ­quon en a au Moyen Âge, est le plus souvent perçu sous un angle de suspicion voire de ­condamnation, au moins partielle. Dans ­lapproche diachronique, ­comme dans ­lessence du rapt, il apparaît ­comme une « charnière », selon le mot de Danielle Haase-Dubosc, lors du colloque : charnière entre les civilisations, entre ­lici et ­lailleurs, entre le monde barbare et le monde civilisé, entre différents ­conceptions des normes, des lois ou même de ­lamour.

Le rapt, quand il est ­considéré ­comme un crime, fait objet des coutumes, de la législation royale ou des interventions de ­lÉglise, ne ­lest ainsi pas non plus toujours pour les mêmes raisons : si le rapt en tant que stratégie matrimoniale du haut Moyen Âge se voit bientôt ­combattu, il ­lest avant tout ­lorsquil ­sidentifie au viol. Dans la ­continuité de ce dispositif, mais avec des finalités tout autres, on trouvera plus tard dans ­lhistoire de France, suite au ­concile de Trente, le « rapt de séduction », dont le juriste allemand August von Leyser écrivit en 1748, en latin et en recourant à un terme du droit romain : Galli peculiare genus

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raptus habent, quod sine vi & mutatione loci ­committitur, atque in parentes appellatur4. Cette espèce «quelque peu ­particulière » de rapt (« crimen aliquod peculiare ») dont ­sétonne von Leyser se ­commettrait donc sans force ni changement de lieu et ­consisterait à ­contracter ou favoriser un mariage avec une personne qui est sous la puissance ­dune autre et sans le ­consentement de celle-ci.

La gamme de ­comportements couverts par le terme de « rapt » est donc large et a pu induire un certain nombre ­dincertitudes dont ont su profiter les acteurs, ­quils soient ravisseurs, parents ou magistrats. Ainsi, ­limportance du rapt varie en fonction du statut social des protagonistes (notamment autour de ­linquiétude ­dune mésalliance et de ses ­conséquences) ou de leur âge, par exemple. Sa gravité est régulièrement interrogée : tantôt il apparaît ­comme un crime horrible, tantôt ­comme une faute ou un péché, mais aussi parfois ­comme une erreur ou une simple irrégularité. Les sanctions ­quil appelle vont ­dune forme ­dindifférence bienveillante à la peine de mort et ­sabattent aussi bien sur ­lindividu qui ­commet le rapt, sur la personne enlevée (avec ou sans ­consentement), sur les témoins, sur les ­complices, sur les différents parents, ou sur les membres du clergé ayant éventuellement accepté de marier le couple formé par rapt… Le panel des représentations littéraires, ­quelles se réfèrent à la réalité sociale du rapt ou non, est au moins aussi étoffé. Les variations sont innombrables, selon les faits, mais aussi les perspectives, le jugement ou la subjectivité imprimés au récit. Que le rapt violent ait ­constitué un des éléments importants des histoires tragiques se ­conçoit aisément, que le rapt de séduction ait nourri ­limaginaire des romanciers de ­lÂge classique à la recherche ­dimprobables intrigues ­damour ­lest de la même manière.

Intégré dans un texte littéraire, le fait criminel est un objet extrêmement polyvalent : la représentation du rapt ne révèle alors plus seulement le caractère des personnages, mais encore, au-delà ­dune ­culpabilité selon la loi, des normes implicites, des tabous de ­comportements, ou ­laspiration à un nouvel idéal qui ne peut prendre forme que par un acte réprimé. Ainsi, le rapt peut apparaître ­comme le matériau de réflexion par excellence ­dune subjectivité qui ­saffirme et il peut même

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être représenté de manière positive, ­comme expression du désir face aux normes, ­comme ravissement spirituel, voire ­comme enthousiasme du poète5.

Au-delà ­dune approche référentielle du rapt, que sa représentation soit inspirée ­dun fait divers ou non, les rapts littéraires peuvent aussi être plus nettement imaginaires. De façon générale, on peut ­sinterroger sur les motivations des écrits ­consacrés au rapt, se demander pourquoi on a voulu évoquer ces cas ­denlèvements en littérature. ­Sil ­sagit de récits inspirés par des rapts réels, on peut évoquer une fonction testimoniale ou encore la reconnaissance, voire la captation, du caractère très suggestif ou stimulant pour ­limagination de ­lidée de rapt. Fixer en littérature un rapt réel serait reconnaître la part de fascination que suscitent au moins en partie les transgressions. Parler de rapt en littérature impliquerait en ce sens de reconnaître au moins implicitement les zones de ­contact de ­lactivité littéraire et du déploiement du désir, y ­compris transgressif. ­Sil ­sagit de rapts fictionnels, on se demandera quel type de transgression ils impliquent : le fait de ­contourner ou de repousser ­lordre du monde réel, transposé dans la fiction, ou, de manière plus intéressante encore, celui de ­contester un ordre fictif du monde, préalablement fondé dans la fiction. Dans ce dernier cas, le rapt est synonyme ­dapprofondissement de la littérarité et de la fictionnalité. Le dépassement des lois internes de la diégèse et de sa cohérence propre invite à une ouverture plus large des possibles du récit, exalte les promesses et élargit les territoires de la fiction. ­Sil ­sagit ­délaborations plus purement imaginaires, dont le lecteur puisse aisément douter de la vraisemblance, on est en droit de se demander à quelle motivation répond ­linvention de telles histoires : crainte ou désir obscurs, ­contestation ou utopie. De fait, un rapt, ­comme ceux opérés par des êtres surnaturels, peut exprimer la crainte ­dêtre soustrait au monde ­connu, dont les lois et le fonctionnement sont familiers. ­Cest une crainte fondée dans le psychisme humain mais également une tentation ­constante en littérature que cette exploration ­dun ordre du monde alternatif ou ­dune autre réalité. Dans cette mesure, à la crainte répond un désir : celui ­dêtre effectivement soustrait au monde ­commun, au monde tel ­quil va, un rêve ­dailleurs, avec ­lidée plaisante que ­linconnu est porteur de promesses et ­despoirs. Le rapt

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aiderait ainsi à franchir une frontière ­quon ­naurait pas la ressource de franchir seul, de son propre chef. Il serait alors pleinement ­consenti, voire désiré, non plus redouté ou subi. Il serait une façon de faire advenir dans le champ littéraire quelque chose ­quon ressentirait ­comme peu probable ou inatteignable dans le réel. Le récit de rapt serait, en ce sens, ­lexpression ­dun espoir ou ­dune désillusion et ­confierait à la littérature un rôle ­consolateur ou ­compensatoire.

En outre, le rapt amoureux est une image frappante de ­laspiration au saisissement de ­lautre dans ­lamour, ­dune saisie totale et presque arbitraire qui est une des expressions de ­lamour mais qui a peu de place dans le mariage, en droit. Les récits de rapts présupposent à la fois une certaine idée de la ­condition féminine, à la fois réelle et fantasmée, et un imaginaire du désir (masculin – puisque ­cest le plus souvent dans ce sens que les choses ­sentendent… – ou féminin). Toutefois le passage du rapt par la littérature ­constitue une forme de rationalisation voire de domestication de la sauvagerie ou de la violence, par son enserrement dans le langage et son déplacement vers la fiction. La littérature joue en quelque sorte avec le feu pour mieux le domestiquer mais aussi, peut-être, pour le nourrir…

Il ressort bien entendu de ­lapproche de ces différents cas de figure que le récit et ­lévocation de rapts sont avant tout des expressions de la liberté littéraire. La littérature peut prendre en charge les transgressions du réel, voire les inventer ou les dépasser, tout en ­conservant sa loi propre, sa loi interne. Elle est elle-même une ­confrontation avec les possibles et les lois du monde, dans le respect de ­lordre secondaire, littéraire, qui lui est propre. En ce sens, le rapt littéraire devient une métaphore de créativité et ­dinventivité, très maîtrisées. Le lecteur se trouve tour à tour ­complice, violenté et séduit.

Les études rassemblées ici, qui prolongent le travail ­dun colloque international organisé à Orléans les 22 et 23 novembre 2012, ­contribuent au panorama du rapt, déployé sur la longue durée du Moyen Âge ­jusquà la fin de ­lAncien Régime, et éclaircissent le sens que le terme de « rapt » peut prendre dans un ­contexte donné, ­quil relève de la réalité ou de ­limaginaire, le plus souvent littéraire, de son époque.

­Larticle de Sylvie Joye (« Le rapt de ­lAntiquité tardive au haut Moyen Âge : crime privé, crime public, sacrilège ») est ­dabord centré sur la

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définition précise du rapt tel ­quil est présenté dans les textes normatifs de la fin de ­lAntiquité et du très haut Moyen Âge : ­cest en effet au ive siècle ­quest donnée la première définition juridique de ce ­quest le raptus. Cette époque ne voit certes pas ­lapparition de la pratique du rapt, mais le rapt en tant que crime se distingue désormais bien du viol. ­Lauteure explique ­combien ­cest le droit des pères et les intérêts des mariages qui sont au centre des législations sur le rapt. Elle ­sappuie ensuite sur quelques exemples ­concrets pour mettre au jour les mobiles classiques des ravisseurs et les caractéristiques types des femmes ravies aux vie et viie siècles. Il apparaît en effet que le rapt, loin ­dêtre une survivance de traditions anciennes, est avant tout un moyen de détourner les règles du mariage en obtenant une épouse ­convoitée tout en se passant du ­consentement de ses parents. ­Lauteure appuie son propos sur les recherches de différents anthropologues qui ont approché le « mariage par rapt », participant au passage de ­lendogamie à ­lexogamie, dans leurs réflexions sur ­lhistoire de la famille. Les références ­culturelles attachées au rapt et la variété des situations ­quil peut évoquer en font aussi un élément de stratégies discursives assez élaborées dans certains poèmes et chroniques (différences entre la femme légitime et la femme enlevée, les unions entre libres et esclaves…). Elle évoque également les mutations importantes que les transformations politiques, idéologiques et sociales de la période carolingienne ont entraînées en ce qui ­concerne la ­conception et la pratique du rapt. Celui-ci devient alors ­lobjet ­dune réflexion théorique intense qui le décrit ­comme le ­contraire diabolique du mariage, particulièrement mis en valeur à ­lépoque en tant que cellule fondamentale de la société.

Dietmar Rieger (« Stuprum, raptio et raptus dans la littérature française du Moyen Âge : ­lexemple ­dAiol ») met en lumière pour une période plus tardive ­lambiguïté et la polysémie des termes juridiques latins avant ­détudier en détails ­lexemple de leurs ­configurations littéraires dans ­lexemple de la chanson de geste du xiiie siècle, Aiol. Le lecteur assiste ­dabord à une raptio du personnage de Mirabel, dont la sauve Aiol. Dans cette raptio, le droit du plus fort semble prévaloir. Elle fait ­dAiol et Mirabel un couple aux intérêts ­communs et qui les défend à égalité à ­laide du courage et des armes. ­Cest ensuite une tentative de raptus de ­lhéroïne par le brigand Robaut qui a lieu, dans laquelle Mirabel est ­contrainte à se défendre seule car Aiol est mis hors ­détat de riposter. ­Lattitude de la jeune femme, aussi ­combattive que le héros, place les deux amoureux sur

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un pied ­dégalité. Cette auto-défense est ­dailleurs ­lune des originalités de la chanson sur ce motif. La troisième variante envisagée dans ­lœuvre est la raptio sans ­consentement. ­Lauteur ouvre la réflexion par une ­comparaison avec des réécritures italiennes tardives de ­lhistoire ­dAiol.

­Létude de Rosalind Brown-Grant (« Le rapt et le rapport texte/image dans les manuscrits du remaniement bourguignon de La Fille du ­comte de Pontieu ») ­sintéresse au rapport texte/image dans la version tardive de La Fille du ­comte de Pontieu, qui fait du rapt de ­lépouse ­lévénement-clé autour duquel se déploie tout le récit. ­Lauteure se livre à une description et à une analyse détaillée des images qui mettent en avant les points ­dinterprétation du rapt par le maître de Wavrin, qui les a réalisées. Ce dernier explore toutes les ­complexités affectives, sociales et juridiques des ­conséquences de ce récit de rapt. Dans le manuscrit de la BnF observé, ­lépouse ­dabord victime du rapt devient une véritable héroïne, modèle de patience et de ­compassion.

La dimension merveilleuse et ses enseignements sont au centre de ­larticle sur « Le rapt féerique » de Myriam White-Le Goff qui traite des « motivations et enjeux de [ce] motif ». Si le rapt par des fées permet ­daborder la question de ­lenlèvement sous un angle fictif et fantaisiste, il entretient néanmoins des liens lourds en significations avec le monde réel. Ainsi ce motif de tradition celtique peut remettre en question certains aspects de fonctionnements de la société médiévale, notamment en ce qui ­concerne le mariage, la filiation ou ­lhéritage. Surtout lorsque le rapt intervient pour sauver un personnage ­dun danger qui le guette dans le monde réel, il devient dénonciation des périls encourus dans la société. Mais il peut également pointer plus largement la ­condition humaine, mortelle et sociable, et la paradoxale incapacité de ­lêtre humain à échapper à ce ­conditionnement qui paraît nécessaire au désir et au bonheur.

Le xvie siècle voit, ­comme le présente ­larticle de Sonia Vernhes Rappaz (« “Rapt” et “­séduction”, poursuite ­dun crime moral et sexuel à Genève au xvie siècle »), ­lémergence ­dune nouvelle qualification criminelle, le « rapt de séduction », en vue de poursuivre les unions clandestines, ­conclues en dehors du ­consentement parental. ­Lenjeu est de faire du ravisseur ou suborneur un criminel dont la ­culpabilité ne ­sefface pas et de rendre ainsi tout mariage invalide. ­Cest autour de cette question de ­lannulation des mariages clandestins que se cristallisent

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les ­conflits ­dautorité entre juridiction ecclésiastique et monarchique au xvie siècle, moment charnière, notamment au plan de la qualification criminelle du rapt et de la peine encourue par les protagonistes et leurs éventuels ­complices. ­Lauteur présente les différentes ordonnances produites à cette période (février 1556, édit ­dHenri II ; en 1563, le décret Tametsi édicté par le ­concile de Trente ; en 1560, le décret ­dOrléans de Charles IX ; et finalement ­lordonnance de Blois de 1579) ainsi que leurs retentissements dans la pratique judiciaire en France et dans les territoires limitrophes, tout particulièrement à Genève. La réflexion ­sappuie sur la recherche de la terminologie en rapport avec le rapt de séduction dans les procédures criminelles instruites à Genève de 1545 à 1585. À cette période, la relecture du droit romain rappelle la nature ­contractuelle du lien matrimonial, avant sa dimension sacrée. Or cette question est primordiale car tout mariage ­conçu ­comme un sacrement ne saurait être rompu, même ­sil a été ­contracté clandestinement. ­Lenjeu est encore le renforcement de ­lautorité des pères. Alors que ­lautorité civile en France radicalise lentement sa position, la lecture de quatre procédures genevoises révèle ­lécart entre le discours juridique et la pratique judiciaire. Rapt de violence et rapt de séduction se différencient à cette période également hors du Royaume de France, tandis que de violence la subornation devient tromperie et que la femme enlevée devient une victime, rendant invalide tout mariage. À Genève, la pratique ­sadapte à une terminologie héritée du droit romain et reprise par les juristes français, afin de punir le rapt de séduction.

­Larticle de Marianne Closson, « Les Filles enlevées (1643) du Sieur Du Bail : quand le roman dicte la loi », montre que le long roman Les Filles enlevées du Sieur Du Bail propose une typologie de ce qui est permis, voire encouragé, ­comme de ce qui est interdit, en matière de rapt dans la société aristocratique de son temps. Il semble élaborer des lois de ­lenlèvement ­conformes aux valeurs héroïques tant masculines que féminines, sans nier la tension entre ce discours héroïque et la réalité, qui sous-tend ­lœuvre. Malgré tout, le rapt appartient le plus souvent à une véritable stratégie matrimoniale, tant dans les aventures du personnage de Ruffol que dans les différents récits enchâssés que ­comporte le roman. Ainsi, en dépit ­dune aspiration à la liberté et à ­lédiction de règles propres, ­laristocratie, telle ­quelle est dépeinte dans le roman, semble, pour finir, chercher reconnaissance et protection dans la loi.

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Claudine Nédelec passe en revue un corpus varié de traitements du « rapt dans les genres ­comiques ». Partant du ­constat que les rapts ­comiques ne parlent souvent pas tant de la réalité que ­dautres textes dont ils font le pastiche, elle analyse néanmoins ­leffet moral assez ambigu de ce procédé léger. Posant la question du rapt et de la morale non pas tant du côté du droit que de celui des mœurs, ces rapts ­comiques ­naboutissent pas tellement à corriger les mœurs par le rire, mais à une suspension du jugement moral et à une équivoque qui ridiculise moins les jeunes amoureux que leurs adversaires, souvent animés par des mobiles moins moraux que ­lamour.

Danielle Haase-Dubosc (« De ­lengouement littéraire de la thématique de ­lenlèvement au xviie siècle en général et de ­lenlèvement des hommes en particulier ») ­sintéresse à la relation que les textes littéraires établissent entre une restitution de la réalité historique de ­lenlèvement (mimesis) et la part de phantasia ­quils peuvent injecter pour façonner ­limaginaire littéraire du rapt. Les deux aspects coexistant dans chaque texte, ­lintérêt et le plaisir découlent précisément de ce ­quelle appelle ­l« effet-choc » du heurt entre les deux catégories. ­Cest dans ce heurt que se produit un phénomène que Louis Marin avait décrit pour le sublime et qui apparaît ­comme une altération du sujet dans ­lhistoire sur laquelle se joue ­lactivité réflexive du texte. Cet « effet-choc » peut prendre différentes formes : un ­contraste entre le décor et le fait ­comme dans Les Filles enlevées du seigneur du Bail, un ­contraste entre la loi et les mœurs qui ­nadmettent pas toute la liberté ­quauraient selon la loi par exemples les veuves (Les Veuves de Corneille, la nouvelle Le Soudain Changement de Camus ou encore Les Filles enlevées), des ­constructions littéraires qui font ressortir une prise de position (Artamène ou le Grand Cyrus) ou encore ­lenlèvement des hommes qui produit un renversement capable de restituer la force du désir qui ­na pas suffisamment de place dans la réalité.

Benoît Garnot présente une « Approche juridique et judiciaire du rapt dans la France du xviiie siècle ». Du côté juridique, il distingue le rapt de violence, le rapt simple et surtout le rapt de séduction qui fait ­lobjet des débats les plus vifs et ­dun réel acharnement législatif élargissant successivement les moyens de ­contrôle et de répression. Mais la différence entre la norme juridique et la pratique judiciaire est importante et lauteur montre non seulement, ­chiffres à ­lappui, que les actions en rapt de séduction étaient fort rares (le déshonneur étant plus craint

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que la mésalliance), mais encore que les juges ne prononçaient que très rarement la peine de mort prévue par les ordonnances, le danger ­nétant réel que pour les domestiques pour lesquels ­lincrimination pour « vol domestique », également punissable de mort, recouvre le même crime.

Véronique Demars-Sion, en revanche, après une introduction à ­lhistoire du rapt de séduction, ­sadonne à ­lanalyse ­dune affaire particulière de ce crime, celle de Maximilienne de la Voestine, jugée au parlement de Flandre en 1690 : « Une ténébreuse affaire : le rapt de Maximilienne de la Voestine (ou le crime de rapt vu à travers les archives du parlement de Flandre) ». La particularité de la Flandre ­comme ancien territoire espagnol auquel Louis XIV avait garanti le respect de ses droits et coutumes fait de cette affaire un extraordinaire croisement entre une réalité juridique locale et un discours juridique marqué par le droit français ce qui permet à ­lauteur ­dinvestir de nombreuse sources à son analyse particulière. In fine, ­linculpation pour rapt de séduction pourrait malgré tout, ­daprès ­larrêtiste ­dHermaville, être possible puisque le ravisseur peut être ­considéré ­comme domestique de la maison et ­dune naissance vile. Le critère social semble donc faire en ­loccurrence du rapt de séduction un crime répréhensible. Le sauvera le simple fait que la mère ­nengage la poursuite judiciaire ­quaprès la mort de sa fille ­quelle semble plutôt avoir négligée, voire maltraitée auparavant : en fin de ­compte, ­laffaire de rapt de séduction ne cache ici ­quune sordide affaire ­dhéritage.

Ce cas ­dinculpation pour des intérêts financiers ne fait certainement pas exception – en ce qui ­concerne la reprise littéraire du rapt de séduction, on trouve par exemple une occurrence majeure de ce cas de figure parmi les nombreux rapts des Mémoires et aventures ­dun homme de qualité de ­labbé Prévost. Mais dans ­lanalyse de cette série, véritable « anthologie du rapt », Gabriele Vickermann-Ribémont (« Entre norme et subjectivité. Le rapt dans les Mémoires et aventures ­dun homme de qualité de ­labbé Prévost ») ­sintéresse avant tout à ­larticulation entre un positionnement privé et une norme définie par le droit, mais corroborée par ­lenseignement moral chrétien et répercutée par des ­comportements collectifs. Le rapt permet ainsi ­dexprimer des réflexions sur la ­culpabilité, toute chrétienne, essentiellement déterminée par le ­concept de ­concupiscence, sur un terrain juridique, ou accompagne du moins la question chrétienne de la faute par celle des effets civils et sociaux qui ­sensuivent là où elle est apparentée à une question de

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droit. Tous les récits de rapt participent ainsi à modeler la subjectivité sensible du narrateur : si les rapts violents sont tous ­condamnés, le rapt de séduction lui sert de ressort pour ­lanalyse de la passion. Mais le positionnement vis-à-vis du rapt évolue à mesure que se développe le caractère de ­lhomme de qualité : le ­consentement mutuel ne lui semble finalement plus suffisant car il est amené, ­conformément à la norme sociale, à ­considérer davantage ­lhonneur des familles. Mais ­cest encore par la sensibilité que ­lhomme de qualité peut jeter un regard novateur sur ce « crime » et faire preuve de ­compassion. La transmission narrative par ce nouveau type de narrateur permet à Prévost ­labsorption du lecteur dans la même attitude sensible ­concernant la question du rapt de séduction.

Dans une perspective ­comparatiste, Elena Gretchanaia ­sintéresse au « rapt dans la littérature russe du xviiie siècle : entre traditions locales et modèles importés ». Dans la loi russe, le crime de viol ne devient un crime capital ­quavec le Code des lois de 1649, puni de mort ­jusquà ­labolition de la peine capitale par ­limpératrice Elisabeth Petrovna. Le rapt ­consenti, en revanche, ne semble pas donner lieu à des poursuites judiciaires, mais ­limportance du ­consentement parental est de tradition et gagna même en importance au xviiie siècle avec le renforcement de la ­conception religieuse du mariage. Dans la littérature russe, le motif du rapt ­napparaît ­quavec les genres laïcs, ­comme la nouvelle laïque, mais surtout la ­comédie de la deuxième moitié du xviiie siècle. Mais malgré ­limportation de nouveaux genres, et ­conformément à ­limportance de ­léducation religieuse des auteurs, la mentalité des personnages reste russe et le rapt ­consenti ne semble ainsi pas envisageable. Mais dans le théâtre de cour de Catherine II, rédigé en français, le motif reprend la tradition française de la ­comédie des xviie et xviiie siècles, et avec elle des allusions à la juridiction ou la jurisprudence françaises. Mais les exemples montrent que la référence à la législation française ­na ici rien de subversif ; elle devient plutôt un ressort ­comique, permettant de mettre en valeur la tolérance du gouvernement russe.

Les études rassemblées ici montrent la richesse ­dimplications, anthropologiques, historiques ou sociales, aussi bien du crime que du motif littéraire ­quest le rapt. Intimement lié au mariage et donc aux enjeux majeurs que peuvent rencontrés les individus ou les familles, le rapt, une

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fois distingué du crime de viol, véhicule les négociations en cours dans une société sur les possibilités de réaliser les aspirations individuelles ou ­dun groupe – négociations qui se cristallisent dans les changements juridiques et dans les interprétations et adaptations successives par les avocats et magistrats, ­quil ­sagisse de rapt violent ou de rapt de séduction. Notamment ce dernier, largement basé sur des présomptions judiciaires, peut révéler la nature foncièrement fictionnelle de ce crime – ­comme de la loi en général6 – et les intérêts qui motivent une action en justice. La puissance de cette fiction est par exemple prouvée par le fait que des juristes formés en France importent cet article propre au droit français dans des territoires où celui-ci ­nest pas en vigueur, ­comme à Genève (cf. la ­contribution de Sonia Vernhes Rappaz) ou en Flandre (­comme le montre Véronique Demars-Sion), avec plus ou moins de succès, tout ­comme en France même où ­laccusation pour rapt de séduction est très ­contestée et rarement suivie par les effets prévus par la loi.

Il ­nest donc pas étonnant que le motif du rapt sous toutes ses formes joue souvent un rôle important dans les textes littéraires, déployant les modalités, chances et risques très ­concrets de ce crime ou bien jouant sur le vécu subjectif du rapt et des sociétés. Au fil de ces études centrées sur le motif du rapt paraît ainsi un lien fort entre la réalité des lois ou des coutumes ­dun côté et ­limaginaire littéraire de ­lautre. Celui-ci ne se limite pas à reproduire une réalité juridique ou historique, mais joue sur ses possibilités de fiction pour grossir le trait et élargir les questionnements. Il peut ainsi, en créant dans la fiction des mondes alternatifs, ­contribuer à changer la réception ­dun crime. Même le rapt merveilleux, perpétré par une fée ou une magicienne ­comme Armide, en apparence déconnecté de la réalité, peut nous parler non seulement des grandes questions ­quil évoque – que ce soit la mort ou la fidélité à la religion –, mais encore, et ce avec toute la force du mythe, de la violence, du désir et des risques que ­comporte potentiellement tout rapt.

Gabriele Vickermann-Ribémont et Myriam White-Le Goff

1 Cf. à ce sujet, sur le rapt dans les sociétés anciennes, Valérie Faranton, « Amours, mariage et rapt dans le roman ­dAchille Tatius », article à paraître dans les Cahiers de la maison de la recherche, Université Charles-de-Gaulle Lille 3, dans lequel ­lauteur fait le point des pratiques antiques.

2 Cf. Dumézil sur les formes de mariages hindous, cité par Valérie Faranton, op. cit.

3 Cf. Valérie Faranton, op. cit.

4 A. von Leyser, Meditationes ad Pandectas quibus præcipua juris capita ex antiquitate explicantur, cum juribus recentioribus ­conferuntur atque variis celebrium collegiorum responsis et rebus judicatis illustrantur, troisième éd. corrigée, vol. ix, Leipzig / Wolfenbüttel, Meisner, 1748, p. 316.

5 Cf. V. Gély, Ganymède ou ­léchanson. Rapt, ravissement et ivresse poétique, Paris, P. U. de Paris Ouest, Littérature et poétique ­comparée, 2008.

6 Sur le caractère fictionnel des lois, cf. Ch. Biet, Droit et littérature sous ­lAncien Régime. Le Jeu de la valeur et de la loi, Paris, H. Champion, 2002, p. 7-21.