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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Postérité de John Ruskin. L’héritage ruskinien dans les textes littéraires et les écrits esthétiques
  • Auteur : Wildman (Stephen)
  • Pages : 7 à 10
  • Collection : Rencontres, n° 13
  • Série : Études dix-neuviémistes, n° 6
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812441806
  • ISBN : 978-2-8124-4180-6
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4180-6.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 06/04/2011
  • Langue : Français
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Avant-propos1

Quand John Ruskin, mourut le 8 janvier 1900, à l’âge de quatre-vingts ans, il était l’écrivain le plus célèbre d’Angleterre. S’il s’était retiré de la vie active dès 1889, à la suite d’un dernier et éprouvant épisode de dépression, et n’avait jamais plus quitté sa lointaine retraite de Brantwood, dans le Lake District, ses livres étaient lus par un large public et, dans toute la Grande-Bretagne, des Sociétés ruskiniennes entretenaient son image de critique et de sage. Sa célébrité en tant qu’écrivain d’art reposait sur les cinq volumes des Modern Painters (1843-1860) et sur les Seven Lamps of Architecture (1849) – premiers livres modernes sur l’histoire de l’art et l’architecture – mais son influence s’étendait bien au-delà de ce domaine. Il avait publié la première critique du capitalisme, Unto This Last, en 1862, et ses écrits sur la religion, l’économie nationale et l’éducation faisaient autorité. Parmi ceux qui se tenaient pour instruits, personne, dans le monde anglophone (y compris en Amérique), n’aurait manqué de lire Ruskin ou d’avoir ses livres sur les rayons de sa bibliothèque.

La plupart des lecteurs français abordent Ruskin par l’intermédiaire de Marcel Proust. C’est en 1899 que Proust découvrit Ruskin, ce qui devait l’amener à interrompre la rédaction de Jean Santeuil et à se plonger dans l’étude de l’architecture gothique à travers le regard de Ruskin. À la mort de ce dernier, Proust écrivit à son amie Marie Nordlinger : « […] quand j’ai appris la mort de Ruskin j’ai voulu exprimer à vous plutôt qu’à tout autre ma tristesse, tristesse saine d’ailleurs et bien pleine de consolation, car je sens combien c’est peu que la mort en voyant combien vit avec force ce mort, combien je l’admire, l’écoute, cherche à le comprendre et lui obéir plus qu’à bien des vivants2. » La lecture de The Stones of Venice (trois volumes, 1851-1853)

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l’incita à visiter Venise en mai 1900 en compagnie de sa mère, qui fut sa principale collaboratrice dans la traduction des textes de Ruskin. Son édition de la Bible d’Amiens fut publiée en 1904 et celle de Sésame et les lys en 1906. Mais comme l’a montré Jean Autret dans Ruskin and the French before Marcel Proust (1965), des traductions de nombreux passages, quand ce n’était pas de livres entiers, étaient accessibles dès la seconde moitié du xixe siècle.

Deux monographies avaient aussi fortement attiré l’attention sur Ruskin en France : L’Esthétique anglaise : Étude sur M. Ruskin (1864) de Joseph Milsand et Ruskin et la religion de la Beauté (1897) de Robert de La Sizeranne. Ce dernier, qui publia aussi une édition de Pages choisies en 1908, incarnait une nouvelle génération qui goûtait l’éloquence de la prose ruskinienne autant qu’elle mesurait son incidence sur les Préraphaélites et, de ce fait, sur l’art symboliste au tournant du siècle. Milsand – ami de Robert Browning et de Charles Forbes, comte de Montalembert – a sans doute eu une influence plus grande encore, son livre restant l’ouvrage de référence sur Ruskin, apprécié par un nombre surprenant d’artistes et d’architectes, y compris Le Corbusier et Gaudí (qui ne connaissait pas l’anglais).

Comme on pouvait s’y attendre, Proust domine le présent recueil d’articles, ce qui révèle bien la propension de la critique universitaire moderne à s’intéresser autant à Ruskin lui-même qu’à la médiation proustienne. Cependant, nombre d’écrits reflètent le goût prononcé de Ruskin tant pour le paysage et l’architecture de la France que pour le caractère et la culture des Français. Il avait tout juste six ans quand ses parents l’emmenèrent en France pour la première fois, passer trois jours à Paris et visiter le champ de bataille de Waterloo. Bien que sujet au mal de mer, il fit vaillamment trente-deux autres traversées entre 1835 et 1888, mettant presque invariablement le cap sur Paris et ce qu’il appelait « the old road », cette route qui le menait, via Dijon et Champagnole, jusqu’à son Chamonix tant aimé, ou par-delà les Alpes jusqu’en Italie, généralement vers Florence ou Venise. Même lors de sa lune de miel différée, à l’automne 1848, en Normandie – destination imposée en cette année de révolution – les grandes églises gothiques du nord de la France ont profondément retenu son attention et seront célébrées dans ses écrits, des Sept Lampes à la Bible d’Amiens.

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Quant aux châteaux de la Loire, il ne les vit qu’une fois, en 1840 ; il visita Strasbourg une fois seulement, à l’âge adulte ; et il découvrit Avallon et Vézelay à l’occasion de son avant-dernière visite en 1882. Ces rares excursions font écho à celles de l’idole, le héros que l’on croit reconnaître en filigrane. En effet, chaque fois qu’il l’a pu, Ruskin a voyagé dans les pas de J.M.W. Turner, dont il collectionnait les aquarelles avec son père depuis 1839 et dont ils avaient tous deux gagné l’amitié. Ruskin possédait nombre d’épreuves de la suite sur les fleuves et rivières d’Europe (1826-1830), et sa description de l’une d’entre elles, Rietz, près de Saumur, illustre parfaitement ce qu’il estimait réaliser une parfaite symbiose entre l’artiste et le lieu :

The motive of the picture […] is the expression of rude but perfect peace, slightly mingled with an indolent languor and despondency ; the peace between intervals of enforced labour ; happy, but listless, and having little care or hope about the future ; cutting its home out of this gravel bank, and letting the vine and the river twine and undermine as they will ; careless to mend or build, so long as the walls hold together, and the black fruit swells in the sunshine3.

« Le motif du tableau […] est l’expression d’une paix fruste mais parfaite, légèrement mêlée de langueur indolente et d’abattement ; moment de paix entre des intervalles de dur labeur ; état heureux mais sans énergie, sans souci du futur ni espoir du lendemain ; maisons creusées dans le gravier de la berge ; vigne et rivière qu’on laisse s’entrelacer et mener leur travail de sape ; nul souci de réparer ou de construire, tant que les murs tiennent debout et que les fruits noirs se gorgent de soleil. »

Bien que les deux hommes ne se soient jamais rencontrés, le parcours intellectuel de Ruskin devait aussi croiser celui d’Eugène Viollet-le-Duc. En tant qu’audacieux restaurateur de l’architecture gothique, Viollet-le-Duc ne pouvait que susciter la colère de Ruskin ; mais en tant qu’historien et médiéviste distingué, il devait être reconnu comme « le mieux informé, le plus intelligent et le plus réfléchi des guides4 ». La somme des dix volumes de son Dictionnaire raisonné de l’architecture française (1867), qui se trouve aujourd’hui à la Bibliothèque Ruskin,

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porte d’abondantes annotations révélant non seulement la dette de Ruskin envers Viollet-le-Duc, mais aussi la preuve que ces ouvrages ont accompagné ses voyages. Tous deux étaient passionnés par les Alpes et par Venise, et ce fut un plaisir de voir leurs dessins accrochés côte à côte lors de l’exposition récente du Musée d’Orsay Voir l’Italie et mourir5.

Les articles de ce recueil n’abordent que quelques-unes des nombreuses correspondances qui lient Ruskin et la France, et s’attachent particulièrement à l’influence esthétique et littéraire de Ruskin. Il reste beaucoup à explorer sur le sujet – ne serait-ce que cette admiration assez surprenante pour Napoléon, qui se manifesta tant dans un poème de jeunesse « L’exil de Sainte-Hélène » que par l’acquisition de la peinture de Meissonier, Napoléon en 1814 (1862)6 –, et à l’annonce du projet de fonder une Association française des Amis de Ruskin, en partie inspiré par le symposium qui s’est tenu en 2009 à l’université de Lille, notre attente se tourne vers les chercheurs français.

Stephen Wildman
Directeur du Centre de recherche Ruskin et conservateur de la Bibliothèque Ruskin, université de Lancaster.

Director
Ruskin Library and Research Centre, Lancaster University

[1] Nous tenons à remercier le professeur Stephen Wildman pour cette contribution à notre publication. Nous savons gré à Denise Campillo et François Prévost d’en avoir révisé la traduction française.

[2] Lettre de Marcel Proust à Marie Nordlinger [écrite entre le 21 et le 28 janvier 1900]. Voir Correspondance de Marcel Proust, édition établie par Philip Kolb, 21 volumes, 1970 à 1993, Paris, Plon, vol. II, p. 384.

[3] Traduit d’après citation extraite de Modern Painters, vol. V, 1860 dans The Works of John Ruskin (Library Edition), édition établie par E.T. Cook and Alexander Wedderburn, vol. VII, p. 218.

[4] « the best-informed, most intelligent and most thoughtful of guides », in « The Pleasures of Deed », conférence publique du 1er novembre 1884, The Pleasures of England, Part III, 1885 ; The Works of John Ruskin (Library Edition), vol. XXXIII, p. 465.

[5] [Ndlr] Voir l’Italie et mourir : photographie et peinture dans l’Italie du xixe siècle, exposition présentée au Musée d’Orsay du 7 Avril 2009 au 19 Juillet 2009.

[6] [Ndlr] 1862, huile sur bois, 32,4 x 24,2 cm, Walters Art Gallery, Baltimore, Maryland.