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Classiques Garnier

Préface

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PRÉFACE



Avec presque 250 manuscrits connus, l'Historid regum Britdnnide de Geoffroy de Monmouth est une des oeuvres historiographiques les plus lues au Moyen Âge, dépassée seulement par Valère Maxime et Orose. Elle relate l'histoire de la Grande-Bretagne, dont font paxtie deux personnages légendaires, Arthur et Merlin, qui sont pour beaucoup dans ce succès. En échange, ils bénéficient de l'onction historique que peut conférer une chronique de grande diffusion et entrent ainsi dans l'Histoire par la grande porte. Arthur sera mobilisé dans les arbres généalogiques des dynasties royales d'Angleterre et jouera un rôle politique important jusqu'au seuil de la Renaissance. Merlin, ici prophète plus qu'enchanteur, occupera lui aussi une place de choix sur l'échiquier politique de l'histoire de France et d'Angleterre, du xi~ jusqu'au xv~ siècle, puisque c'est par sa bouche que les grands événements du royaume sont annoncés et trouvent leur légitimité. Le point de départ de cette tradition est la Prophetid Merlini, une longue série de vaticinations insérée au centre de l'Historid regum Britdnnide, dans laquelle sont prédits, pour l'île de Grande-Bretagne, des événements depuis l'époque de Merlin jusqu'à la fin des temps. Déjà les contemporains de Geoffroy la jugeaient obscure, chargée qûelle était de métaphores animalières tenant lieu de protagonistes humains et qui s'alliaient, s'affrontaient, se métamorphosaient dans des paysages oniriques de plus en plus apocalyptiques vers la fin du texte.
L'hermétisme de la Prophetid Merlini n'a pas empêché son succès, au contraire. Cette séquence prophétique a même été détachée de l'HZstorzd regum Britdnnide pour circuler indépendamment. Presque 80 copies sont à ce jour répertoriées. Ce fait démontre assez l'importance que l'on attachait à la parole merlinienne durant la période médiévale.
Le caractère hautement cryptique de cette parole prophétique a généré une activité exégétique intense et indispensable, car seule une compréhension impeccable des métaphores de Merlin pouvait conférer la légitimité voulue à la prise de pouvoir de telle ou telle dynastie ou, au
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contraire, discréditer telle ou telle velléité chez un parti adverse. Annoncés pax Merlin, les événements apparaissaient prévus pax un grand plan divin, inéluctables, incontournables, bref nécessaires. Cette activité exégétique se lit en latin, dans les marges des manuscrits de la Prophetia Merlini, ou entre les lignes, lorsque les scribes décryptent le code de Merlin selon leur compréhension et leur vision du monde. Souvent, il s'agit d'un mot ou d'une expression isolé qui est glosé comme lorsquôn écrit, pour expliquer leo iusticiae, «Henricus rex ». Parfois, toutefois, ces commentaires prennent de l'ampleur. Le plus long et seul complet est le commentaire attribué autrefois à Alain de Lille qui expose en sept livres et plusieurs centaines de feuillets pax le menu la prédiction merlinienne. D'autres commentaires sont moins prolixes et, surtout, plus limités dans le temps. En général, les commentateurs ont jeté l'éponge en cours de route estimant que les événements annoncés se référaient, à partir d'un certain point, à l'avenir et se dérobaient donc à leur effort de compréhension. Selon la façon de compter les différentes versions, on dénombre aujourd'hui une vingtaine de ces commentaires, tous issus de milieu clérical.
Ce corpus a été délimité une première fois il y a plus d'un demi- siècle pax Jacob Hammer lorsqu'il prépara l'édition de la Variant Version de l'Historia galfrédienne. Faute d'éditions, il est presque totalement inexploité. À tort, très probablement, car ces textes constituent un témoignage important de la façon dont un texte obscur peut servir, au fil des époques et des milieux, un discours politique toujours différent. Le commentaire ici édité et traduit pour la première fois, est conservé aujourd'hui au Trinity College de Dublin sous la cote 496 (E.6.2) et peut être rattaché à l'abbaye bénédictine de Wymondham dans le Norfolk, où il a sans doute été rédigé au début du xvie siècle. Il per- met de voir comment se construit le sens de la parole merlinienne. Le commentateur — un clerc travaillant probablement dans lAngleterre orientale —fait appel aux travaux de Giraud de Cambrai et de Henry de Huntingdon, mais il connaît aussi Chrétien de Troyes, le Bel Inconnu et lÂtre Périlleux. Preuve, s'il en fallait, que les chercheurs de littérature vernaculaire auraient tort de négliger ce type de source.


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