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Classiques Garnier

Préface

  • Grand prix de thèse Oscar Niemeyer du CAPES 2021
  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Quand il faut décider. Benjamin Constant et le problème de l'arbitraire
  • Pages : 11 à 13
  • Collection : Constitution de la modernité, n° 40
  • Thème CLIL : 4127 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie éthique et politique
  • EAN : 9782406149484
  • ISBN : 978-2-406-14948-4
  • ISSN : 2494-7407
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14948-4.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/08/2023
  • Langue : Français
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Préface

À un moment où les régimes démocratiques, en Europe comme dans les deux Amériques, doutent deux-mêmes et connaissent des désordres sérieux, il importe de cerner avec netteté les ressources et les difficultés du gouvernement représentatif, qui fournit le cadre opérationnel de nos démocraties. Le travail savant, clair et impartial de Felipe Freller est une belle contribution à cet effort indispensable. Il sattache à restituer la pensée de Benjamin Constant, lun des auteurs politiques les plus pénétrants dune époque et dun pays qui ont contribué décisivement à donner forme à la politique et à la société modernes. Constant fut à la fois un homme politique dont la carrière court du Directoire à la Monarchie de Juillet, un publiciste particulièrement brillant, un théoricien majeur du gouvernement représentatif, enfin une figure qui résume en sa personne et dans son œuvre la force et les faiblesses, en un mot les tourments du libéralisme politique.

Constant rejette sans regret le principe ancien de lhérédité et adhère sans réserve au principe nouveau de légalité. Or légalité se traduit par une norme particulièrement contraignante, à savoir une loi générale excluant tout arbitraire et refusant toute exception. Alors quil visait la suppression complète de larbitraire, Constant, à lépreuve des circonstances, dut faire une place de plus en plus grande, de plus en plus systématique même, à ce quil voulait exclure, à savoir un pouvoir, une instance, un dispositif sinon proprement arbitraire, du moins « décisionnaire ». En redonnant vie au drame de Constant, Felipe Freller restitue le drame de la loi et de légalité modernes.

Felipe Freller analyse de manière très fine la période du Directoire qui vit lentrée de Constant dans larène politique, cette période si complexe et si intéressante mais si peu présente à notre mémoire, étant pour ainsi dire étouffée entre Robespierre et Bonaparte. Au sortir de la Terreur qui porta larbitraire à son comble, Constant recommande une légalité sans arbitraire ni exception, mais en même temps quil pose larbitraire 12comme lennemi par excellence de la « politique des principes », il le perçoit comme un recours possible, éventuellement nécessaire, sil en est besoin pour préserver un gouvernement républicain face à une majorité électorale de plus en plus portée à la « réaction ». De fait Constant approuva le coup dÉtat de Fructidor qui, avec laide de larmée, réprima brutalement le parti « royaliste » vainqueur des élections.

Comme le montre Felipe Freller, Constant cherche une voie moyenne entre labstraction des principes révolutionnaires et la critique conservatrice de cette abstraction – critique à laquelle Burke donna tant de force –, voie moyenne quil trouve dans un gouvernement représentatif perfectionné. Le perfectionnement prend la forme dun pouvoir « neutre » ou « préservateur » qui serait habilité à dissoudre le législatif ou à destituer lexécutif sans procès ni jugement, de manière entièrement « discrétionnaire », si lun de ces deux pouvoirs mettait en danger les droits des citoyens. Ainsi serait prévenue la nécessité dun coup dÉtat comme celui de Fructidor. Cest ce pouvoir discrétionnaire qui préviendrait tout risque darbitraire.

Felipe Freller décrit admirablement avec quelle ampleur et subtilité dimagination politique Constant, dans la suite de sa carrière, multipliera les suggestions institutionnelles pour combattre larbitraire par larbitraire, cest-à-dire larbitraire agresseur des droits par larbitraire défenseur des droits. Il propose par exemple de combattre la tyrannie de lois violant lindépendance individuelle par le sentiment moral des jurés dans un jury qui pourrait alors prévaloir contre ces lois. Constant suscite ainsi des figures positives de larbitraire, naissant du mouvement spontané de la conscience intime des citoyens lorsque ceux-ci se perfectionnent par lexercice de leurs facultés dans un régime de liberté. Chaque citoyen devient en quelque sorte juge constitutionnel !

Felipe Freller fait ainsi ressortir la prodigieuse inventivité qui a présidé à la conception et à la mise en œuvre du régime représentatif qui est le chef-dœuvre de la politique moderne. Nous mesurons la complexité des réglages quil exige pour rendre viable, cest-à-dire gouvernable, un régime libre. En effet, le principe générateur de la démocratie moderne, à savoir la loi générale gardienne de légalité des droits, a cet inconvénient de faire difficilement place à laction et au choix politiques proprement dits : ceux-ci ne sont pas la simple application dune loi générale sans relever cependant dun simple arbitraire. En étant attentifs à lexpérience et à la 13réflexion de Benjamin Constant, si bien restitués et éclairés par le beau livre de Felipe Freller, qui vit et enseigne au Brésil, nous nous mettrons en mesure daffronter plus intelligemment les problèmes urgents qui, au Brésil comme en France, assaillent nos démocraties représentatives.

Pierre Manent

Directeur détudes honoraire
à lÉcole des hautes études
en sciences sociales (EHESS)