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Classiques Garnier

Préface

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Préface

De tous les phénomènes qui existent près de nous, le plus admirable est le τὸ φαίνεσθαι lui-même, le fait que, parmi les corps naturels, les uns ont les exemplaires de presque toutes les choses, les autres d’aucunes (De Corpore, IV, 25, 1).

Hobbes écrit l’essentiel de sa philosophie entre 1636 (il a quarante huit ans) et 1658 (il en a soixante dix), quand il achève enfin les Éléments de philosophie dont il a conçu le projet vingt-deux ans auparavant.

Ce projet est ambitieux : il s’agit de repérer et d’ordonner toutes les connaissances authentiques en les ramenant à leur fondement commun, l’expérience réfléchie, de déterminer parmi ces savoirs ceux qui usent de démonstrations (les diverses sciences qui forment la philosophie) et de proposer, dans ce cadre, une anthropologie, une morale et une politique nouvelles, capables de répondre à la crise culturelle, religieuse et politique qui ébranle toute l’Europe chrétienne, en particulier l’Angleterre.

Arnaud Milanese propose de comprendre de manière nouvelle l’unité et la cohérence de ce projet en régressant à son principe, l’expérience de l’imagination : certains corps (capables de connaître et de désirer) sont les miroirs du monde, parce que les autres corps leur apparaissent et qu’ils le savent. La philosophie commence avec l’homme parce que sa capacité à s’arracher au présent pour imaginer et désirer est particulièrement développée, qu’il le sait et qu’il s’en émerveille : comme Hobbes le dit dans le De Corpore, ce qu’Arnaud Milanese ne se lasse jamais de commenter, le plus admirable, ce ne sont pas les choses toujours nouvelles qui nous apparaissent, c’est d’abord le fait même qu’elles nous apparaissent.

Hobbes expose les principes de la philosophie, ou encore sa philosophie première, en proposant une fiction qui permet d’isoler ce phénomène et de l’analyser. En radicalisant l’expérience de celui qui imagine des choses en leur absence, il nous demande de supposer que le monde est anéanti, à l’exception d’un homme et du miroir qu’il porte en lui, tout ce qui est conservé de ses perceptions antérieures. Dans cette situation, le soi et le monde sont confondus, tout ce qui apparaît est indistinctement objectif et subjectif. Loin de manifester la séparation de la réalité

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et des représentations de l’esprit, la fiction de l’annihilation du monde révèle que l’apparition des choses extérieures est aussi apparition du soi à lui-même : apparition des choses extérieures parce que toute image, même celle qui se produit en l’absence de la chose, comporte en elle une dimension d’extériorité et témoigne donc du fait que des choses nous apparaissent ou nous sont apparues ; apparition du soi à lui-même en ce qu’il est capable de réfléchir cette expérience et de la connaître.

Après un premier chapitre consacré à cette matrice commune, Arnaud Milanese expose les principes de ces deux lectures, celle du monde tel qu’il apparaît au miroir de l’esprit humain (chapitre 2) et celle de l’homme qui découvre en lui ce pouvoir d’imaginer et de désirer (chapitre 3).

Comprendre le monde, c’est bien distinguer les corps qui agissent sur nous et leurs effets subjectifs, les phantasmes et les affects : à partir de nos phantasmes, nous pouvons accéder à la connaissance des actions sur nous des corps qui nous entourent, à la connaissance de leurs accidents dont nos phantasmes et affects sont les effets : une chose est ce que nous concevons du corps, autre chose l’accident comme cause de cette conception, « la faculté que le corps a d’imprimer en nous ce que nous concevons de lui » (De Corpore, II, 8, 2). De là une épistémologie en partie réaliste, étrangère aux distinctions ultérieures des choses en soi et des phénomènes.

Comprendre le psychisme de l’homme, c’est comprendre comment la sensation est consciente, non, comme chez Descartes, par présence immédiate à soi, mais à travers un flux d’apparitions, un discours mental où les images deviennent les unes par rapport aux autres plus vives ou plus obscures, c’est mettre en évidence un champ de bataille où, comme dira Freud, un phantasme (ou un désir) en chasse un autre, ou du moins s’impose provisoirement sur le devant de la scène.

Comme chacun le sait, la philosophie naturelle de Hobbes est matérialiste, mécaniste et déterministe. De là la difficulté à penser l’unité du système. D’une telle physique, il paraît difficile de déduire la psychologie des passions et de l’insociable sociabilité : au principe de l’éthique et de la politique, il y aurait la lecture en soi-même des passions et de l’insociable sociabilité plutôt que l’étude de la mécanique du corps humain. À la suite de Léo Strauss (Droit naturel et histoire, 1953), on a souvent tenté de supprimer cette difficulté en réduisant le matérialisme et le mécanisme à des façons de parler ou de connaître, à des modèles auxquels les savants seraient contraints de recourir pour expliquer un univers qui, en son fond, leur resterait étranger. Arnaud Milanese

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propose une autre voie. Il montre que Hobbes, dans le De Corpore, part d’une expérience antérieure à l’invention du langage et de la science, antérieure à la logique, aux mathématiques et à la mécanique : notre esprit se connaît comme miroir du monde. Au principe de la philosophie première (et donc aussi de la philosophie naturelle) comme de la connaissance de l’homme (qui fonde la politique), il y a la lecture en soi-même du monde et de l’humanité et donc la réflexion sur le pouvoir d’imaginer et de désirer.

Jean Terrel