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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Les contributions dAlfred Mitchell-Innes à lhistoire à la théorie monétaire ont longtemps été ignorées par les économistes. Ses articles de 1913 (« What is Money ? ») et de 1914 (« The Credit Theory of Money ») du Banking Law Journal avaient attiré lattention de John Maynard Keynes. Il a fait un compte rendu de « What is Money ? » dans lEconomic Journal en septembre 1914. Randall Wray1 les a sorti loubli en les republiant. Son objectif a été de « reconstruire le chemin qui na pas été pris » par les théoriciens de la monnaie et « dexplorer le type dapproche de la monnaie vers lequelAlfred Mitchell-Innesavait pointé ».

Larticle original de Alfred Mitchell-Innes de 1913 (What is Money ?) lance, après dautres (Thomas Smith, Macleod ou William Playfair), une attaque frontale contre la vision issue de la tradition smithienne de lorigine et de lévolution de la monnaie. Selon cette vision traditionnelle, la monnaie marchandise a été introduite comme moyen déchange afin déliminer les inconvénients du troc2 ; puis, à mesure que lactivité économique se développait et se compliquait, le crédit a été inventé comme substitut de la monnaie afin de réduire les coûts de transaction. Alfred Mitchell-Innes soutient, en 1913, que ces hypothèses reposent sur une « rareté de preuves historiques » (p. 47). La déclaration la plus importante dAlfred Mitchell-Innes est peut-être que « le crédit, et non lor ou largent, est la seule propriété que tous les hommes recherchent, dont lacquisition 8est le but et lobjet de tout commerce » (p. 93). Dans ses essais, Alfred Mitchell-Innes démystifie la théorie métallique de la monnaie et lidée que le troc a précédé la monnaie ; il montre que la monnaie existait bien avant lintroduction des pièces de monnaie et affirme simplement : « le crédit, et le crédit seul, est la monnaie ».

Dans son best-seller Debt, the first 5,000 years3, publié en 2011, David Graeber écrit : « Dans les premières décennies du xxe siècle, toutes les pièces étaient en place pour réécrire lhistoire de la monnaie. Le travail préparatoire a été effectué par Mitchell-Innes ». Après avoir noté que « … notre récit standard de lhistoire monétaire est précisément à lenvers. Nous navons pas commencé avec la monnaie, pour ensuite développer des systèmes de crédit. Cela sest passé précisément dans lautre sens. Ce que nous appelons largent virtuel est arrivé en premier ». Graeber conclut : « Ce nest pas quun économiste ait jamais réfuté Mitchell-Innes. Ils lont simplement ignoré. Les manuels scolaires nont pas changé leur histoire – même si toutes les preuves montraient clairement que cette histoire était tout simplement fausse ».

La théorie de Alfred Mitchell-Innes est incomplète car elle ne traite pas des taux dintérêt. Ses articles peuvent être critiqués. Mais dans lensemble, sa théorie sonne juste. Elle est cohérente et énoncée avec force. Plus dun siècle après leur publication, les idées de Mitchel-Innes restent tout à fait modernes et tout à fait pertinentes pour la théorie monétaire actuelle. En plus de démystifier lhistoire selon laquelle la monnaie est issue du troc, Alfred Mitchell-Innes a montré que la monnaie a précédé les pièces, que la forme physique de la monnaie na aucune importance, que la teneur en métal des pièces était sans importance pendant la plus grande partie de lhistoire et que létalon métallique était une invention moderne inconnue dans lAntiquité ou au Moyen Âge, que « le commerce … na jamais eu quoi que ce soit à voir avec les métaux précieux, et que si chaque pièce dor et dargent actuellement dans le monde devait disparaître, il continuerait comme avant et aucun autre effet ne serait produit que la perte de tant de biens précieux ». Il a vu quen thésaurisant lor et en maintenant un étalon-or, les banques 9centrales maintenaient en fait lor à un prix gonflé ; ce qui entraînait une émission excessive de monnaie et une baisse de la monnaie.

Le contexte français

Celui-ci esquissait nombre des éléments constitutifs dun volume4 de près de 450 pages, aboutissement danalyses dans le domaine monétaire et financier publiées durant trente-cinq années. Outre les travaux ayant nourri les enseignements de Michel Aglietta à Paris X Nanterre sur la macroéconomie monétaire et ses expertises, retenons ici comme textes fondateurs ses ouvrages réalisés avec André Orléan, La violence de la monnaie (1982), revisité vingt ans plus tard dans La monnaie entre violence et confiance, et La monnaie souveraine (1998), (comme avec les historiens Jean Andreau et Jean-Marie Carrié, les anthropologues Stéphane Breton et Daniel de Coppet par exemple), en particulier grâce aux travaux animés par Bruno Théret5 avec les anthropologues Stéphane Breton et Daniel de Coppet par exemple). 

La seconde est la contrainte de gager la monnaie mise en circulation, proposition faite notamment en Islande, au Royaume-Uni et en Suisse par des mouvements contestant la captation de lémission monétaire par les banques commerciales. Cette proposition avait, sous dautres formes, été avancée notamment par Frederick Soddy dans Wealth, Virtual Wealth and Debt. The solution of the economic paradox (1926), puis sous forme du Chicago Plan en 1933 par Frank H. Knight, Lloyd W. Mints, Henry Shultz, Garfield V. Cox, Albert G. Hart et Henry C. Simons, proposition appuyée par Irving Fisher6 et par Maurice Allais en 1948. Des auteurs, on doit le souligner, aux convictions politiques et théoriques fort diverses par ailleurs – ce qui implique que les conséquences pratiques de leur proposition varient beaucoup.

Selon Alfred Mitchell-Innes ce qui est fondamental pour le commerce, cest le crédit et la dette ; lor et largent ne sont quun aspect compliqué des 10relations du marché moderne qui a été imposé à un échange commercial plus simple. Lunité monétaire (la chose-argent) nest pas importante en soi. Il conclut ensuite que la monnaie est « du crédit et rien que du crédit ». Ce sont les idées quil développe dans son article original de 1914 (The Credit Theory of Money) où il réitère les principales idées de son article de 1913. Plus important encore, Alfred Mitchell-Innes a développé sa théorie de la monnaie pour explorer la relation entre le crédit et linflation, et pour étudier le rôle joué par le gouvernement dans le système monétaire.

Sur Thomas Smith

Le premier ouvrage que Thomas Smith a publié est très antérieur aux travaux dAlfred Mitchell-Innes : il date de 1807, et porte le titre de Essay on the theory of money & exchange. Pour lui la monnaie ne relève daucune matérialité. Elle nest donc pas plus or quargent. Et la question de la convertibilité dun billet dune livre en or (ou en argent) nest pas pertinente. La monnaie est un symbole construit par les humains pour leur permettre déchanger leurs biens, (voir lintroduction de Marc Laudet). La « controverse sur les lingots », auquel Thomas Smith participe, était un débat avec pour support des pamphlets sur la monnaie, les banques et létalon de valeur, déclenché par la publication du Rapport du Comité restreint sur les lingots, plus connu sous le nom de Rapport sur les lingots, en juin 1810, et qui dura jusquà ce que les recommandations de ce rapport soient rejetées par la Chambre des communes en mai 1812. Comme lindique le début de The Bullion Debate publié en 1811 par William Pitt, géomètre agricole de Birmingham, la controverse sur les lingots a impliqué un large éventail de participants représentant de nombreuses perspectives théoriques et idéologiques. Au moins 800 pamphlets sur le sujet ont été publiés entre 1797 et 1821, plus de 100 entre 1809 et 1812. Si lon étend ces dates à la période comprise entre 1790 et 1840, le nombre dépasse largement le millier. Les participants étaient des banquiers, des comptables, des marchands, des avocats, des politiciens, des universitaires et des agriculteurs. Certains étaient favorables à la 11suspension, dautres la considéraient comme une catastrophe ou avaient des opinions mitigées. Nombre de leurs questions et préoccupations étaient dordre pratique. Une hausse du prix de lor signifie-t-elle que la monnaie est « dépréciée » ? Laugmentation du nombre de billets de banque provoquait-elle la hausse des prix ? Mais ils posaient également des questions plus larges. Comment léconomie est-elle affectée par la guerre ? Quel est le rapport entre le papier et lor7 ?. Lensemble des ces articles nont été ni traduits ni mis à disposition du public francophone.

Publiés trente ans plus tôt, ces articles auraient sans doute permis de gagner beaucoup de temps dans lélaboration dune théorie monétaire libérée des principes et des hypothèses néoclassiques. De ce point de vue au cours des trente-cinq années qui ont été mobilisées par des auteurs comme Michel Aglietta, André Orléan, Bruno Théret, Jean Michel Servet8, et des participants aux séminaires sur la confiance initiés par Jean-Marie Thiveaud dans le cadre de lAssociation déconomie financière / CDC, la connaissance de ces textes nous aurait permis de gagner un temps précieux. Lintérêt de la republication de ces textes anciens dans le domaine de la théorie monétaire dépasse donc de loin la seule question du témoignage historique ou dune érudition dantiquaires de la pensée.

Une autre question est celle de la traduction : ll est certain que pour les ouvrages publiés sous la direction de Michel Aglietta, Bruno Théret, Jean-Michel Servet, dautres encore ; ces articles sils avaient été traduits et publiés en anglais auraient eu une influence considérable. Aujourdhui encore aucun de ces ouvrages nest traduit. Dans le champ de la théorie économique, cela a constitué et constitue toujours un obstacle considérable pour le développement des connaissances. Dans ce sens la traduction pour la première fois en français de ces deux articles est une contribution au développement de la théorie économique contemporaine. Repenser la nature de la monnaie pourrait faire une grande différence dans la façon dont nous traitons les problèmes contemporains ; et ce livre constitue un pas en avant dans cette direction.

Malgré la nature historique du livre, les lecteurs devront réfléchir aux implications théoriques et politiques de ce quAlfred Mitchell-Innes et Thomas Smith ont mis en lumière. Ce livre est une reprise bien tardive 12des travaux dAlfred Mitchell-Innes sur les origines de la monnaie, qui devrait susciter un débat animé parmi les historiens de la monnaie, les économistes et les responsables politiques. Repenser la nature de la monnaie pourrait faire une grande différence dans la façon dont nous traitons les problèmes économiques des temps modernes ; et ce livre nous fait faire un pas en avant dans cette direction.

André Tiran

1 L. Randall Wray (ed.), Credit and State Theories of Money : The Contributions of A. Mitchell Innes, Cheltenham (uk) and Northampton (Ma, usa), Edward Elgar, 2004, p. x+271. Wray invite les lecteurs à examiner les liens et les similitudes entre la théorie du crédit de la monnaie dAlfred Mitchell-Innes et la théorie de lÉtat de la monnaie de Friedrich Knapp, la version de la théorie chartaliste de la monnaie de Joseph Aloïs Schumpeter et la théorie de la finance foctionnelle dAbba Lerner.

2 J. M. Servet : Les figures du troc du 16e au 19e siècle (no 12 dAnalyse, Épistémologie, Histoire, octobre 1977) ; Bernard Courbis, Eric Froment et Jean-Michel Servet, « Enrichir léconomie politique par lhistoire », Revue économique, Bruno Théret (2008), « Les trois états de la monnaie. Appoche interdisciplinaire du fait monétaire », Revue économique, vol. 59 ; (2009), « Monnaie et dettes de vie », LHomme, no 190.

3 David Graeber, Dette : 5000 ans dhistoire, traduit de langlais par Françoise et Paul Chemla, Paris, Les liens qui Libèrent, 2013. Voir lauteur qui a inspiré D. Graeber : Michael Hudson, Dette, rente, et prédation néolibérale ; une anthologie de lœuvre de Michaël Hudson (préface Alain Caillé ; postface Jean-Michel Servet) ; Bord de leau, La bibliothèque du Mauss, Mars 2021.

4 Michel Aglietta et André Orléan (dir.), La monnaie souveraine, Odile Jacob, 1998.

5 Buno Théret, La monnaie dévoilée par ses crises, Éditions de lEHESS, 2007.

6 Irving Fisher, 100 % monnaie, Édition André Tiran, Marc Laudet, traduction Marc Laudet, Paris, Classiques Garnier, 2019.

7 Voir Alexander Dick, Romanticism and the gold standard, Palgrave, Macmillan, 2013.

8 Bruno Théret, Jérôme Blanc, Pierre Alary, Théories françaises de la monnaie, PUF, 25/05/2016.