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Classiques Garnier

Le paradoxe Jarry

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Psychanalyse textuelle. De Sénèque à Duras
  • Pages : 7 à 9
  • Collection : Théorie de la littérature, n° 22
  • Thème CLIL : 4053 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Théorie Littéraire
  • EAN : 9782406097969
  • ISBN : 978-2-406-09796-9
  • ISSN : 2261-5717
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09796-9.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/05/2020
  • Langue : Français
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Le paradoxe Jarry

Les écrits dAndré Jarry (1925-2012) sont représentatifs du paradoxe rarement remarqué et pourtant constitutif des meilleurs critiques : il concentre ses travaux sur un seul auteur, alors quil dispose de grandes et solides connaissances dans divers domaines. Ces connaissances servent, bien sûr, de fondement aux recherches prédominantes, elles les nourrissent, et elles permettent au chercheur, mieux, elles lobligent à exposer ses résultats, jusquaux plus infimes, à lépreuve dune interrogation incessante, menée de plusieurs points de vue. Mais le jour vient, inévitablement, où ces serviteurs dévoués réclament leur dû, se pressent de sortir de lombre. Ce livre, laissé par son auteur en état de manuscrit, est le produit dun tel mouvement.

André Jarry est connu, en premier lieu, comme spécialiste de Vigny. Outre les nombreux articles quil a publiés sur lui, il est auteur de deux ouvrages qui ont fait date dans la recherche sur le poète des Destinées : Alfred de Vigny. Étapes et sens du geste littéraire. Lecture psychanalytique (Genève, Droz, 1998) et Alfred de Vigny. Poète, dramaturge, romancier (Paris, Classiques Garnier, 2010). Il a aussi édité, avec François Germain, le premier tome des Œuvres complètes de Vigny dans la « Bibliothèque de la Pléiade » (Paris, Gallimard, 1986). En même temps, cet agrégé de lettres classiques lit les anciens avec un souci de philologue ; angliciste confirmé, il navigue avec aisance entre les différentes acceptions dun terme chez Shakespeare ; homme de son temps, il fréquente les auteurs qui se trouvent aux centres dintérêts des époques de lhistoire sociale et intellectuelle quil traverse, Boris Vian, Anaïs Nin, Marguerite Duras, Bernard-Marie Koltès. Ce sont ces études, qui ont accompagné à une cadence soutenue de la main gauche le travail de la main droite sur Vigny, quAndré Jarry souhaitait réunir dans ce livre.

Celui-ci se laisse lire de deux façons. À première vue, cest une anthologie détudes hétéroclites, où Claudel est suivi de Vian, qui est suivi de Sénèque, cest un feu dartifice culturel, invitant le lecteur à passer dun objet à lautre, guidé par les seules promesses de plaisir. Mais cette apparence 8désinvolte est sous-tendue dun projet rigoureux dunité et dordre, et cest ce projet qui commande la deuxième lecture. Il vise à présenter une approche particulière de la littérature en retraçant lévolution dune pratique dont ces études, ordonnées selon la chronologie de leur écriture, forment les stations. Bien entendu, elles ne constituent pas à elles seules le creuset où la pratique dAndré Jarry sest élaborée, les écrits sur Vigny ont participé tout autant au processus. Mais la volonté de distinguer le travail sur lobjet privilégié et la méthode exigeait de laisser les derniers de côté.

Le fondement, là encore, est la pluralité des savoirs dAndré Jarry, origine dune pluralité des perspectives, celles de lhistoire littéraire, de la psychanalyse et de ce que lauteur appelle « stylistique textuelle ». Dans le premier domaine, la vocation critique du spécialiste de Vigny nest pas à rappeler. Pour le deuxième, je me permets dapporter mon propre témoignage. À lissue du colloque Littérature et Psychanalyse de Cerisy, quAndré Jarry avait codirigé avec Serge Doubrovsky en 1977, nous avons fondé, puis animé à deux le Groupe Pergolèse, un groupe de recherche hors institution, formé de littéraires et de psychanalystes. Pendant les treize ans de son fonctionnement, ce groupe était un chantier et un lieu de formation tout à la fois, et ceux qui lont fréquenté sont prêts à affirmer à lunisson : « Si je navais pas rencontré André, je ne serais pas ce que je suis. » Mais loriginalité de la démarche dAndré Jarry tient à lentrée en jeu, à côté de la littérature et de la psychanalyse, dun troisième vecteur : la linguistique. Il est très rare que celle-ci puisse sajouter aux deux autres, quun chercheur soit à laise dans les trois domaines, alors que la linguistique est la base de ce travail de déchiffrement stylistique qui, préalable à linterprétation, garantit la fiabilité de celle-ci aux yeux dAndré Jarry.

Une pratique, donc, présentée comme telle dans ce livre qui donne à lire les études à travers lesquelles elle sélabore. Pas dexposé théorique pour justifier les thèses, bien que celles-ci conduisent plus dune fois lauteur à sinscrire en faux contre certaines grandes vérités hâtivement énoncées par des psychanalystes. Non que la veine théoricienne lui manque, la troisième partie du livre en fournit des preuves abondantes. Mais théoriser, cela aurait été priver le lecteur de la possibilité de tirer lui-même les conclusions qui simposent à lui, autrement dit, le priver dindépendance, et, surtout, du plaisir des découvertes grandes et petites qui lattendent à chaque page.

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Nous publions ce livre en respectant les intentions dAndré Jarry : sur le texte saisi par lui-même il avait encore porté des corrections à la main que jai introduites dans le texte présent. Notre édition ne diffère de son projet que par lajout, en annexe, dune étude inédite, « Hystérie féminine, hystérie masculine dans deux poèmes dAlfred de Vigny ». Lensemble des textes a été relu et préparé pour la publication par Sidonie Lemeux-Fraitot et moi-même.

Ce livre paraît à un moment où la lecture psychanalytique des textes littéraires est sur le point de sortir, du moins jespère bien lire les signes qui semblent lindiquer, de la période de purgatoire qui succéda à la vague psychanalytique envahissante des années 1970-1980. Que cette publication puisse être portée par lélan dune telle renaissance.

Antonia Fonyi