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Classiques Garnier

[Citations en exergue]

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Proust, contre-enquête
  • Pages : 129 à 129
  • Collection : Bibliothèque proustienne, n° 24
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406069577
  • ISBN : 978-2-406-06957-7
  • ISSN : 2258-9058
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06957-7.p.0129
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 20/12/2018
  • Langue : Français
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Une personnalité borderline ?

Récemment, dans un article publié sur Internet, une psychiatre américaine de lUniversité de Columbia, Anne Éliane Bernstein, a qualifié Marcel Proust de « personnalité borderline », cest-à-dire à la limite de la maladie mentale, entre névrose et psychose, selon les critères définis par la psychiatrie actuelle. Ce nest pas la première fois quune telle question est posée, mettant en doute la normalité dune personnalité aux troubles avérés1. Lapproche psychopathologique de lécrivain a été tentée plusieurs fois par des médecins ou des psychologues. Elle sarticule autour de lasthme, maladie officielle revendiquée par Proust et sa famille, les troubles du sommeil – vers vingt ans Proust inverse le jour et la nuit –, la dyspepsie, laddiction aux drogues censées soigner étouffements et insomnie, et divers symptômes tels que phobies, hyperesthésies, obsessions dune personnalité hors normes.

La peur de lindicible

Pourquoi limage dun être anormal revient-elle si souvent dans les témoignages de ceux qui lont connu, surtout dans sa jeunesse ? Car au fil des années, létrangeté sestompe. Même si ce trait marquant semble nintéresser personne, il laisse une trace, une empreinte, éclaire quelque chose de Proust resté intact jusquà nous.

Jacques-Émile Blanche, auquel on doit le célèbre portrait de Proust en jeune homme, écrit dans Mes modèles : « Quelquun qui, petit garçon, jouait avec lui, nous dit aujourdhui quil était saisi deffroi quand il 144sentait Marcel lui prendre la main, lui déclarer ses besoins dune possession tyrannique et totale2. »

Fernand Gregh, disciple de Proust à Condorcet, malgré la condescendance quil met à évoquer son camarade, ne peut sempêcher de voir derrière le « Marcel charmant que nous connaissions », « un vieil enfant malade et anormal », ajoutant plus loin, sans préciser en quoi : « Il était différent3»

René Peter qui passa plusieurs semaines à Versailles près de lui nous décrit lécrivain dans son livre, Une saison avec Marcel Proust, comme un « être extraordinaire » et se demande comment il a pu « ne pas être prodigieusement intimidé devant lui4 ». Peter ne précise pas en quoi consistait cet extraordinaire mais nous confie que Proust se décrivait lui-même comme un malade, un trouble-fête et un raté, trouvant quil ne méritait en aucun point lattention dont il était lobjet. « Cest si gentil et si courageux de votre part, disait-il à son ami, de venir voir avec ce charmant dévouement la vieille horreur que lon vous a dit que jétais5. » Car sa vie sentimentale était une énigme et « labstinence de ce garçon étrange prêtait à des commentaires où limagination des parisiens se donnait libre cours6 ». « Il se posait comme quelquun de très vieux qui, par son expérience passée, connaissait la vie et ses dépravations jusque dans les recoins les plus secrets7. » Lhomme avec qui ils faisaient des parties de billard, raconte Peter, « garda toujours de Marcel un peu limpression dun aimable fou ».

Le témoignage de Maurice Duplay8 renforce le trait : « À vingt ans, Proust évoquait un fantôme, le plus courtois, gentil, empressé des fantômes. [] Cétait un clown shakespearien, dont les farces et les gambades ne mabusaient pas sur sa tristesse intérieure, [] un radjha vêtu à leuropéenne. » Il le compare à Nijinsky, ne nie pas son homosexualité.

La princesse Marthe Bibesco raconte quelle évita Proust au milieu dun bal. Venu sasseoir en face delle, sur une petite chaise dorée, « tel quil sortait du songe, avec sa pelisse de fourrure, son visage de 145douleur, et ses yeux qui voyaient la nuit », il réveillait en elle « la peur de lindicible9 ».

Le livre de souvenirs quÉlisabeth de Clermont-Tonnerre consacre à Robert de Montesquiou et à Proust10 – quelle connut très jeune – souvre sur le mot « étonnée », très révélateur du sentiment que provoquait lécrivain la première fois quon le rencontrait. Dans limage quelle dessine de lui par petites touches précises, elle note de multiples détails qui attirent lattention par leur singularité sur cet « aussi fantomatique personnage », tel que Proust se définissait lui-même, « élégant à contresens ».

En privé, Élisabeth de Clermont-Tonnerre se fait plus accusatrice quand elle avoue à Philippe Jullian : « Proust, charmant, mais pas de cœur ; il voyait les gens tous les jours pendant un mois et les rejetait après comme des citrons pressés11. » Accusation quon retrouve chez Cocteau : « Marcel est comme Anna de Noailles, il na aucun cœur. Les gens quil aime, il les oublie en cinq minutes12. » Lucien Corpechot ne dément pas : « Il était complimenteur, obséquieux, flatteur, hystérique, avait mauvais genre, mais un air de génie qui le faisait rechercher par ceux-là même auxquels il était antipathique13. »

Même dans la mort, il affirme sa différence. « Mais autour de lui régnait déjà la plus extraordinaire solitude », raconte Edmond Jaloux, le jour de sa mort. Face au cadavre dont les cheveux et la barbe noirs ressortent sur le visage et les draps blancs, limpression tout à coup quil est si loin. « Profondément lointain, il la toujours été, déjà, toute sa vie. Parce que le monde de sensibilité et dimagination où il avait vécu nétait pas le nôtre ; [] De même quil navait pas été un vivant comme les autres, il nétait pas un mort comme les autres14. »

Après la mort du grand écrivain, chacun apportera la petite pierre de son témoignage. Cocteau, Morand, Rivière dresseront des portraits 146dithyrambiques. Léloge funèbre nest pas le lieu des révélations fracassantes. Ce qui se dit sous le manteau résonne dun autre son de cloche.

Les témoignages divergent selon le degré dintimité. Certains, comme Reynaldo Hahn se montrent très discrets. Déposé à la Bibliothèque Nationale, son journal est toujours interdit de lecture. Dautres refuseront pendant longtemps de témoigner. Restée à son service de 1913 à 1922, Céleste Albaret ne confie ses souvenirs que cinquante ans après la mort de lécrivain15. Proust change au fil de sa vie. Les témoins de sa jeunesse raconteront des choses, dresseront de lui un portrait que les autres, ceux qui le rencontrèrent tardivement, ne pouvaient pas connaître.

Quelque chose émerge pourtant de tous ces témoignages : Proust opérait sur les autres une sorte de gêne, de malaise, pouvant aller jusquà la répulsion ou leffroi, et dont aucun contemporain na voulu analyser en profondeur les raisons. Sa belle-sœur Marthe qui ne laimait pas dira simplement de lui : « Cétait un être bizarre16. »

La gloire littéraire de Proust ne cessant de croître pendant les trois dernières années de sa vie, ses contemporains hésitèrent de plus en plus à avouer leur antipathie et leur malaise. Des amis de jeunesse, des membres de la famille, il ne restait presque plus personne. Sa tante, la femme de loncle Georges, sétait assez mal comportée en affaires avec lui. Son frère Robert avait toujours été mutique, sa nièce était trop jeune, sa belle-sœur ne laimait pas. Après la mort de Robert elle hérita, hélas, de Marcel et faisant preuve dune étrange piété familiale, brûla une grande partie de sa correspondance et beaucoup de documents. Meubles et objets furent vendus à un brocanteur et rachetés par Jacques Guérin, un collectionneur proustophile. De lécrivain, beaucoup de choses furent dispersées17.

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Le travail de lartiste

Proust hésite tout au long de la Recherche entre donner sa maladie au narrateur et len libérer complètement. On assiste bien à quelques étouffements et difficultés respiratoires, mais rien en comparaison du handicap que constitua pour lécrivain cette maladie épuisante dont il ne cessait de parler dans ses lettres comme dune chose vraiment au cœur de sa vie. Son narrateur se décrit surtout comme un nerveux hypersensible. Si sur de nombreux points importants Proust diffère de son héros – on a beaucoup glosé autour de cette question18 – je ne pense pas quil ait voulu cacher ses défauts, comme on la dit, dissimuler ce dont il aurait eu soi-disant honte. Son homosexualité, sa demi-judéité, sont-ce là des défauts, des tares ? Beaucoup ont souscrit à cette thèse. Je crois plutôt quil appliquait dans son œuvre sa théorie de lart et de lartiste, établissant une différence essentielle entre son moi profond et son moi superficiel.

Lart, selon Proust, doit permettre à lartiste datteindre le premier – son moi profond – en se désintéressant du second – son moi social. Puisque lartiste essaie de tirer la réalité vers une autre dimension, celle si caractéristique de lart, vers une transfiguration, lerreur consisterait à ramener lart vers la vie, attitude quil critique chez Sainte-Beuve et retrouve chez Jacques-Emile Blanche : « Le défaut de Jacques Blanche critique, comme de Sainte-Beuve, cest de refaire linverse du trajet quaccomplit lartiste pour se réaliser, cest dexpliquer le Fantin ou le Manet véritables, celui que lon ne trouve que dans leur œuvre, à laide de lhomme périssable, pareil à ses contemporains, pétri de défauts, auquel une âme originale était enchaînée, et contre lequel elle protestait, dont elle essayait de se séparer, de se délivrer par le travail19. » Le narrateur de la Recherche diffère de son auteur dans ce sens que, transcendé par lart, placé en dehors du temps dans la matrice de lœuvre, il est à moitié délivré. Il serait donc absurde de le faire revenir vers le Marcel Proust véritable, de le ramener à 148lhomosexuel, au Juif, à lasthmatique, caractéristiques de son moi social dont il essaie justement de se délivrer par lécriture.

« Ce travail de lartiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de lexpérience, sous des mots quelque chose de différent, cest exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute quand nous vivons détourné de nous-même, lamour-propre, la passion, lintelligence, et lhabitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. » Proust oppose le vrai et le faux, la surface et la profondeur, le simple et le complexe, le connu et linconnu, le travail de lintelligence abstraite et celui de lart : « En somme, cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas “sobserver”, dont les apparences quon observe ont besoin dêtre traduites et souvent lues à rebours et péniblement déchiffrées. Ce travail quavaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit dimitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, cest ce travail que lart défera, cest la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous, quil nous fera suivre20. »

Que le décryptage de la réalité passe par son inversion, la suite du texte lexplicite clairement : « Certes ce que javais éprouvé dans ces heures damour tous les hommes léprouvent aussi. On éprouve, mais ce quon a éprouvé est pareil à certains clichés qui ne montrent que du noir tant quon ne les a pas mis près dune lampe, et queux aussi il faut regarder à lenvers ; on ne sait pas ce que cest tant quon ne la pas approché de lintelligence. Alors seulement quand elle la éclairé, quand elle la intellectualisé, on distingue, et avec quelle peine, la figure de ce quon a senti21. » Modèle dinversion, on la vu, que suivra la mémoire involontaire, conduisant lécrivain à cette question essentielle : quest-ce qui a existé réellement pour moi ? Quelles sont mes impressions vraies ? Quest-ce qui, de ce que charrie la vie commune à tous, a été vécu dune manière totalement spécifique et originale par moi, qui nappartient quà moi, que personne dautre ne pouvait vivre, le véritable travail de lartiste consistant à dégager la spécificité de son expérience ?

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Proust avoue que ce nest pas si simple à définir. La vie ne peut pas « sobserver », le réalisme en littérature nest pas la bonne voie pour atteindre la vérité quil recherche. Lécrivain doit traduire les apparences, les lire à rebours et les déchiffrer péniblement, dit-il, pour apercevoir ce quelque chose de différent quil juge essentiel.

Quelque chose de différent sous lapparence de la vie, certes, mais différent de quoi ? Différent de ce que voient les autres. Lartiste est celui qui assume sa différence, faisant sécession par rapport à lexpérience ordinaire. Il doit ramener à la surface ce qui, dans sa façon davoir vécu, senti, compris les choses, le rend unique.

Par conséquent, lart se trouve dans lobligation de défaire ce qua construit notre moi social pour se plier aux exigences de la vie commune. Tout est codifié par la société, nos rapports avec nos parents et les autres en général, lamour, le sexe, la santé, largent. On vit certains sentiments, certains états, mais on ne sait pas ce que cest, on ne peut pas mettre de mots dessus. Plus tard, on interprètera notre vie selon les codes que léducation nous a enseignés. Mais ce nest pas la vérité. Lart nous ramène vers elle en nous faisant remonter à rebours vers la spécificité, cest-à-dire la vérité unique de notre expérience.

« La vraie vie, cest la littérature »

Car deux moi coexistent dans lhomme : le moi tel que la vie ma fait, la potentialité originelle de ce que je suis profondément – Proust lappelle le moi profond –, et le moi tel que la vie ma rendu, le moi social, dressé par léducation et la société. Les deux cheminent côte à côte, comme si nous menions une double vie. Lartiste en a une conscience aiguë et vit cette dualité sur un mode conflictuel car il veut réintégrer son moi profond, lexpurger des habitudes, des ajouts artificiels que la vie sociale a déposés en lui. Selon Proust, le moi profond de lartiste est une âme captive que le travail artistique permettrait de rendre à son originalité première. Le temps retrouvé, cest cette vie réellement vécue, la seule vraie, rendue à soi grâce au travail décriture. Comme lécrit Proust : « La vraie vie, la vie enfin 150découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, cest la littérature22. »

Drôle daveu, quil faut pourtant prendre au pied de la lettre dans un double sens. Proust a commis un raccourci. Pour plus de clarté, il aurait dû écrire : « La vraie vie, cest celle qui est enfin découverte et éclaircie par la littérature, cest-à-dire par le travail queffectue lécrivain pour trouver en elle ce qui est différent de sa vie ordinaire. » Mais dans son élan denthousiasme, il a outrepassé sa pensée. En écrivant, « La vraie vie, cest la littérature » – où résonne lécho des grands poètes, de Nerval : « Le rêve est une seconde vie23 », de Rimbaud : « La vraie vie est absente24 » –, il a rendu sa phrase plus énigmatique tout en louvrant à de multiples interprétations.

La seule vie qui vaille, que jai vraiment limpression de vivre, insinue-t-il, cest celle que juse à écrire des phrases. Elle seule mintéresse, et cest seulement quand je suis plongé dans lécriture que jai vraiment limpression de vivre, parce qualors je méloigne de la connaissance conventionnelle des choses et creuse la différence essentielle que recèle ma propre connaissance perdue, celle de mon moi profond. Elle ne saurait être retrouvée que grâce à cet acte, à ce travail décriture qui sappelle la littérature. Dans un deuxième sens découlant du premier, et qui met en jeu dautres mécanismes, de catharsis ou de guérison – on a vu comment lépisode de la madeleine permettait dinverser le traumatisme et, illusion ou pas, de le dépasser –, la vie racontée dans la Recherche devient la vraie vie, parce quà travers lécriture sy opère une transmutation. Cette question paraît abstraite, difficilement appréciable, mesurable, mais le fait même décrire opère une véritable action sur le corps et lesprit de lécrivain.

Cette action, évidemment, Proust la connaissait. Il a pu létudier et en ressentir les effets, de plus en plus manifestes et intenses à mesure quil ne faisait plus quécrire la nuit, dormant le jour, tout lien coupé avec lexistence ordinaire, conventionnelle. Proust bascula dans lextraordinaire de lécriture et sa vie, même sil est considéré comme un agnostique – ce que je ne crois pas –, ne peut être comparée quà celle dun saint qui, de façon similaire, bascule dans lextraordinaire chrétien. Les deux existences, la vie incarnée et la vie désincarnée de lécriture finirent par 151se rejoindre dans cette obsession et cette indifférence de la mort affichée par le narrateur et lécrivain, soudain réunis dans cette phrase : « Cette idée de la mort sinstalla définitivement en moi comme fait un amour25. »

Le corps malade

À vingt-deux ans, le jeune Proust perdit ses deux premières amours coup sur coup, un éphèbe anglais, Willie Heath, et un Suisse, jeune et séduisant, Edgar Aubert, fils dun magistrat genevois. Celui-ci lui avait offert une photographie dédicacée avec cette citation : « Regarde mon visage : mon nom est Celui qui aurait pu être ; on mappelle aussi Jamais plus, trop tard, adieu26. » Ces deux passions eurent une fin tragique : Edgard Aubert mourut dune appendicite aiguë et William Heath de la typhoïde en octobre 1893. La photographie dEdgar avec sa dédicace allait devenir pour lécrivain un avertissement prémonitoire et le leitmotiv de sa vie : ce qui aurait pu être et na pas été27. La mort, en 1913, de son secrétaire et chauffeur Alfred Agostinelli, à qui Proust avait payé des cours de pilotage et envisagea même dacheter un avion, raviva ces souffrances anciennes. Alors quil avait fui Paris pour retourner à Antibes, lors dun vol, son avion sabîma dans la mer et il se noya. Proust se sentait en partie responsable de cette mort, comme de celle de sa mère. Il la fit entrer dans la longue série des amours détruites. Une sorte de sortilège sacharnait sur sa vie.

Rien détonnant si le corps malade, incarnation visible de sa difficulté de vivre et contrepoids masochiste à sa culpabilité, sinstalla très tôt et durablement dans son quotidien, encombrant sa vie toujours davantage et rendant de plus en plus difficiles ses relations sociales. Rares sont les lettres sans allusion à la maladie, au corps détraqué. Sans être une pathologie parfaitement définie, asthme, rhume ou bronchite, elle est plutôt un régime général qui lui permet de sexcuser de ce quil est. Écoutons-le patiemment la décrire : elle a deux modes, un mode continu et un mode discontinu.

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Le mode continu, cest létat normal de fond : asthme avec étouffement, insomnie, hyperesthésie au bruit, à la lumière, aux odeurs et aux sensations tactiles, hypersensibilité au froid et aux variations de température, à la poussière, rhume des foins saisonnier, et difficulté de digestion accompagnée de diarrhées ou de constipation, selon les périodes de sa vie, le menant peu à peu à se méfier de tout ce quil avale au point de ne plus vouloir rien manger.

Le mode discontinu, cest linfection se surajoutant sur ce terrain miné : refroidissement entraînant la fièvre, grippe, rhume. Sil prévoit de sortir, il doit rester auparavant plusieurs jours allongé. Sil sort, il sait quil le paiera le lendemain par des étouffements et un alitement. Son rythme de sortie est très étudié, la plupart du temps il vit couché dans sa chambre, les volets clos, et cela depuis ses vingt ans, sans guère de rémission.

Comme un compagnon perfide, son corps ne le laisse jamais en repos. Une maladie chassant lautre, le régime de la bonne santé est rarissime. Létat normal reste la maladie continue, létat anormal, laggravation avec fièvre ou la rémission complète, un silence des organes assez exceptionnel pour quil le remarque et sen inquiète aussi.

Ce mauvais état de santé, Proust lassocie à sa mère. Il est devenu très tôt le prix à payer pour obtenir sa tendresse. Dans une lettre il se plaint à elle de ne pouvoir obtenir à la fois santé et affection28.

Au moment où il se décide enfin à entrer dans un sanatorium pour y soigner son asthme, la perte de sa mère enterre sa résolution. Il passera plusieurs mois dans une clinique, davantage pour soigner sa dépression consécutive à la disparition de lêtre quil chérissait le plus au monde et avec qui il était en contact télégraphique permanent, que dans lidée de guérir. Il saccuse alors davoir tué sa mère par les soucis que lui donnait sa mauvaise santé. On pourrait avancer lhypothèse que le destin faisant coïncider les deux événements, la décision de se soigner et la mort de sa mère pour qui il entretenait sa maladie afin dobtenir son affection, Proust renoncera définitivement à se soigner pour entretenir la mémoire de la chère disparue. Ses maux deviennent, après 1905, la métaphore tragique de lamour pour un être qui nexiste plus que dans le souvenir et dont le chagrin lié à sa perte sest logé dans ses viscères29.

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Quand Proust quelques années avant de mourir est reconnu comme un grand écrivain, sa façon excentrique de vivre nétonne déjà plus personne. Dormir le jour, écrire la nuit, de longs mois couché dans une chambre aux volets clos ne provoquent plus quune indifférence amusée de la part de ses contemporains. Du rejet dont il a été longtemps la victime, cest la forme la plus aboutie, raffinée et définitive.

« Lhomme le plus compliqué de Paris »

Un autre sujet savère douloureux, celui des relations sociales. Léditeur Grasset décrète Proust en 1913 « lhomme le plus compliqué de Paris » et il na pas tort. La correspondance dévoile un tissu complexe de méandres relationnels comme si Proust navait pas une personnalité définie une fois pour toutes mais développait auprès de son interlocuteur létendue de ses moi virtuels. Le déploiement de justifications et de complications révélé dans la correspondance donne limpression que, de multiples moi se contredisant les uns les autres, il ne sait pas quelle attitude prendre face à son interlocuteur et tâtonne pour trouver le comportement adapté.

Mal à laise dans une relation duelle, il favorisera toute sa vie les relations triangulaires. Son rôle devient alors celui dun confident, dun entremetteur, dun intrigant, parfois même dun rival. Pour accéder à une personne, il a besoin dun intermédiaire. Même si les figures changent, la même structure se répète. Pourtant avec lâge, Proust finira par prendre de plus en plus dassurance et acquerra au fil des expériences, un comportement presque normal.

Il adopte souvent la façon décrire de son destinataire, comme sil navait pas dautre alternative que dimiter lautre, se fondre en lui pour communiquer. Cest flagrant dans les lettres mais il a aussi, in vivo, un véritable don dimitation dont raffolent ses amis tant quils nen sont pas les victimes.

Cest un excessif : excès de compliments qui le font soupçonner de flatterie, excès de repentirs, de marques de tendresse, de reconnaissance, auxquels personne ne croit. Lui qui reçoit toute sensation comme un 154trop-plein, pratique dans ses relations sociales une forme de trop. Ny a-t-il pas là une particularité psychologique dont il ne serait pas responsable ?

Ses contemporains ont souvent souligné létrangeté de sa manière de vivre, de ses habitudes insensées, de ses manies. Le best-seller dAlain de Botton les recense avec humour30. Mais lauteur ne cherche pas plus loin. Lapproche comique empêche toute surprise et compassion. Aucune interrogation sur les causes de ces phobies. Le premier tome de la Recherche dans la collection Bouquins31passe en revue de la même manière les incongruités proustiennes, leitmotiv repris de livre en livre sans que jamais nen soient recherchées les raisons, comme si la question du pourquoi ne se posait pas pour lui.

Proust est un phobique, un anxieux, un dépressif. Est-il physiquement aussi malade quil le dit ? Quelle est la part dhypocondrie ? Ne se cache-t-il pas derrière ses pathologies pour fuir les relations sociales qui le perturbent et le fatiguent ? Il y a un peu de tout ça à la fois. Il est mort de ce que Brissaud avait prédit dans son ouvrage sur lhygiène de lasthmatique : cachexie.

Moins dun mois avant sa mort, Reynaldo Hahn écrivit à Proust une très belle lettre témoignant de son amour pour lui et de linquiétude de son frère Robert au sujet de son état de santé32. Robert voulait que Reynaldo intervienne auprès de son ami pour le convaincre de se faire soigner. Or Reynaldo savait que Marcel nen faisait quà sa tête. Il nessaya pas de le raisonner. Il lui dit seulement à demi-mots que des gens tenaient à lui, quil était la personne quil avait le plus aimée. Aussi respectait-il sa liberté, se résignant à ne rien obtenir. Un mois plus tard, il dut annoncer au monde que Proust était mort.

Sans parler de suicide, il nest pas exagéré de dire que Proust a refusé de se soigner, préférant abréger une vie de souffrances qui ne lui apportait plus aucune joie. Son état de délabrement physique était tel – celui dun vieillard dénutri et anémié, constata son frère après son décès – que le pneumocoque la tué à cinquante-et-un ans.

1 Lhypothèse d« état-limite » est avancée au sujet de Proust par Jean-François Viaud dans son ouvrage Marcel Proust, une douleur si intense, op. cit., p. 132-134 et p. 148.

2 Cité par Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, op. cit., p. 65.

3 Fernand Gregh, Mon amitié avec Marcel Proust, op. cit., p. 85.

4 René Peter, Une saison avec Marcel Proust : Souvenirs, Paris, Gallimard, 2005, p. 32.

5 Ibid., p. 112.

6 Ibid., p. 109.

7 René Peter, Une saison avec Marcel Proust, op. cit., p. 117.

8 Maurice Duplay, Mon ami Marcel Proust : souvenirs intimes, Paris, Gallimard, 1972, p. 14.

9 Marthe Bibesco (Princesse), Au bal avec Marcel Proust (1928), Paris, Gallimard, LImaginaire, p. 8.

10 Élisabeth de Clermont-Tonnerre, Robert de Montesquiou et Marcel Proust, Paris, Flammarion, 1925.

11 Philippe Jullian, Journal intime, 15 juin 1941, cité par Ghislain de Diesbach, Proust, op. cit., p. ix.

12 Jean Cocteau, Le Passé défini, Paris, Gallimard, t. 1,p. 308.

13 Philippe Jullian, Journal intime 5 juin 1943, cité par Ghislain de Diesbach, Proust, op. cit., p. ix.

14 Edmond Jaloux, Avec Marcel Proust, Genève, La Palatine, p. 28.

15 Céleste Albaret, Monsieur Proust, Paris, Robert Laffont / Opera Mundi, 1973. Ces souvenirs ont été recueillis par le journaliste Georges Belmont.

16 Voir Lorenza Foschini, Le Manteaude Proust, Paris, Quai Voltaire / La Table Ronde, 2012, p. 119.

17 Cest le sujet même du livre de Lorenza Foschini, Le Manteau de Proust, op. cit.

18 Jean Recanati écrit très justement à ce sujet : « Jean Santeuil et le narrateur pouvaient être calqués ou non sur sa propre image. Proust a préféré le plus souvent se tourner le dos à lui-même. » Dans Profils Juifs de Marcel Proust, op. cit., p. 19.

19 CBS, p. 577.

20 RTP, IV, p. 474-475.

21 Ibid., loc. cit.

22 RTP,IV, p. 474.

23 Gérard de Nerval, Aurélia, dans Sylvie, Aurélia, Paris, Corti, 1964, p. 73.

24 Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer in Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,1963, p. 229.

25 RTP, IV, p. 619.

26 “Look at my face : my name is Might Have been ; I am also called No More, Too late, Farewell”, extrait du poème « Stillborn Love » de Dante Gabriel Rosetti.

27 Voir à ce propos Brassaï, Marcel Proust sous lemprise de la photographie, Paris, Gallimard, 1997,p. 39-41.

28 Voir Correspondance, t. III, p. 191.

29 « Et les points de suture ont beau avoir été bien faits, on vit assez malaisément quand le regret dun être est substitué aux viscères [], et quelle ambiguïté dêtre obligé de penser une partie de son corps. » RTP, II, p. 418.

30 Alain de Botton, Comment Proust peut changer votre vie, Paris, Press Pocket, 1998, p. 68-91.

31 Marcel Proust, À la Recherche du temps perdu, t. 1, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1987, p. 66-71.

32 Correspondance, t. XXI, p. 513-514.