Présentation
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Puretés et impuretés de la littérature (1860-1940)
- Auteur : Roger (Thierry)
- Pages : 7 à 11
- Collection : Rencontres, n° 118
- Série : Littérature des xxe et xxie siècles, n° 17
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782812432996
- ISBN : 978-2-8124-3299-6
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3299-6.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/09/2015
- Langue : Français
Présentation
Hygiène devient pureté mondieu mondieu
Tzara, Dada. Manifeste sur l’amour faible et l’amour amer, 1922.
[…] une infernale combinaison du sacerdoce et du négoce […]
Valéry, Mémoires du poète, 1928.
Le mot « pur » ne m’a pas découvert son sens intelligible.
Colette, Le Pur et l’Impur, 1932.
Les termes de pur et d’impur ont recouvert des oppositions de toute sorte.
Caillois, L’Homme et le Sacré, 1950.
Concevoir une « histoire des idées de littérature », projet fondamentalement perspectiviste, présuppose la remise en question des tentatives d’essentialisation du phénomène littéraire. Or, tout un pan de la littérature française et du discours critique qui a vu le jour entre 1860 et 1940, dans le sillage de Poe, de Gautier, de Baudelaire et de Flaubert, entre le culte de la forme prôné par les Parnassiens et le renouvellement radical des formes accompli par les avant-gardes dites « historiques », a pu justement s’affirmer autour d’une « idée pure » de la littérature et des arts, ou d’une idée de la « littérature pure », et de « l’art pur ». Cependant, ce qu’il est convenu d’appeler « crise de la représentation » et « autonomisation de la littérature », à savoir ces processus qui auraient non seulement séparé la sphère littéraire de la
sphère économique, politique, ou juridique1, mais aussi amené chaque art à réfléchir (sur) ses propres conditions de possibilité en rencontrant la « pureté » du médium, dans un mouvement graduel vers « l’essence » que le Blanchot de L’Espace littéraire, après Clement Greenberg, a pu résumer ainsi : « ce que veut affirmer l’art, c’est l’art », relève en grande partie de ce qu’Antoine Compagnon a appelé un « récit orthodoxe » de la « modernité2 ». À l’heure critique de la rédaction des métahistoires, il convient de dégager toute la part de construction que cette lecture téléologique implique, en essayant d’opérer un « nettoyage de la situation verbale » propre à la notion même de « pureté », impure entre toutes. Peut-on en effet maintenir la notion d’« art pur » sans verser dans la pure tautologie ? Et devons-nous nous satisfaire de l’équation, identifiant sans doute trop hâtivement la « modernité » à la « pureté », et la « postmodernité » à cette « esthétique de l’impureté » placée sous le signe du « détournement, du surcodage, de la corruption et de la dé-naturalisation3 », ainsi que le veut une certaine doxa contemporaine ?
La tâche que nous nous sommes proposée à travers ce colloque, animée par l’exigence de tenir ensemble « puretés » et « impuretés », fut dès lors d’interroger les usages descriptifs, normatifs, stratégiques ou polémiques, de ces catégories, tout en cherchant à définir précisément la nature de l’« objet » à « purifier », ou à maintenir « pur » : s’agit-il du style, de la langue, de la référence, du rôle social de l’écrivain, ou bien du Moi, de la pensée, de l’esprit, de l’âme, du corps, de la tradition, de la culture, de la nation, de la race ? Nous avons donc pris le parti de la conjonction : conjonction de la « pureté » esthétique et de la « pureté » morale, linguistique, religieuse, raciale ou nationale ; conjonction des questions de « mimesis » artistique et des questions d’identité ou de posture auctoriales ; conjonction des thèses poétologiques et des orientations idéologiques (« modernité » esthétique et « conservatisme » politique) ; conjonction de l’histoire de la littérature et de l’histoire de l’art, à travers l’action
réciproque des discours critiques appliqués aux médiums ; conjonction de l’autonomie et de l’hétéronomie du champ littéraire, de façon à décrire le degré d’autonomie relative de chaque moment de la période. Ajoutons que sous l’appellation « littérature pure » entendue au sens d’autonomie, il faut sans doute commencer par séparer deux phénomènes, comme le préconisait Todorov dans Théories du symbole : « on a souvent voulu confondre la conception formaliste de la poésie avec la doctrine de l’art pour l’art […] dans le premier cas, il est question de la fonction du langage en littérature (ou du son en musique, etc.), dans le second, de la fonction de la littérature (ou de l’art) dans la vie sociale4 ». Cette confusion, poursuit-il, s’explique par l’origine commune de ces deux aspects, à savoir cette « idéologie romantique » traquée et condamnée dans Critique de la critique, qui reposerait sur une conception autotélique de l’art. Perçue sous cet angle, la question de la pureté littéraire croise celle de la survivance d’un certain romantisme après le moment Baudelaire-Flaubert. Cette réflexion rappellera aussi, s’il était encore besoin de le démontrer, à la suite des travaux ethnologiques de Mary Douglas, que la dichotomie pur/impur ne relève en rien, comme on l’a longtemps cru, d’une seule mentalité dite « primitive5 ». Si les systèmes d’interdits qui intéressent au premier chef l’anthropologue, le sociologie ou l’ethnologue, resteront en arrière-plan ici, les systèmes taxinomiques attachés à l’usage de ce couple garderont dans cette réflexion toute leur pertinence, en espérant que nous aurons évité de succomber au « délire métaphorique de la souillure6 ».
On verra ainsi à la lecture des différentes contributions de cet ouvrage collectif – un mélange qui n’est pas pour autant une suite de varia – que les catégories du « pur » et de « l’impur » peuvent se décliner à l’infini en échangeant leur place, leur sens et leur valeur. À bien considérer ces catégories, il en va de la littérature comme de la sociologie du sacré selon Caillois : ce sont des « forces équivoques7 » toujours susceptibles de « réversibilité8 ». Ainsi, ce volume maintes fois bipolaire invitera à une
relecture impure des œuvres dites pures (Sylvie Traire pour Flaubert et Claude Perez pour la NRF), ou bien à un exercice de clarification de cette pureté, conservée intacte dans sa pertinence, tout en se voyant mise en perspective (Marie Blaise pour Mallarmé et Valéry à la lumière de Freud et d’Eliot ; Pascale Alexandre pour Copeau ; Michel Jarrety pour Valéry ; Maria Carla Papini pour Ungaretti ; et moi-même pour Mallarmé).
Il conviendra en outre de moduler ces notions en fonction des différents niveaux d’approche de l’objet : théorie de la « peinture pure » doublée d’une pratique impure du poème simultanéiste chez Apollinaire comme le montre Claudia Jünke ; tentative de purifier le cinéma en le détachant de la littérature, inséparable dans le même mouvement d’une esthétique de l’hétérogène chez le Cocteau du Sang d’un poète et du Testament d’Orphée, à suivre Caroline Surmann ; affirmation et négation de la pureté dans Les Faux-Monnayeurs selon le point de vue du récit ou de la diégèse, de la littérature ou de la vie sociale, de la politique de la langue ou de l’éthique sexuelle ainsi que le souligne Frank Lestringant ; distinction nécessaire à opérer entre les plans linguistique, éthique et narratologique, comme le rappelle Jörn Steigerwald dans son parcours croisé des Faux-Monnayeurs et du Chiendent ; « impureté » assumée d’une littérature qui doit accepter son matériau, langue commune et lieux communs, mais aussi « pureté » revendiquée, innocente et non-terroriste, d’une littérature « littéraire » chez l’auteur des Fleurs de Tarbes, si l’on se réfère aux analyses de Clarisse Barthélemy ; pur amour sublimé en surface mais cachant en profondeur toute la force des « arrière-passions » incestueuses dans Daniel Cortis, ce roman de Fogazzaro hanté par la figure de Lucile Chateaubriand que commente ici Patrizio Tucci ; enfin, contradictions non surmontées au sein de l’éros surréaliste mis en scène par la littérature (Breton et Péret) ou le cinéma (Buñuel et Hathaway), situé entre l’héritage courtois et l’usage de Freud, comme le montre Giovanna Angeli.
Mais la dyade du pur et de l’impur permet aussi de quadriller les enjeux majeurs d’une littérature européenne en perpétuel débat avec l’héritage problématique inséparable du nouveau régime politique et esthétique né avec le romantisme, et tous les transferts de sacralité que cette césure historique a pu engendrer. La pureté doit composer avec l’historicité, entre mythologie, utopie et idéologie, comme le démontrent ici les textes de Dominique Combe au sujet de la langue nationale ou nationalisée,
de Wolfgang Asholt en matière d’avant-gardisme, de William Marx à propos de l’évaluation du sens de l’histoire, et de Mario Domenichelli, qui s’intéresse quant à lui à la survivance warburgienne d’une culture lettrée européenne confrontée à la massification.
On se souvient de cette « malade » quelque peu mallarméenne de Pierre Janet évoquée par Blanchot dans L’Espace littéraire, rétive devant la pratique de la lecture parce que, disait-elle, « un livre qu’on lit devient sale9 ». Gageons que s’énonce là obliquement quelque vérité profonde, et que ce livre, par-delà tous les noli me legere, trouvera des lecteurs de bonne volonté, acquis à l’idée qu’il n’y a pas de lecture pure.
Thierry Roger
Université de Rouen
1 C’est ce qu’a tenté de montrer une certaine sociologie du fait littéraire. Nous renvoyons bien évidemment ici à Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art (1992), Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1998, ainsi qu’à Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (xixe-xxie siècle, Paris, Seuil, 2011), qui prolonge et complète l’analyse en direction d’une « autonomie » morale et juridique, faite de résistances et de refoulement, comme l’attestent les grands procès littéraires étudiés dans l’ouvrage.
2 Antoine Compagnon, Les Cinq Paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990.
3 Guy Scarpetta, L’Impureté, Paris, Grasset, 1985, p. 9.
4 Tzvetan Todorov, Théories du symbole (1977), Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1985, p. 341.
5 Voir Mary Douglas, De la souillure. Études sur la notion de pollution et de tabou (1967), Paris, La Découverte, 1992.
6 Luc de Heusch, préface à Mary Douglas, De la souillure, op. cit., p. 19.
7 Roger Caillois, L’Homme et le Sacré (1950), Paris, Gallimard, 1988, p. 44.
8 Ibid., p. 58.
9 Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 251.