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Classiques Garnier

Avant-propos Réflexions sur une notion critique : la polygraphie

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Polygraphies. Les frontières du littéraire
  • Auteurs : Nardout-Lafarge (Élisabeth), Dufiet (Jean-Paul)
  • Pages : 7 à 25
  • Collection : Rencontres, n° 108
  • Série : Études dix-neuviémistes, n° 25
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812417092
  • ISBN : 978-2-8124-1709-2
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-1709-2.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/06/2015
  • Langue : Français
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Avant-propos

Réflexions sur une notion critique : la polygraphie1

Cet ouvrage réinvestit la notion de polygraphie2 et la réinsère à la fois dans la description des faits littéraires et dans le discours critique. Malgré la vaste reconceptualisation opérée autour des années 1970-1980, la théorie littéraire contemporaine, dont les attendus et les présupposés se sont fixés, et parfois immobilisés, au xixe siècle, semble avoir fait son deuil de cette notion pourtant très présente du Moyen Âge au xviie siècle. Même les études actuelles dhistoire littéraire ne lemploient et nen exploitent la fécondité quavec parcimonie.

Cette exclusion, même si elle est épistémologiquement explicable, provoque un appauvrissement du regard critique, dautant plus surprenant que, dans la vie et la pratique littéraires, lécriture polygraphique semble bien être la condition dominante, pour ne pas dire commune,

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des écrivains. Car si lon comprend dabord la polygraphie comme le fait, pour un auteur (ou un artiste), de pratiquer, selon bien des formules différentes, plusieurs genres littéraires (ou plusieurs arts) dans son œuvre, on constatera très rapidement quil nest pas décrivain considéré comme un romancier qui ne soit aussi essayiste, journaliste ou dramaturge, – et vice-versa –, et que de nombreux écrivains manient également, sans y dévoyer la qualité de leur plume, la photo, le dessin et le calligramme. Au sens étymologique strict, les cas décrivains mono-graphes, comme celui de Molière, sont finalement assez exceptionnels. Encore pourrait-on faire valoir quà lintérieur du genre dramatique de la comédie, lauteur du Misanthrope (comédie noble) écrit également Les Fourberies de Scapin (farce) et Le Bourgeois gentilhomme (comédie ballet). En se consacrant à la seule comédie, Molière réussit à sadonner à plusieurs sous-genres. On pourrait penser que les poètes, dans lacception traditionnelle du terme, constituent la véritable exception à la pratique polygraphique ; en réalité, ce nest que très partiellement vrai, comme le prouvent, par exemple, Charles Baudelaire ou Paul Claudel, et comme le montre, ici même, larticle de François Dumont à propos de Philippe Jaccottet. En outre, les auteurs les plus emblématiques de la littérature française, comme Voltaire ou Victor Hugo, sont des polygraphes affirmés. De sorte que le discours critique contemporain, non sans paradoxe, se détourne dune notion qui identifie un aspect fondamental et permanent de la production littéraire.

Bien évidemment, on perçoit demblée que cet ouvrage na pas pour seul projet dexhumer le concept de polygraphie afin de le commenter et de lanalyser du point de vue de lhistoire de lédition et de la critique littéraire. Il entend redéployer ce concept et en éprouver la capacité analytique et explicative, tant pour saisir la figure de lauteur que pour réorienter la compréhension et la définition même des œuvres, littéraires et autres, quels que soient leur date décriture et le genre auquel elles sont, a priori, assignées.

Sous léclairage de la polygraphie, les contributions réunies ici déploient une herméneutique qui sapproprie, dans une perspective diachronique, aussi bien les textes anciens que les textes modernes et contemporains, tout en tenant le plus grand compte de leurs contextes culturels et de leurs conditions historiques et sociales différentes. Notons dailleurs déjà que la notion de polygraphie est particulièrement adaptée au

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corpus contemporain, dans lequel sont omniprésents les phénomènes de collages, de recyclages textuels, et où foisonne lhybridité générique et artistique, quelle concerne un texte unique ou lensemble dune œuvre. Lactuelle conception, dite postmoderne, de lécrit hétéroclite est donc à considérer comme une sorte de reformulation synonymique de la notion de polygraphie. On en déduit également, à lévidence, quà partir de cette notion, ce sont donc aussi les concepts dintertextualité et de genre qui seront retravaillés et réorientés.

Pour réactiver le concept de polygraphie et en éprouver la fécondité critique, les contributions du volume ne sappuient pas sur une définition historique trop stricte et trop restreinte. Elles adoptent une vision large, à plusieurs facettes, et dune certaine manière inductive, de la polygraphie. On constate en effet, à travers les siècles et les œuvres, que la pratique polygraphique se réalise de deux manières qui déterminent deux grandes caractérisations, assez fructueuses. Selon la première caractérisation, les écrivains pratiquent plusieurs genres littéraires et/ou artistiques dans le même texte ; on parlera alors de polygraphie interne (ici même, les interventions de F. Gingras, P. Glaudes, C. Douzou, K. Ertler, U. Dionne, M. Randall, J.-P. Dufiet). Selon la deuxième caractérisation, que lon dénommera polygraphie externe, lauteur sadonne à plusieurs genres littéraires séparément, que ce soit successivement ou de manière contemporaine (voir les contributions de S. Cappello, M. Biron, G. Lapointe, M.-E. Lapointe, V. Sperti, F. Dumont). On pourrait dailleurs très aisément insérer plusieurs contributions dans les deux caractérisations, tant les pratiques sont éminemment complémentaires et très souvent adoptées par les mêmes auteurs. De plus, le concept de polygraphie, tel quil est entendu dans cet ouvrage, permet dexaminer les polygraphies dans les virtualités potentiellement illimitées de la rencontre des arts, quelle se produise dans un texte (A. Ferraro), ou dans des performances pluri-artistiques (G. Michaud), ou bien encore quelle émerge dans les effets des nouvelles technologies et de lintermédialité sur lécriture (A. Schincariol).

En sappuyant sur des pratiques polygraphiques diverses, les chapitres de cet ouvrage proposent des réélaborations théoriques à la fois originales et relativement convergentes. Avant den souligner les développements et les résultats, il nest pas inutile de sarrêter sur le mot lui même.

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Le terme de polygraphie

Comme on la déjà anticipé, la notion de polygraphie est ancienne et considérée comme révolue. Et, à linverse du fait lui-même, le terme de polygraphie est devenu étonnant, alors quon ne dispose daucun autre vocable reconnu pour désigner cette situation décriture si commune. Le mot est même désormais absent dun dictionnaire de langue comme Le Petit Robert. Ce fait lexicographique signifie que le terme est sorti de lusage commun, quil est demeuré uniquement dans lhistoire de la langue ou quil est entré dans le domaine de la terminologie. En ce sens, la langue commune et le langage de la critique littéraire dressent le même constat.

Au plan lexical, la polygraphie se définit par différentes oppositions : le divers et lunique, labondant et le concentré, la connaissance et la divulgation, la superficialité et la profondeur. Le TLF, qui indexe le terme comme « peu usuel », insiste sur le fait que la polygraphie décrit une pratique et non une théorie : « Art décrire beaucoup, sans être spécialiste, sur des sujets variés et dans une perspective didactique ». Dans lévolution du mot que retrace aussi le TLF, le noyau définitionnel se déplace sensiblement du plan discursivo-sémantique (« un ouvrage sur des matières diverses », Guillaume de la Perrière, 1553) au plan formel et stylistique (« lart décrire de plusieurs manières », Randle Cotgrave, 1611), jusquà englober les deux plans : la polygraphie allie la multiplicité des formes à la diversité des matières. Cest cet idéal qui trouve son acmé avec le projet encyclopédique au xviiie :

Deux noms rivaux, irrémédiablement associés à notre histoire littéraire, semblent fournir lillustration dune polygraphie héritière – attardée ? – de lidéal humaniste de lEncyclopédie. Le couple Furetière/Sorel présente en effet bien des traits communs, ne serait-ce que celui de la formation intellectuelle et professionnelle des deux hommes de lettres : du point de vue qui nous occupe, ils ont associé une riche diversité décriture (œuvres polémiques – pamphlets, factums, récits allégoriques notamment –, romans expérimentaux, participation à des recueils collectifs, fables ou nouvelles etc.) à une ambitieuse entreprise, conduite dans la longue durée, de compilation, enregistrement et fixation du savoir (Dictionnaire universel pour lun, traité de La science universelle pour lautre, ladjectif commun prenant valeur programmatique).

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(Delphine Denis, « Présentation », Littératures classiques. De la Polygraphie au xviie, no 49, automne 2003, p. 16)

Cest bien cette légitimité de la polygraphie prise dans son acception historique, – la multiplicité des formes unie à la diversité des matières –, qui va disparaître avec lextinction de lesprit humaniste et encyclopédique. La perception de la polygraphie et la considération que lon a pour les polygraphes évoluent en même temps que sopère le passage dune culture humaniste globale et unifiée à une professionnalisation des savoirs et à une définition de lécriture par la spécialisation du champ dintervention des écrivains3 ; cest ainsi que dans toutes les productions écrites, se constitue un sous-ensemble qui sera considéré comme strictement littéraire.

La transformation sémantique du terme, ainsi que sa sortie du vocabulaire critique et de lusage courant justifient que lon explore du point de vue diachronique, même brièvement, les causes et les enjeux de son évolution.

Polygraphie et diachronie

La notion de polygraphie est particulièrement forte aux xiie et xiiie siècles, au moment de lémergence du roman. Cette forme, qui est alors un genre nouveau dans une langue nouvelle, entre sur la scène littéraire en reconfigurant « les matières et les genres » (F. Gingras). Le roman, et plus généralement lœuvre médiévale, est très souvent conçu et construit comme la « conjointure » de matières diverses déjà rédigées, souvent par dautres que celui qui « conjoint ». De fait, lœuvre littéraire naît ainsi sous le jour dune polygraphie très singulière, proche dune polyphonie auctoriale, puisque une pluralité de voix se subsume dans un seul nom propre. La polygraphie se présente donc demblée,

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non pas comme une imperfection de lœuvre, mais comme une force de transformation et denrichissement du domaine littéraire, au point quelle impose le « genre romanesque » qui deviendra, comme on le sait, le genre littéraire moderne et contemporain par excellence. Et dans ce geste créateur, « lauteur » lui-même nest que le nom propre de celui qui relie à sa guise des textes disparates, dont il nest pas nécessairement le scripteur : il est moins celui qui invente que celui qui donne forme à la matière littéraire.

En outre, et en complément, la polygraphie saffirme aussi à cette époque comme un art déditer et de lire, puisque de nombreux volumes collationnent des textes autonomes dont la diversité générique saute aux yeux. Louvrage nest pas pour autant déprécié, car la bigarrure formelle ne constitue pas un obstacle à sa lecture : sermons, fabliaux poésies, farces, narrations, peuvent se mêler et se succéder, sans que la disparate ne déconsidère lauteur. F. Gingras souligne dailleurs, que cette polygraphie de lecture, qui se comprend aussi comme une esthétique de la réception, est effacée par les éditeurs de textes médiévaux des xixe et xxe siècles. On élimine alors cette diversité textuelle interne des ouvrages et on réorganise lœuvre-livre selon une logique générique dhomogénéité qui relève de lépoque de léditeur.

La polygraphie apparaît donc au Moyen Âge comme un point de vue partagé et répété, à la jonction de lécriture et de la lecture, où agissent la réunion, la contamination et la contiguïté des textes. Pour approfondir la nature et la fonction initiale de la polygraphie dans lhistoire littéraire, Sergio Cappello sintéresse à des figures jugées mineures, comme Gilles Corrozet, François de Belleforest, François de Rosset ou Gabriel Chappuys, tous aussi bien compilateurs quérudits, éditeurs que traducteurs. Le caractère polygraphique de leurs écrits les a souvent tenus à lécart de lhistoire littéraire, alors quils participent à la vaste entreprise de transferts de textes et de savoirs divers, latins et étrangers, qui caractérise la constitution de la littérature française à la Renaissance. Ces polygraphes, qui sont aussi bien des amateurs que des professionnels, interviennent à des degrés variables sur les textes, et illustrent, par leur trajectoire et leur activité, combien la définition de la figure et de la fonction auctoriales au xvie siècle est volatile et protéiforme.

Au xviiie siècle lusage et les acceptions du terme « polygraphe » se complexifient et deviennent contradictoires. Comme le signale Ugo

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Dionne, le mot « polygraphe » connaît déjà des emplois péjoratifs hérités du classicisme alors quà cette époque encore, les auteurs canoniques auxquels il sapplique ne sont nullement dévalorisés. Le roman périodique, chez Marivaux, comme chez le Chevalier de Mouhy, (Paris, ou le Mentor à la mode), offre un contexte particulièrement favorable à une polygraphie active à lintérieur du roman lui-même. Le roman intègre sans aucune hésitation des genres textuels sociaux comme la chronique salonnière ou le guide de voyage. Mais la polygraphie externe ne lui est pas étrangère, en raison du mode de publication par feuilleton, dont les livraisons « segmentaires » ou « fragmentaires » obligent à des opérations de montage et de couture des épisodes. Écrire et publier le roman ne peut se faire alors quen concevant des unités éditoriales qui dépassent les limites du volume.

Cest au xixe siècle que lacception péjorative du terme se cristallise et devient dominante, puis exclusive. Associé à la figure de lécrivain journaliste qui accompagne le développement de la presse du xixe au xxe siècle, le terme polygraphe prend, dans le corpus littéraire français du moins, un sens qui loppose à celui décrivain, comme le montre Pierre Glaudes dans son analyse du Journal dune femme de chambre dOctave Mirbeau. La reprise de chroniques déjà parues dans la presse, de même que le stratagème des observations dune domestique pour soutenir la critique de la bourgeoisie manifestent, chez Mirbeau, la proximité et linterdépendance des trois systèmes décriture que constituent la presse, la rédaction privée et pour soi, et la littérature. La légitimité littéraire se construit en France, précisément contre la popularité de la presse, dont elle rejette, ou au mieux ignore, la richesse et la productivité textuelles. En témoigne la sévérité de Claudel à légard de Remy de Gourmont, figure emblématique dune écriture « à mi-chemin de la littérature et du journalisme ». En somme, « polygraphe » et « polygraphie » signifient désormais, dans le champ critique, quun écrit nest digne de la littérature quà certaines conditions de genre, de thème et de lieu éditorial, et que tout scripteur ne mérite pas lhonneur dêtre considéré comme un écrivain. Lopinion critique légitime du xixe siècle fixe des frontières au domaine du littéraire, en exigeant de lœuvre pureté de style et homogénéité esthétique, et en imposant à lécrivain la spécialisation de son champ dintervention.

Toutefois, la polygraphie ne subit pas partout un tel rejet, ce qui permet justement de différencier les champs littéraires francophones.

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Loin dêtre rejeté de la reconnaissance et des honneurs, tout au moins symboliques, de la littérature, lécrivain-journaliste est au Québec, au xixe siècle en tout cas, une importante figure décrivain. Lécriture journalistique est au contraire considérée au Québec comme une école de lécriture fondatrice du champ littéraire national (M. Biron). La littérature ne se construit pas au Québec par exclusion et contre le journalisme, mais elle naît comme espace polygraphique. Cest même, selon Michel Biron, le journalisme qui tend à se spécialiser et à se distinguer de la littérature. Il en résulte que, au moins entre la fin du xixe et la première moitié du xxe siècle, la littérature ne saurait être définie au Québec par lhypostase des notions dauteur monographe, de singularité radicale décriture et dunité concertée de lœuvre. En ce sens, le cas de Berthelot Brunet (1901-1948), polygraphe bohème, auteur dune œuvre aux écrits très variés (romans, chroniques, essais), réfractaire aux écoles et présent dans différents cercles, illustre un rapport à la polygraphie que lon définira moins comme la pratique de genres divers par une écriture polymorphe que comme la mise en question permanente des frontières du littéraire. Éternel marginal, Brunet, qui inspira Jacques Ferron, – le polygraphe québécois le plus emblématique –, se revendique comme un authentique écrivain dont la pratique générique et esthétique refuse délibérément de distinguer entre une littérature majeure et des écritures mineures.

Comme le montre cette brève synthèse diachronique et géographique, le noyau conceptuel de la notion de polygraphie ainsi que son évaluation axiologique dans le champ littéraire français suivent, – en contraste net avec la littérature québécoise –, une ligne assez constante, qui allie le rejet à la dévalorisation. Lécrivain polygraphe du Moyen Âge, de la Renaissance et de lEncyclopédie devient, à partir du xixe siècle, un « polygraphe » non-écrivain. Cette situation, dans laquelle la polygraphie nest plus en quelque sorte concomitante à la littérature, est, par son moment et son lieu, historiquement circonscrite et identifiable. Dans le xixe siècle français, ce sont lautonomisation de la littérature, la construction de la figure de lauteur comme génie détaché des contingences du monde et la définition de lœuvre comme expression séparée du langage commun qui consacrent lexclusion de la polygraphie.

Bien souvent, la critique et la théorie littéraires contemporaines ne semblent pas avoir renoncé à cette configuration épistémologique et

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axiologique. Ainsi, au regard du Dictionnaire du littéraire4, la polygraphie nest pas un choix esthétique, mais une pratique en quelque sorte pré-littéraire qui correspond à un accommodement aux circonstances historiques et sociales, collectives ou ponctuelles, dans une œuvre individuelle. Aux principaux traits négatifs que signale Pierre Glaudes, ici même, en citant lentrée « Polygraphie » du Grand dictionnaire universel du xixe siècle de Larousse, fait écho le commentaire savant très récent que lon trouve dans LÉclatement des genres au xxe siècle, où le mot « polygraphe » napparaît que négativement lorsque se pose la question de la valeur littéraire dAudiberti :

Audiberti est un polygraphe prolifique, inégal et inclassable. Ce franc-tireur passablement narcissique et mégalomane [] a cherché la reconnaissance tour à tour ou simultanément sur tous les terrains de la création littéraire [] autodidacte provincial [] paysan dAntibes transporté dans la capitale, il évalue mal lhorizon dattente de lentre-deux guerres5.

(Jean-Yves Guérin, « Audiberti, le bon genre et les autres », éd. Marc Dambre, Monique Gosselin-Noat, LÉclatement des genres au xxe siècle, Paris, Les Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 173-184.)

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Le substantif « polygraphe » continue donc douvrir, en 2001, une série négative placée sous le signe de lexcès (de textes, de genres pratiqués, de procédés stylistiques), de la nature intéressée de la démarche (opposée à la sincérité dune vocation littéraire) et finalement du défaut dhabitus, en substance ici de la mauvaise lecture dune conjoncture. Signe de la persistance du cadre danalyse mis en place au xixe siècle et de la hiérarchie des contenus et des formes littéraires quil a imposée, la polygraphie incarne le mauvais usage de l« éclatement » des genres, en quelque sorte son volet négatif.

Or en historicisant le terme et ses usages, comme nous lavons fait, par la prise en compte de pratiques anciennes, et en soulignant les conditions historiques et culturelles par létude dautres contextes littéraires, on fait apparaître que la polygraphie ne se définit par aucun champ axiologique stable et quelle savère surtout être lautre de la littérature française et de sa conception relativement récente de lœuvre et de lécrivain. La polygraphie sert en fait de repoussoir. Cest donc en faisant retour à la nature même de la polygraphie que lon peut retrouver sa force herméneutique au profit du champ littéraire actuel.

En substance, lécriture polygraphique, quelle soit interne ou externe comme nous lavons dit, repose sur le croisement et la dé-hiérarchisation des formes écrites, ainsi que sur la circulation et la contamination des savoirs que les genres littéraires dévoilent ou engendrent. Or, sur ces bases, le xxe et le xxie siècles français, ont été, et continuent dêtre, des périodes pendant lesquelles la pratique polygraphique sest très largement affirmée. On ne peut en effet que constater la propension, très répandue, des écrivains à unir dans un même geste décriture des genres a priori très distincts, de manière à offrir à la lecture une approche nouvelle des savoirs et des expériences du sujet de la littérature. J.-L. Lagarce enchevêtre la biographie avec la narration fictionnelle et la représentation théâtrale (C. Douzou) ; le drame devient dans le cas dA. Langfus un genre du témoignage (J-P. Dufiet) ; M. Larue réécrit un essai en roman (M-E. Lapointe) ; le poème de Ph. Jaccottet vient au jour dans lécriture du carnet (F. Dumont) ; au Québec, lécriture romanesque se nourrit dans de nombreux cas de lénonciation universitaire (K. Ertler) ; à propos de R. Gary et de S. Beckett, N. Huston se livre à une véritable entreprise de tissage générique (hommage, commentaire, fiction) et linguistique (anglais, français) dans laquelle se joue la propre identité de lauteure

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(V. Sperti) ; lécriture dH. Aquin hésite à sétablir comme symptôme du sujet ou élargissement du littéraire (M. Randall) ; quant à Cl. Gauvreau, il entreprend de surmonter sa propre dispersion polygraphique par la publication dune œuvre somme (G. Lapointe).

En outre, comme on la précédemment souligné, la polygraphie littéraire senrichit aussi de la confrontation avec dautres arts. Dans le premier cas, A. DAlfonso ré-explore une poétique de lécrit et de la photo (A. Ferraro) ; dans le deuxième cas (G. Michaud), F. Sullivan et D. Desautels instaurent un dialogue entre les arts (danse, musique, dessin, sculpture, peinture) qui se substitue à la polygraphie strictement littéraire. Enfin, F. Bon et A. Savelli saventurent dans la jointure entre écriture et réseau social, engendrée par les nouvelles technologies, et mettent en face-à-face le blog et le livre (A. Schincariol). Et ce nest pas le moindre des intérêts de la polygraphie, que de montrer que le rapport actuel entre lécriture et le médium remet lœuvre et la figure de lauteur dans une situation qui nest pas sans évoquer celle du Moyen Âge.

Pour les xxe et xxie siècles, la polygraphie est sans aucun doute un des outils critiques qui peut aider à dépasser le hiatus qui sest créé entre une pratique polygraphique, indiscutablement partagée et protéiforme, et le champ théorique et critique, qui nest pas toujours à même de la penser dans sa totalité et sa fécondité.

De la Polygraphie à la généricité

Quelle soit interne, – présence dans un même texte de pratiques génériques diverses –, ou externe, – passage dun genre à un autre dans la production dun même auteur –, la polygraphie se pense aussi, avons-nous annoncé, comme une intergénéricité ; les sujets et les problématiques des interventions que nous venons dévoquer le montrent très clairement. Plus précisément, il sagit ici de la question du genre littéraire, mais aussi peut-être textuel, considéré, selon lapproche de Jean-Marie Schaeffer, comme lun des systèmes de signes quun texte met en place6. La pratique

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polygraphique produit à lévidence un renouveau des genres littéraires et de leurs paramètres définitionnels. Plus encore, elle met également en jeu la portée des genres dans la totalité du champ littéraire, leurs conditions dexistence (symbolique, éditoriale, etc.), et même leur rapport singulier ou unique à une œuvre ou à un texte. Michel Murat souligne en ce sens que le xxe siècle serait plutôt caractérisé par une tendance à la « déspécification » générique7. Pour autant, cette « déspécification » ne signifie ni la fin des genres ni même leur délégitimation théorique au profit dune table rase des formes littéraires :

[] en comparant létat actuel de la généricité textuelle avec lidentité générique passée, on ne découvre pas une relation unique qui serait de lordre dune explosion ou dune implosion des genres établis. Ce qui se dégage cest plutôt une multiplicité de stratégies différentes, non seulement dans leurs procédures décart par rapport aux genres qui leur servent de termes de référence, mais sans doute aussi quant à leurs buts et leur signification pour lévolution des pratiques littéraires.

(Jean-Marie Schaeffer, « Les genres littéraires dhier à aujourdhui », éd. M. Dambre, M. Gosselin-Noat, LÉclatement des genres au xxe siècle, Paris, Les Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011, p. 12.)

Cest bien à la « multiplicité de stratégies différentes » dont parle Schaeffer quappartient lintergénéricité de la polygraphie, tant par ses renvois et ses échos de genre à genre comme polygraphie externe, que par ses greffes, ses croisements et ses contaminations génériques en tant que polygraphie interne. Sur ce plan, les stratégies polygraphiques de « déspécification », en particulier les plus contemporaines, inaugurent aussi très souvent des mouvements de transformation et de redéfinition génériques qui affectent un ou plusieurs genres (autobiographie-autofiction, essai-fiction, etc.). Au centre des stratégies polygraphiques, sélabore une reconfiguration des paramètres génériques, une redistribution des différenciations entre les genres, ainsi quune reconstruction de la relation du genre avec son lecteur. En ce sens, on peut tout à fait parler des effets méta-génériques de la polygraphie et de sa capacité à proposer une réorientation des intentions pragmatiques des genres. Plusieurs interventions de ce volume le suggèrent. La polygraphie se définit donc aussi

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comme un lieu décriture dans lequel se déconstruisent, se reconstruisent et sengendrent des genres littéraires. À travers son rapport direct avec lintergénéricité, la polygraphie affecte la nature et lusage du littéraire.

Deux études consacrées à des textes de théâtre illustrent ces questions, par ailleurs tout à fait présentes dans plusieurs autres contributions du volume. Catherine Douzou interroge la polygraphie à lœuvre dans lensemble de la production de Jean-Luc Lagarce. Connu surtout pour ses pièces de théâtre, Lagarce est aussi lauteur dun Journal et de plusieurs récits. Plus encore, Lagarce dramaturge voulait être un romancier reconnu, au point que lécriture dun roman, Mes dernières années, le « hantait ». Le manuscrit sera refusé par plusieurs éditeurs. Le Journal de Lagarce atteste incontestablement sa déception quant au roman et signale, du même coup, que le genre romanesque cristallise encore la reconnaissance littéraire contemporaine. Toutefois, dans lœuvre de Lagarce, la pièce Les Adieux, amorcée parallèlement, reprend la matière de ce roman non publié. La démarche de Lagarce présente donc au premier abord une polygraphie externe roman-théâtre, à travers deux genres qui traitent la même matière fictionnelle, ou la même fictionnalisation biographique. Mais la démarche de Lagarce va au-delà dans lexpression polygraphique, car le roman, comme écriture narrative, participe véritablement à la genèse de la pièce de théâtre ; il en ressort que cest aussi une polygraphie interne qui se déploie dans Les Adieux. Confirmant la complémentarité entre polygraphie externe et polygraphie interne, létude de C. Douzou montre comment la modalité générique de lautobiographie, considérée comme anti-théâtrale, permet, chez Lagarce, comme chez dautres dramaturges contemporains, une reconfiguration textuelle entre les modes narratif et dramatique. La polygraphie est alors au service dun projet et dune pragmatique qui appartiennent à lécriture de soi.

Dans lanalyse que propose Jean-Paul Dufiet de la pièce dAnna Langfus, Les Lépreux, la polygraphie, envisagée du seul point de vue interne, mêle les conventions génériques du théâtre à celle dun genre textuel, non strictement littéraire, le témoignage. Ce dispositif singulier distingue la pièce dans le paradigme des écrits de la Shoah par « une dramaturgie de la victime complice », qui dépend pour lessentiel de lexpérience de lauteure, survivante de lextermination des Juifs en Pologne.

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Unité et diversité

La polygraphie est une expression de la diversité et de la pluralité littéraires (formelle, thématique, pragmatique) qui se développe souvent en tension avec lunité, plus ou moins affirmée, de lœuvre projetée. Les études réunies dans ce volume font apparaître tour à tour des pratiques centripètes et centrifuges de la polygraphie, mais rendent également lisible cette tension unificatrice que produit le texte. Ainsi lintergénéricité, présente dans les polygraphies analysées, pourra-t-elle se résorber dans une forme unifiée qui tend parfois à se constituer en un genre nouveau. Cest ce qui se réalise avec ces romans décrivains-professeurs où Klaus Ertler repère des dispositifs fictifs qui recyclent différents enjeux de la théorie littéraire. Dautres cas de figure se signalent, comme lorsquun genre semble, très paradoxalement, tout à la fois engendrer et effacer un autre genre. Les carnets de Philippe Jaccottet de la série La Semaison, textes polygraphiques en ce quils relèvent, sans sy restreindre, de lessai, du journal et de la note, conduisent aussi, selon François Dumont, à la poésie et/ou à la poétique de Jaccottet. Le carnet, consacré aux « détours de la pensée » plutôt quà son aboutissement, constitue pour Jaccottet une sortie et un dépassement du genre du poème ; le carnet permet de saisir le poétique dans son essence propre, dengendrer la poésie dans son immédiateté, en effaçant le poème, comme genre textuel en quelque sorte. Lunité nest pas ici un ordre formel, mais une visée éthique et philosophique. La polygraphie des carnets permet à Jaccottet de contourner les usages génériques et rhétoriques du poème pour atteindre, hors des conventions inhérentes à la littérature, une inscription de lêtre du monde dans le langage. Avec Monique LaRue en revanche, la polygraphie se heurte à la discordance que créent la préservation dune finalité pragmatique et le changement de genre. En transférant dans un roman, LŒil de Marquise (2009), le sujet de son essai, LArpenteur et le Navigateur (1996), lauteure a voulu tout à la fois relancer et apaiser la polémique originelle quelle avait provoquée en 1996 sur la diversité culturelle de la société québécoise. Ce changement de genre littéraire et de mode discursif, qui fait passer le débat de largumentation à la fiction, savère être plutôt, selon lanalyse de Martine-Emmanuelle Lapointe, un cas de défaillance

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du polygraphe. Dans ce transfert formel, la déception résulte moins des limites intrinsèques dun genre fictionnel que de linadéquation des enjeux pragmatiques qui lui furent assignés. Lunité et lidentité de la matière littéraire se dérobent ici à la nouveauté générique.

Deux autres études identifient les modalités textuelles très spécifiques de la tension entre diversité et unité. Dans Trou de mémoire dHubert Aquin, Marilyn Randall propose de lire comme une polygraphie, quelle qualifie de « schizophrène », le plagiat, assumé ou non, dautres textes, notamment de travaux scientifiques de psychiatrie. En réélaborant en littérature un savoir dont il nest pas spécialiste, Aquin reprend ici une des fortes singularités de la tradition polygraphique. Il associe et amalgame ce recours au plagiat cognitif à beaucoup dautres procédés polygraphiques, qui vont de la multiplication des narrations à lintertextualité généralisée, et qui participent ainsi à une polygraphie centrifuge, à la fois symptôme et déclencheur dune pathologie de lécriture. Dailleurs, en conformité avec la conception de la littérature quil défendait, Aquin met en péril la signature de son texte, traduisant ainsi son rejet de la notion didentité quil ne concevait que comme un « moi intertextuel ». À lopposé de cette aggravation de léclatement, revendiquée par Aquin, Claude Gauvreau, poète, romancier, dramaturge, essayiste, reconnu lui aussi pour sa poétique ostensiblement hybride, cherche à retrouver lunité de son œuvre. Comme le montre létude de Gilles Lapointe, Gauvreau, avec la constitution de ses Œuvres créatrices complètes8, va même jusquà créer cette cohésion a posteriori, en éliminant des pans entiers de sa polygraphie. Le tri quil opère dans sa production, en excluant notamment les textes pour la télévision et les textes asilaires, étonne chez cet ancien signataire du manifeste Refus global9 où était fustigé « lenfermement dans la bourgade plastique ». Gauvreau semble renier ses principes littéraires précédents et rétablir une hiérarchie, quil avait combattue, entre les genres textuels mineurs et majeurs, commerciaux et littéraires. De même, chez cet admirateur des livres surréalistes, le refus de toute iconographie, pour sinscrire dans le seul

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registre textuel, apparaît comme un retour à la séparation des arts. Plus surprenant encore, sa correspondance avec ses éditeurs révèle son désir quasi obsessionnel de magnifier sa signature. Le cas de Gauvreau montre que la polygraphie est aussi un lieu de contradiction entre lécrivain et ses écritures, et quelle peut ainsi être à lorigine dune nostalgie de la figure idéalisée de lauteur, appuyée sur une œuvre unifiée mais réifiée. Nancy Huston, écrivaine canadienne-anglaise dont lœuvre, écrite en français et en anglais, est souvent autotraduite, soulève cette même question de la dispersion de la polygraphie dans des textes consacrés à deux auteurs bilingues, Romain Gary et Samuel Beckett, analysés ici par Valeria Sperti. Les textes de Huston exploitent une polygraphie qui met en œuvre lintertextualité mimétique et le plurilinguisme ; ils exaltent une écriture en étoile, entre les langues, qui multiplie les hétéronymes et les pseudonymes. En dautres termes, cette dilution polygraphique de lidentité, quelque peu systématique et volontariste, apparaît autant comme un effacement et un éparpillement du sujet que comme une affirmation du moi auctorial. En ce sens, au centre de la polygraphie émerge également une inquiétude récurrente sur la position du sujet décriture (identité, regard sur soi, énonciation).

Poly-graphies au-delà du texte

Reconnaissant à la polygraphie, – interne et externe –, une fonction transformatrice de la littérature, nous prolongeons son examen jusquaux frontières du littéraire, et même au-delà. La notion de « graphie » inclut ici les effets des nouvelles technologies sur le statut de lœuvre (A. Schincariol) ; mais elle est également entendue comme écriture dans des langages autres que la langue et issus de la multiplicité des arts. Le phénomène peut être limité à des « traces » photographiques (A. Ferraro), ou bien engager les arts dans leur diversité et leur intensité propre (G. Michaud). Se trouvent ainsi convoqués les effets décriture et de signification que produisent les rapports textes-images et les contacts entre les arts.

À travers les œuvres dAnne Savelli et François Bon, A. Schincariol étudie la polygraphie multimédiale provoquée par les allers et retours

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de lécriture entre le livre publié et le web. Il met en évidence deux démarches inverses : le blog qui devient livre chez F. Bon, et le livre prolongé en blog chez A. Savelli. Lanalyse, en prenant le point de vue du lecteur, mesure les principaux effets énonciatifs, textuels et symboliques de cette nouvelle polygraphie, attachée aux possibilités formelles des technologies. À partir du cas de lécrivain italo-québécois Antonio DAlfonso, Alessandra Ferraro explore une polygraphie qui fait jouer lintermédialité dans lunité du livre. Le lisible (les textes) et le visible (les photographies) configurent ensemble la matière de lœuvre et esquissent une unité supérieure, dont la signification pourrait être ici une sorte de monument à lémigration des paysans européens vers le Nouveau Monde.

Inspirée par la pensée esthétique de Jean-Luc Nancy, Ginette Michaud se penche elle aussi sur le dialogue sensible entre les arts. Attentive à la fois aux points de contact et aux différences de tous les arts, elle interroge le dialogue des poètes québécoises Hélène Dorion et Denise Desautels, avec des œuvres de lartiste multidisciplinaire Françoise Sullivan et de la plasticienne Louise Bourgeois. La relation entre les arts nest ici réductible ni à lillustration des textes par dautres œuvres ni à lekphrasis de celles-ci par ceux-là. La pluralité des langages des arts, polygraphie de forme et de substance, dévoile ainsi le lieu sensible de ce qui se passe et de « ce qui passe », ou non, entre la danse, la poésie, la peinture et la sculpture.

Sil est sans doute risqué de proposer une conclusion sur la notion de polygraphie, il est néanmoins possible, au terme de cette réflexion, den souligner la richesse empirique et la fécondité critique.

La polygraphie, pratique ancienne et, à bien des égards, consubstantielle à lexistence des « Belles-Lettres », est dévalorisée au xixe siècle. Au moment de ce tournant historique, en raison de la multiplication et de la diffusion imprimée de très nombreux genres textuels nouveaux, – lessor de la presse en est un des aspects –, la polygraphie est rejetée dans la textualité non-littéraire, alors que la littérature se spécialise et se constitue en champ autonome. Sans surprise, au Québec et en Belgique francophone, la polygraphie se pratique de manière plus légitime. Lincompatibilité épistémologique entre lœuvre littéraire et les textes est moins rigide à la périphérie de la littérature de lhexagone.

À la faveur dune « déspécification » générique et dune réélaboration générique des pratiques décriture, la polygraphie, toujours

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soupçonnée dexcès, de dispersion et dimpureté esthétique, paraît cependant aujourdhui plus digne dappartenir à la littérature en ce quelle recoupe des notions dhétérogénéité et dhybridation qui font partie de lhorizon dattente contemporain. Cette situation tient sans aucun doute à un certain recul du statut contraignant des conventions décriture et dédition. Elle a pour conséquence une affirmation du sujet de lécriture et une réévaluation du lecteur qui, lun comme lautre, et selon des régimes différents, assemblent en texte singulier et en œuvre unifiée les éléments de cette diversité. Mais alors que le champ littéraire strict renvoie au paradigme critique et théorique des genres de la tradition classique, la polygraphie renvoie plus volontiers au paradigme critique et théorique des genres textuels. On ne pourra ignorer que les récents développements des études de linguistique textuelle et de sémio-linguistique ont remis en cause, ou tout au moins proposé le réexamen de cette distinction, favorisant ainsi une re-légitimation littéraire de la pratique polygraphique.

Nul doute que la polygraphie nébranle en effet, à sa manière, la notion dœuvre littéraire et plus généralement dœuvre dart. Elle en interroge les limites dans la mesure où les pratiques quelle permet montrent une tendance à lintersémioticité qui dépasse les cadres conventionnels grâce auxquels le littéraire est pensé. Mais la polygraphie rompt aussi lordre esthétique lorsque la polysémioticité, lhybridation des arts, « léchange » ou la rencontre inter-artistique mettent en doute la validité de la séparation et de lidentité des arts sur lesquelles est bâtie la notion dœuvre. Aux confins des perspectives historiques et poétiques, au-delà de la logique des genres littéraires et de la division des arts, la polygraphie permet de redéfinir et de repenser les œuvres et les créations, et den avoir une approche herméneutique féconde.

Jean-Paul Dufiet

Université de Trente

Élisabeth Nardout-Lafarge

Université de Montréal

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Bibliographie

Aron, P., Viala, A., Saint-Jacques, D., éd. Dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, « Quadrige », 2010.

Dandrey, P., « Présentation. Le polygraphe, figure de luniverselle médiation », Littératures classiques. De la Polygraphie au xviie siècle, no 49, automne 2003, p. 5-14.

Denis, D., « Présentation. Diversité des pratiques polygraphiques », Littératures classiques. De la Polygraphie au xviie, no 49, automne 2003, p. 14-23.

Guérin, J.-Y., « Audiberti, le bon genre et les autres », Marc Dambre, Monique Gosselin-Noat, éd. LÉclatement des genres au xxe siècle, Paris, Les Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 173-184.

Lamonde, Y., « Lécrivain écrivant : terra incognita de la littérature québécoise », Julien Goyette, Claude La Charité, éd. Joseph-Charles Taché, polygraphe, Québec, Les Presses de lUniversité Laval, 2013.

Murat, M., « Comment les genres font de la résistance », Marc Dambre, Monique Gosselin-Noat, éd. LÉclatement des genres au xxe siècle, Paris, Les Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 21-34.

Piron, S., « La polygaphie chez les écrivains belges du début du xxe siècle », J-M. Klinkenberg, éd. Linstitution littéraire. Textyles, Revue des lettres belges de langue française, no 15, Bruxelles, Éditions Le Cri, 1998, p. 86-101.

Schaeffer, J.-M., « Les genres littéraires dhier à aujourdhui », Marc Dambre, Monique Gosselin-Noat, éd. LÉclatement des genres au xxe siècle, Paris, Les Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011, p. 11-20.

1 La publication de ce livre a bénéficié de laide financière du Centre de Recherche Interuniversitaire sur la Littérature et la Culture Québécoises (CRILCQ/ Site université de Montréal), de la Faculté des arts et des sciences de luniversité de Montréal et du Conseil de Recherches en Sciences Humaines du Canada (CRSH) que nous remercions. Nos remerciements vont aussi à Sylvain Lavoie pour son aide dans la mise en forme du manuscrit.

2 En témoigne la rareté dusage de ce terme dans la critique actuelle. Si Littératures classiques consacre un dossier au sujet pour le xviie siècle, (De la polygraphie au xviie siècle, éd. P. Dandrey, no 49, 2003), une seule des contributions du collectif LÉclatement des genres au xxe siècle, (éd. Marc Dambre, Monique Gosselin-Noat, Paris, Les Presses de lUniversité de la Sorbonne Nouvelle, 2011) recourt au terme « polygraphe ». Michel Biron signale ici même deux travaux qui emploient le mot dans leur titre, lun et lautre dans le champ de la francophonie, un article dYvan Lamonde, « Lécrivain écrivant : terra incognita de la littérature québécoise », (éd. Julien Goyette, Claude La Charité, Joseph-Charles Taché, polygraphe, Québec, Les Presses de lUniversité Laval, 2013, p. 19-37) sur les écrivains journalistes du xixe siècle pour le Québec et, pour la Belgique francophone, une enquête de Sophie Piron (« La polygaphie chez les écrivains belges du début du xxe siècle », éd. J-M. Klinkenberg, Linstitution littéraire. Textyles, Revue des lettres belges de langue française, no 15, Bruxelles, Éditions Le Cri, 1998, p. 86-101) dont la définition de la polygraphie est statistique (plus dun genre pratiqué par le même écrivain dans des proportions évaluées en pourcentage par rapport à lensemble de lœuvre).

3 La dernière édition du Petit Robert retient en revanche polygraphe : « auteur non spécialiste qui écrit sur des domaines variés », Paris, Éditions le Robert, 2013, p. 1957. Cette définition extrêmement large, qui nest pas péjorative, ne prend en considération que le plan thématique et cognitif. Le Petit Robert donne également monographie : « étude complète et détaillée qui se propose dépuiser un sujet précis relativement restreint », Paris, Éditions le Robert, 2013, p. 1627. Mais lentrée ne renvoie pas à lantonyme polygraphie.

4 Dictionnaire du littéraire, éd. Paul Aron, Alain Viala, Denis Saint-Jacques, Paris, PUF, « Quadrige », 2010. À lentrée « Auteur », qui signale « la problématique individualité de lauteur, qui peut adopter plusieurs postures énonciatives, à un même moment ou successivement » (Rémy Ponton, p. 34), le polygraphe apparaît ainsi en creux comme une sorte denvers de lauteur. Lentrée « Essai » situe « lusage [de ce genre] par un auteur dans une logique de spécialisation (essais critiques ou, à lopposé, Montaigne, homme dun seul livre qui en quelque sorte les contient tous) ou de polygraphie (Chateaubriand recourant à lessai pour expliciter ses positions dans le débat didées.) » (Annie Perron, p. 204). On déduit de ces éléments de définition et des exemples retenus le caractère circonstanciel et utilitaire dune polygraphie réduite à ladoption, par nécessité, dun genre différent de celui ou ceux (dans lexemple de Chateaubriand) auxquels lœuvre est généralement identifiée. Lentrée « Écrivain » étend cette conception de la polygraphie au contexte historique du « premier champ littéraire », donc avant la Révolution française : « La difficulté de vivre de sa plume fait que longtemps – et aujourdhui encore – beaucoup décrivains sont des “polygraphes” qui adaptent leur façon décrire aux situations politiques et professionnelles » (Rémy Ponton, Dictionnaire du littéraire, éd. Paul Aron, Alain Viala, Denis Saint-Jacques, Paris, PUF, « Quadrige », 2010, p. 173.)

5 Plus loin le critique ajoute « le graphomane Audiberti [] selon une logique du collage ou du montage dont il est coutumier, nhésite pas à intégrer des textes déjà publiés, ici un article, là un poème et même, car il ny a pas de petits profits, une lettre quil vient denvoyer à Paulhan. Tout texte a[yant] vocation dêtre recyclé ». Lui est encore reproché de « na[voir] pas su faire, à la différence dun Barthes, une stratégie de son nomadisme », Jean-Yves Guérin, « Audiberti, le bon genre et les autres », éd. Marc Dambre, Monique Gosselin-Noat, LÉclatement des genres au xxe siècle, Paris, Les Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 173-184.

6 Jean-Marie Schaeffer, « Les genres littéraires dhier à aujourdhui », éd. Marc Dambre, Monique Gosselin-Noat, LÉclatement des genres au xxe siècle, Paris, Les Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011, p. 12.

7 Michel Murat, « Comment les genres font de la résistance », éd. Marc Dambre, Monique Gosselin-Noat, LÉclatement des genres au xxe siècle, Ibid., p. 24.

8 Cl. Gauvreau, Œuvres créatrices complètes, Montréal, Éditions Parti pris, 1977.

9 Considéré comme un texte emblématique de la modernité au Québec, le manifeste Refus global (1948), rédigé par le peintre automatiste Paul-Émile Borduas et co-signé par quinze artistes, fustigeait le conformisme et le poids de la religion, et en appelait à une libération générale des arts et à lémancipation de lindividu.