Avant-propos Réflexions sur une notion critique : la polygraphie
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Polygraphies. Les frontières du littéraire
- Auteurs : Nardout-Lafarge (Élisabeth), Dufiet (Jean-Paul)
- Pages : 7 à 25
- Collection : Rencontres, n° 108
- Série : Études dix-neuviémistes, n° 25
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782812417092
- ISBN : 978-2-8124-1709-2
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-1709-2.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 25/06/2015
- Langue : Français
Avant-propos
Réflexions sur une notion critique : la polygraphie1
Cet ouvrage réinvestit la notion de polygraphie2 et la réinsère à la fois dans la description des faits littéraires et dans le discours critique. Malgré la vaste reconceptualisation opérée autour des années 1970-1980, la théorie littéraire contemporaine, dont les attendus et les présupposés se sont fixés, et parfois immobilisés, au xixe siècle, semble avoir fait son deuil de cette notion pourtant très présente du Moyen Âge au xviie siècle. Même les études actuelles d’histoire littéraire ne l’emploient et n’en exploitent la fécondité qu’avec parcimonie.
Cette exclusion, même si elle est épistémologiquement explicable, provoque un appauvrissement du regard critique, d’autant plus surprenant que, dans la vie et la pratique littéraires, l’écriture polygraphique semble bien être la condition dominante, pour ne pas dire commune,
des écrivains. Car si l’on comprend d’abord la polygraphie comme le fait, pour un auteur (ou un artiste), de pratiquer, selon bien des formules différentes, plusieurs genres littéraires (ou plusieurs arts) dans son œuvre, on constatera très rapidement qu’il n’est pas d’écrivain considéré comme un romancier qui ne soit aussi essayiste, journaliste ou dramaturge, – et vice-versa –, et que de nombreux écrivains manient également, sans y dévoyer la qualité de leur plume, la photo, le dessin et le calligramme. Au sens étymologique strict, les cas d’écrivains mono-graphes, comme celui de Molière, sont finalement assez exceptionnels. Encore pourrait-on faire valoir qu’à l’intérieur du genre dramatique de la comédie, l’auteur du Misanthrope (comédie noble) écrit également Les Fourberies de Scapin (farce) et Le Bourgeois gentilhomme (comédie ballet). En se consacrant à la seule comédie, Molière réussit à s’adonner à plusieurs sous-genres. On pourrait penser que les poètes, dans l’acception traditionnelle du terme, constituent la véritable exception à la pratique polygraphique ; en réalité, ce n’est que très partiellement vrai, comme le prouvent, par exemple, Charles Baudelaire ou Paul Claudel, et comme le montre, ici même, l’article de François Dumont à propos de Philippe Jaccottet. En outre, les auteurs les plus emblématiques de la littérature française, comme Voltaire ou Victor Hugo, sont des polygraphes affirmés. De sorte que le discours critique contemporain, non sans paradoxe, se détourne d’une notion qui identifie un aspect fondamental et permanent de la production littéraire.
Bien évidemment, on perçoit d’emblée que cet ouvrage n’a pas pour seul projet d’exhumer le concept de polygraphie afin de le commenter et de l’analyser du point de vue de l’histoire de l’édition et de la critique littéraire. Il entend redéployer ce concept et en éprouver la capacité analytique et explicative, tant pour saisir la figure de l’auteur que pour réorienter la compréhension et la définition même des œuvres, littéraires et autres, quels que soient leur date d’écriture et le genre auquel elles sont, a priori, assignées.
Sous l’éclairage de la polygraphie, les contributions réunies ici déploient une herméneutique qui s’approprie, dans une perspective diachronique, aussi bien les textes anciens que les textes modernes et contemporains, tout en tenant le plus grand compte de leurs contextes culturels et de leurs conditions historiques et sociales différentes. Notons d’ailleurs déjà que la notion de polygraphie est particulièrement adaptée au
corpus contemporain, dans lequel sont omniprésents les phénomènes de collages, de recyclages textuels, et où foisonne l’hybridité générique et artistique, qu’elle concerne un texte unique ou l’ensemble d’une œuvre. L’actuelle conception, dite postmoderne, de l’écrit hétéroclite est donc à considérer comme une sorte de reformulation synonymique de la notion de polygraphie. On en déduit également, à l’évidence, qu’à partir de cette notion, ce sont donc aussi les concepts d’intertextualité et de genre qui seront retravaillés et réorientés.
Pour réactiver le concept de polygraphie et en éprouver la fécondité critique, les contributions du volume ne s’appuient pas sur une définition historique trop stricte et trop restreinte. Elles adoptent une vision large, à plusieurs facettes, et d’une certaine manière inductive, de la polygraphie. On constate en effet, à travers les siècles et les œuvres, que la pratique polygraphique se réalise de deux manières qui déterminent deux grandes caractérisations, assez fructueuses. Selon la première caractérisation, les écrivains pratiquent plusieurs genres littéraires et/ou artistiques dans le même texte ; on parlera alors de polygraphie interne (ici même, les interventions de F. Gingras, P. Glaudes, C. Douzou, K. Ertler, U. Dionne, M. Randall, J.-P. Dufiet). Selon la deuxième caractérisation, que l’on dénommera polygraphie externe, l’auteur s’adonne à plusieurs genres littéraires séparément, que ce soit successivement ou de manière contemporaine (voir les contributions de S. Cappello, M. Biron, G. Lapointe, M.-E. Lapointe, V. Sperti, F. Dumont). On pourrait d’ailleurs très aisément insérer plusieurs contributions dans les deux caractérisations, tant les pratiques sont éminemment complémentaires et très souvent adoptées par les mêmes auteurs. De plus, le concept de polygraphie, tel qu’il est entendu dans cet ouvrage, permet d’examiner les polygraphies dans les virtualités potentiellement illimitées de la rencontre des arts, qu’elle se produise dans un texte (A. Ferraro), ou dans des performances pluri-artistiques (G. Michaud), ou bien encore qu’elle émerge dans les effets des nouvelles technologies et de l’intermédialité sur l’écriture (A. Schincariol).
En s’appuyant sur des pratiques polygraphiques diverses, les chapitres de cet ouvrage proposent des réélaborations théoriques à la fois originales et relativement convergentes. Avant d’en souligner les développements et les résultats, il n’est pas inutile de s’arrêter sur le mot lui même.
Le terme de polygraphie
Comme on l’a déjà anticipé, la notion de polygraphie est ancienne et considérée comme révolue. Et, à l’inverse du fait lui-même, le terme de polygraphie est devenu étonnant, alors qu’on ne dispose d’aucun autre vocable reconnu pour désigner cette situation d’écriture si commune. Le mot est même désormais absent d’un dictionnaire de langue comme Le Petit Robert. Ce fait lexicographique signifie que le terme est sorti de l’usage commun, qu’il est demeuré uniquement dans l’histoire de la langue ou qu’il est entré dans le domaine de la terminologie. En ce sens, la langue commune et le langage de la critique littéraire dressent le même constat.
Au plan lexical, la polygraphie se définit par différentes oppositions : le divers et l’unique, l’abondant et le concentré, la connaissance et la divulgation, la superficialité et la profondeur. Le TLF, qui indexe le terme comme « peu usuel », insiste sur le fait que la polygraphie décrit une pratique et non une théorie : « Art d’écrire beaucoup, sans être spécialiste, sur des sujets variés et dans une perspective didactique ». Dans l’évolution du mot que retrace aussi le TLF, le noyau définitionnel se déplace sensiblement du plan discursivo-sémantique (« un ouvrage sur des matières diverses », Guillaume de la Perrière, 1553) au plan formel et stylistique (« l’art d’écrire de plusieurs manières », Randle Cotgrave, 1611), jusqu’à englober les deux plans : la polygraphie allie la multiplicité des formes à la diversité des matières. C’est cet idéal qui trouve son acmé avec le projet encyclopédique au xviiie :
Deux noms rivaux, irrémédiablement associés à notre histoire littéraire, semblent fournir l’illustration d’une polygraphie héritière – attardée ? – de l’idéal humaniste de l’Encyclopédie. Le couple Furetière/Sorel présente en effet bien des traits communs, ne serait-ce que celui de la formation intellectuelle et professionnelle des deux hommes de lettres : du point de vue qui nous occupe, ils ont associé une riche diversité d’écriture (œuvres polémiques – pamphlets, factums, récits allégoriques notamment –, romans expérimentaux, participation à des recueils collectifs, fables ou nouvelles etc.) à une ambitieuse entreprise, conduite dans la longue durée, de compilation, enregistrement et fixation du savoir (Dictionnaire universel pour l’un, traité de La science universelle pour l’autre, l’adjectif commun prenant valeur programmatique).
(Delphine Denis, « Présentation », Littératures classiques. De la Polygraphie au xviie, no 49, automne 2003, p. 16)
C’est bien cette légitimité de la polygraphie prise dans son acception historique, – la multiplicité des formes unie à la diversité des matières –, qui va disparaître avec l’extinction de l’esprit humaniste et encyclopédique. La perception de la polygraphie et la considération que l’on a pour les polygraphes évoluent en même temps que s’opère le passage d’une culture humaniste globale et unifiée à une professionnalisation des savoirs et à une définition de l’écriture par la spécialisation du champ d’intervention des écrivains3 ; c’est ainsi que dans toutes les productions écrites, se constitue un sous-ensemble qui sera considéré comme strictement littéraire.
La transformation sémantique du terme, ainsi que sa sortie du vocabulaire critique et de l’usage courant justifient que l’on explore du point de vue diachronique, même brièvement, les causes et les enjeux de son évolution.
Polygraphie et diachronie
La notion de polygraphie est particulièrement forte aux xiie et xiiie siècles, au moment de l’émergence du roman. Cette forme, qui est alors un genre nouveau dans une langue nouvelle, entre sur la scène littéraire en reconfigurant « les matières et les genres » (F. Gingras). Le roman, et plus généralement l’œuvre médiévale, est très souvent conçu et construit comme la « conjointure » de matières diverses déjà rédigées, souvent par d’autres que celui qui « conjoint ». De fait, l’œuvre littéraire naît ainsi sous le jour d’une polygraphie très singulière, proche d’une polyphonie auctoriale, puisque une pluralité de voix se subsume dans un seul nom propre. La polygraphie se présente donc d’emblée,
non pas comme une imperfection de l’œuvre, mais comme une force de transformation et d’enrichissement du domaine littéraire, au point qu’elle impose le « genre romanesque » qui deviendra, comme on le sait, le genre littéraire moderne et contemporain par excellence. Et dans ce geste créateur, « l’auteur » lui-même n’est que le nom propre de celui qui relie à sa guise des textes disparates, dont il n’est pas nécessairement le scripteur : il est moins celui qui invente que celui qui donne forme à la matière littéraire.
En outre, et en complément, la polygraphie s’affirme aussi à cette époque comme un art d’éditer et de lire, puisque de nombreux volumes collationnent des textes autonomes dont la diversité générique saute aux yeux. L’ouvrage n’est pas pour autant déprécié, car la bigarrure formelle ne constitue pas un obstacle à sa lecture : sermons, fabliaux poésies, farces, narrations, peuvent se mêler et se succéder, sans que la disparate ne déconsidère l’auteur. F. Gingras souligne d’ailleurs, que cette polygraphie de lecture, qui se comprend aussi comme une esthétique de la réception, est effacée par les éditeurs de textes médiévaux des xixe et xxe siècles. On élimine alors cette diversité textuelle interne des ouvrages et on réorganise l’œuvre-livre selon une logique générique d’homogénéité qui relève de l’époque de l’éditeur.
La polygraphie apparaît donc au Moyen Âge comme un point de vue partagé et répété, à la jonction de l’écriture et de la lecture, où agissent la réunion, la contamination et la contiguïté des textes. Pour approfondir la nature et la fonction initiale de la polygraphie dans l’histoire littéraire, Sergio Cappello s’intéresse à des figures jugées mineures, comme Gilles Corrozet, François de Belleforest, François de Rosset ou Gabriel Chappuys, tous aussi bien compilateurs qu’érudits, éditeurs que traducteurs. Le caractère polygraphique de leurs écrits les a souvent tenus à l’écart de l’histoire littéraire, alors qu’ils participent à la vaste entreprise de transferts de textes et de savoirs divers, latins et étrangers, qui caractérise la constitution de la littérature française à la Renaissance. Ces polygraphes, qui sont aussi bien des amateurs que des professionnels, interviennent à des degrés variables sur les textes, et illustrent, par leur trajectoire et leur activité, combien la définition de la figure et de la fonction auctoriales au xvie siècle est volatile et protéiforme.
Au xviiie siècle l’usage et les acceptions du terme « polygraphe » se complexifient et deviennent contradictoires. Comme le signale Ugo
Dionne, le mot « polygraphe » connaît déjà des emplois péjoratifs hérités du classicisme alors qu’à cette époque encore, les auteurs canoniques auxquels il s’applique ne sont nullement dévalorisés. Le roman périodique, chez Marivaux, comme chez le Chevalier de Mouhy, (Paris, ou le Mentor à la mode), offre un contexte particulièrement favorable à une polygraphie active à l’intérieur du roman lui-même. Le roman intègre sans aucune hésitation des genres textuels sociaux comme la chronique salonnière ou le guide de voyage. Mais la polygraphie externe ne lui est pas étrangère, en raison du mode de publication par feuilleton, dont les livraisons « segmentaires » ou « fragmentaires » obligent à des opérations de montage et de couture des épisodes. Écrire et publier le roman ne peut se faire alors qu’en concevant des unités éditoriales qui dépassent les limites du volume.
C’est au xixe siècle que l’acception péjorative du terme se cristallise et devient dominante, puis exclusive. Associé à la figure de l’écrivain journaliste qui accompagne le développement de la presse du xixe au xxe siècle, le terme polygraphe prend, dans le corpus littéraire français du moins, un sens qui l’oppose à celui d’écrivain, comme le montre Pierre Glaudes dans son analyse du Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau. La reprise de chroniques déjà parues dans la presse, de même que le stratagème des observations d’une domestique pour soutenir la critique de la bourgeoisie manifestent, chez Mirbeau, la proximité et l’interdépendance des trois systèmes d’écriture que constituent la presse, la rédaction privée et pour soi, et la littérature. La légitimité littéraire se construit en France, précisément contre la popularité de la presse, dont elle rejette, ou au mieux ignore, la richesse et la productivité textuelles. En témoigne la sévérité de Claudel à l’égard de Remy de Gourmont, figure emblématique d’une écriture « à mi-chemin de la littérature et du journalisme ». En somme, « polygraphe » et « polygraphie » signifient désormais, dans le champ critique, qu’un écrit n’est digne de la littérature qu’à certaines conditions de genre, de thème et de lieu éditorial, et que tout scripteur ne mérite pas l’honneur d’être considéré comme un écrivain. L’opinion critique légitime du xixe siècle fixe des frontières au domaine du littéraire, en exigeant de l’œuvre pureté de style et homogénéité esthétique, et en imposant à l’écrivain la spécialisation de son champ d’intervention.
Toutefois, la polygraphie ne subit pas partout un tel rejet, ce qui permet justement de différencier les champs littéraires francophones.
Loin d’être rejeté de la reconnaissance et des honneurs, tout au moins symboliques, de la littérature, l’écrivain-journaliste est au Québec, au xixe siècle en tout cas, une importante figure d’écrivain. L’écriture journalistique est au contraire considérée au Québec comme une école de l’écriture fondatrice du champ littéraire national (M. Biron). La littérature ne se construit pas au Québec par exclusion et contre le journalisme, mais elle naît comme espace polygraphique. C’est même, selon Michel Biron, le journalisme qui tend à se spécialiser et à se distinguer de la littérature. Il en résulte que, au moins entre la fin du xixe et la première moitié du xxe siècle, la littérature ne saurait être définie au Québec par l’hypostase des notions d’auteur monographe, de singularité radicale d’écriture et d’unité concertée de l’œuvre. En ce sens, le cas de Berthelot Brunet (1901-1948), polygraphe bohème, auteur d’une œuvre aux écrits très variés (romans, chroniques, essais), réfractaire aux écoles et présent dans différents cercles, illustre un rapport à la polygraphie que l’on définira moins comme la pratique de genres divers par une écriture polymorphe que comme la mise en question permanente des frontières du littéraire. Éternel marginal, Brunet, qui inspira Jacques Ferron, – le polygraphe québécois le plus emblématique –, se revendique comme un authentique écrivain dont la pratique générique et esthétique refuse délibérément de distinguer entre une littérature majeure et des écritures mineures.
Comme le montre cette brève synthèse diachronique et géographique, le noyau conceptuel de la notion de polygraphie ainsi que son évaluation axiologique dans le champ littéraire français suivent, – en contraste net avec la littérature québécoise –, une ligne assez constante, qui allie le rejet à la dévalorisation. L’écrivain polygraphe du Moyen Âge, de la Renaissance et de l’Encyclopédie devient, à partir du xixe siècle, un « polygraphe » non-écrivain. Cette situation, dans laquelle la polygraphie n’est plus en quelque sorte concomitante à la littérature, est, par son moment et son lieu, historiquement circonscrite et identifiable. Dans le xixe siècle français, ce sont l’autonomisation de la littérature, la construction de la figure de l’auteur comme génie détaché des contingences du monde et la définition de l’œuvre comme expression séparée du langage commun qui consacrent l’exclusion de la polygraphie.
Bien souvent, la critique et la théorie littéraires contemporaines ne semblent pas avoir renoncé à cette configuration épistémologique et
axiologique. Ainsi, au regard du Dictionnaire du littéraire4, la polygraphie n’est pas un choix esthétique, mais une pratique en quelque sorte pré-littéraire qui correspond à un accommodement aux circonstances historiques et sociales, collectives ou ponctuelles, dans une œuvre individuelle. Aux principaux traits négatifs que signale Pierre Glaudes, ici même, en citant l’entrée « Polygraphie » du Grand dictionnaire universel du xixe siècle de Larousse, fait écho le commentaire savant très récent que l’on trouve dans L’Éclatement des genres au xxe siècle, où le mot « polygraphe » n’apparaît que négativement lorsque se pose la question de la valeur littéraire d’Audiberti :
Audiberti est un polygraphe prolifique, inégal et inclassable. Ce franc-tireur passablement narcissique et mégalomane […] a cherché la reconnaissance tour à tour ou simultanément sur tous les terrains de la création littéraire […] autodidacte provincial […] paysan d’Antibes transporté dans la capitale, il évalue mal l’horizon d’attente de l’entre-deux guerres5.
(Jean-Yves Guérin, « Audiberti, le bon genre et les autres », éd. Marc Dambre, Monique Gosselin-Noat, L’Éclatement des genres au xxe siècle, Paris, Les Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 173-184.)
Le substantif « polygraphe » continue donc d’ouvrir, en 2001, une série négative placée sous le signe de l’excès (de textes, de genres pratiqués, de procédés stylistiques), de la nature intéressée de la démarche (opposée à la sincérité d’une vocation littéraire) et finalement du défaut d’habitus, en substance ici de la mauvaise lecture d’une conjoncture. Signe de la persistance du cadre d’analyse mis en place au xixe siècle et de la hiérarchie des contenus et des formes littéraires qu’il a imposée, la polygraphie incarne le mauvais usage de l’« éclatement » des genres, en quelque sorte son volet négatif.
Or en historicisant le terme et ses usages, comme nous l’avons fait, par la prise en compte de pratiques anciennes, et en soulignant les conditions historiques et culturelles par l’étude d’autres contextes littéraires, on fait apparaître que la polygraphie ne se définit par aucun champ axiologique stable et qu’elle s’avère surtout être l’autre de la littérature française et de sa conception relativement récente de l’œuvre et de l’écrivain. La polygraphie sert en fait de repoussoir. C’est donc en faisant retour à la nature même de la polygraphie que l’on peut retrouver sa force herméneutique au profit du champ littéraire actuel.
En substance, l’écriture polygraphique, qu’elle soit interne ou externe comme nous l’avons dit, repose sur le croisement et la dé-hiérarchisation des formes écrites, ainsi que sur la circulation et la contamination des savoirs que les genres littéraires dévoilent ou engendrent. Or, sur ces bases, le xxe et le xxie siècles français, ont été, et continuent d’être, des périodes pendant lesquelles la pratique polygraphique s’est très largement affirmée. On ne peut en effet que constater la propension, très répandue, des écrivains à unir dans un même geste d’écriture des genres a priori très distincts, de manière à offrir à la lecture une approche nouvelle des savoirs et des expériences du sujet de la littérature. J.-L. Lagarce enchevêtre la biographie avec la narration fictionnelle et la représentation théâtrale (C. Douzou) ; le drame devient dans le cas d’A. Langfus un genre du témoignage (J-P. Dufiet) ; M. Larue réécrit un essai en roman (M-E. Lapointe) ; le poème de Ph. Jaccottet vient au jour dans l’écriture du carnet (F. Dumont) ; au Québec, l’écriture romanesque se nourrit dans de nombreux cas de l’énonciation universitaire (K. Ertler) ; à propos de R. Gary et de S. Beckett, N. Huston se livre à une véritable entreprise de tissage générique (hommage, commentaire, fiction) et linguistique (anglais, français) dans laquelle se joue la propre identité de l’auteure
(V. Sperti) ; l’écriture d’H. Aquin hésite à s’établir comme symptôme du sujet ou élargissement du littéraire (M. Randall) ; quant à Cl. Gauvreau, il entreprend de surmonter sa propre dispersion polygraphique par la publication d’une œuvre somme (G. Lapointe).
En outre, comme on l’a précédemment souligné, la polygraphie littéraire s’enrichit aussi de la confrontation avec d’autres arts. Dans le premier cas, A. D’Alfonso ré-explore une poétique de l’écrit et de la photo (A. Ferraro) ; dans le deuxième cas (G. Michaud), F. Sullivan et D. Desautels instaurent un dialogue entre les arts (danse, musique, dessin, sculpture, peinture) qui se substitue à la polygraphie strictement littéraire. Enfin, F. Bon et A. Savelli s’aventurent dans la jointure entre écriture et réseau social, engendrée par les nouvelles technologies, et mettent en face-à-face le blog et le livre (A. Schincariol). Et ce n’est pas le moindre des intérêts de la polygraphie, que de montrer que le rapport actuel entre l’écriture et le médium remet l’œuvre et la figure de l’auteur dans une situation qui n’est pas sans évoquer celle du Moyen Âge.
Pour les xxe et xxie siècles, la polygraphie est sans aucun doute un des outils critiques qui peut aider à dépasser le hiatus qui s’est créé entre une pratique polygraphique, indiscutablement partagée et protéiforme, et le champ théorique et critique, qui n’est pas toujours à même de la penser dans sa totalité et sa fécondité.
De la Polygraphie à la généricité
Qu’elle soit interne, – présence dans un même texte de pratiques génériques diverses –, ou externe, – passage d’un genre à un autre dans la production d’un même auteur –, la polygraphie se pense aussi, avons-nous annoncé, comme une intergénéricité ; les sujets et les problématiques des interventions que nous venons d’évoquer le montrent très clairement. Plus précisément, il s’agit ici de la question du genre littéraire, mais aussi peut-être textuel, considéré, selon l’approche de Jean-Marie Schaeffer, comme l’un des systèmes de signes qu’un texte met en place6. La pratique
polygraphique produit à l’évidence un renouveau des genres littéraires et de leurs paramètres définitionnels. Plus encore, elle met également en jeu la portée des genres dans la totalité du champ littéraire, leurs conditions d’existence (symbolique, éditoriale, etc.), et même leur rapport singulier ou unique à une œuvre ou à un texte. Michel Murat souligne en ce sens que le xxe siècle serait plutôt caractérisé par une tendance à la « déspécification » générique7. Pour autant, cette « déspécification » ne signifie ni la fin des genres ni même leur délégitimation théorique au profit d’une table rase des formes littéraires :
[…] en comparant l’état actuel de la généricité textuelle avec l’identité générique passée, on ne découvre pas une relation unique qui serait de l’ordre d’une explosion ou d’une implosion des genres établis. Ce qui se dégage c’est plutôt une multiplicité de stratégies différentes, non seulement dans leurs procédures d’écart par rapport aux genres qui leur servent de termes de référence, mais sans doute aussi quant à leurs buts et leur signification pour l’évolution des pratiques littéraires.
(Jean-Marie Schaeffer, « Les genres littéraires d’hier à aujourd’hui », éd. M. Dambre, M. Gosselin-Noat, L’Éclatement des genres au xxe siècle, Paris, Les Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011, p. 12.)
C’est bien à la « multiplicité de stratégies différentes » dont parle Schaeffer qu’appartient l’intergénéricité de la polygraphie, tant par ses renvois et ses échos de genre à genre comme polygraphie externe, que par ses greffes, ses croisements et ses contaminations génériques en tant que polygraphie interne. Sur ce plan, les stratégies polygraphiques de « déspécification », en particulier les plus contemporaines, inaugurent aussi très souvent des mouvements de transformation et de redéfinition génériques qui affectent un ou plusieurs genres (autobiographie-autofiction, essai-fiction, etc.). Au centre des stratégies polygraphiques, s’élabore une reconfiguration des paramètres génériques, une redistribution des différenciations entre les genres, ainsi qu’une reconstruction de la relation du genre avec son lecteur. En ce sens, on peut tout à fait parler des effets méta-génériques de la polygraphie et de sa capacité à proposer une réorientation des intentions pragmatiques des genres. Plusieurs interventions de ce volume le suggèrent. La polygraphie se définit donc aussi
comme un lieu d’écriture dans lequel se déconstruisent, se reconstruisent et s’engendrent des genres littéraires. À travers son rapport direct avec l’intergénéricité, la polygraphie affecte la nature et l’usage du littéraire.
Deux études consacrées à des textes de théâtre illustrent ces questions, par ailleurs tout à fait présentes dans plusieurs autres contributions du volume. Catherine Douzou interroge la polygraphie à l’œuvre dans l’ensemble de la production de Jean-Luc Lagarce. Connu surtout pour ses pièces de théâtre, Lagarce est aussi l’auteur d’un Journal et de plusieurs récits. Plus encore, Lagarce dramaturge voulait être un romancier reconnu, au point que l’écriture d’un roman, Mes dernières années, le « hantait ». Le manuscrit sera refusé par plusieurs éditeurs. Le Journal de Lagarce atteste incontestablement sa déception quant au roman et signale, du même coup, que le genre romanesque cristallise encore la reconnaissance littéraire contemporaine. Toutefois, dans l’œuvre de Lagarce, la pièce Les Adieux, amorcée parallèlement, reprend la matière de ce roman non publié. La démarche de Lagarce présente donc au premier abord une polygraphie externe roman-théâtre, à travers deux genres qui traitent la même matière fictionnelle, ou la même fictionnalisation biographique. Mais la démarche de Lagarce va au-delà dans l’expression polygraphique, car le roman, comme écriture narrative, participe véritablement à la genèse de la pièce de théâtre ; il en ressort que c’est aussi une polygraphie interne qui se déploie dans Les Adieux. Confirmant la complémentarité entre polygraphie externe et polygraphie interne, l’étude de C. Douzou montre comment la modalité générique de l’autobiographie, considérée comme anti-théâtrale, permet, chez Lagarce, comme chez d’autres dramaturges contemporains, une reconfiguration textuelle entre les modes narratif et dramatique. La polygraphie est alors au service d’un projet et d’une pragmatique qui appartiennent à l’écriture de soi.
Dans l’analyse que propose Jean-Paul Dufiet de la pièce d’Anna Langfus, Les Lépreux, la polygraphie, envisagée du seul point de vue interne, mêle les conventions génériques du théâtre à celle d’un genre textuel, non strictement littéraire, le témoignage. Ce dispositif singulier distingue la pièce dans le paradigme des écrits de la Shoah par « une dramaturgie de la victime complice », qui dépend pour l’essentiel de l’expérience de l’auteure, survivante de l’extermination des Juifs en Pologne.
Unité et diversité
La polygraphie est une expression de la diversité et de la pluralité littéraires (formelle, thématique, pragmatique) qui se développe souvent en tension avec l’unité, plus ou moins affirmée, de l’œuvre projetée. Les études réunies dans ce volume font apparaître tour à tour des pratiques centripètes et centrifuges de la polygraphie, mais rendent également lisible cette tension unificatrice que produit le texte. Ainsi l’intergénéricité, présente dans les polygraphies analysées, pourra-t-elle se résorber dans une forme unifiée qui tend parfois à se constituer en un genre nouveau. C’est ce qui se réalise avec ces romans d’écrivains-professeurs où Klaus Ertler repère des dispositifs fictifs qui recyclent différents enjeux de la théorie littéraire. D’autres cas de figure se signalent, comme lorsqu’un genre semble, très paradoxalement, tout à la fois engendrer et effacer un autre genre. Les carnets de Philippe Jaccottet de la série La Semaison, textes polygraphiques en ce qu’ils relèvent, sans s’y restreindre, de l’essai, du journal et de la note, conduisent aussi, selon François Dumont, à la poésie et/ou à la poétique de Jaccottet. Le carnet, consacré aux « détours de la pensée » plutôt qu’à son aboutissement, constitue pour Jaccottet une sortie et un dépassement du genre du poème ; le carnet permet de saisir le poétique dans son essence propre, d’engendrer la poésie dans son immédiateté, en effaçant le poème, comme genre textuel en quelque sorte. L’unité n’est pas ici un ordre formel, mais une visée éthique et philosophique. La polygraphie des carnets permet à Jaccottet de contourner les usages génériques et rhétoriques du poème pour atteindre, hors des conventions inhérentes à la littérature, une inscription de l’être du monde dans le langage. Avec Monique LaRue en revanche, la polygraphie se heurte à la discordance que créent la préservation d’une finalité pragmatique et le changement de genre. En transférant dans un roman, L’Œil de Marquise (2009), le sujet de son essai, L’Arpenteur et le Navigateur (1996), l’auteure a voulu tout à la fois relancer et apaiser la polémique originelle qu’elle avait provoquée en 1996 sur la diversité culturelle de la société québécoise. Ce changement de genre littéraire et de mode discursif, qui fait passer le débat de l’argumentation à la fiction, s’avère être plutôt, selon l’analyse de Martine-Emmanuelle Lapointe, un cas de défaillance
du polygraphe. Dans ce transfert formel, la déception résulte moins des limites intrinsèques d’un genre fictionnel que de l’inadéquation des enjeux pragmatiques qui lui furent assignés. L’unité et l’identité de la matière littéraire se dérobent ici à la nouveauté générique.
Deux autres études identifient les modalités textuelles très spécifiques de la tension entre diversité et unité. Dans Trou de mémoire d’Hubert Aquin, Marilyn Randall propose de lire comme une polygraphie, qu’elle qualifie de « schizophrène », le plagiat, assumé ou non, d’autres textes, notamment de travaux scientifiques de psychiatrie. En réélaborant en littérature un savoir dont il n’est pas spécialiste, Aquin reprend ici une des fortes singularités de la tradition polygraphique. Il associe et amalgame ce recours au plagiat cognitif à beaucoup d’autres procédés polygraphiques, qui vont de la multiplication des narrations à l’intertextualité généralisée, et qui participent ainsi à une polygraphie centrifuge, à la fois symptôme et déclencheur d’une pathologie de l’écriture. D’ailleurs, en conformité avec la conception de la littérature qu’il défendait, Aquin met en péril la signature de son texte, traduisant ainsi son rejet de la notion d’identité qu’il ne concevait que comme un « moi intertextuel ». À l’opposé de cette aggravation de l’éclatement, revendiquée par Aquin, Claude Gauvreau, poète, romancier, dramaturge, essayiste, reconnu lui aussi pour sa poétique ostensiblement hybride, cherche à retrouver l’unité de son œuvre. Comme le montre l’étude de Gilles Lapointe, Gauvreau, avec la constitution de ses Œuvres créatrices complètes8, va même jusqu’à créer cette cohésion a posteriori, en éliminant des pans entiers de sa polygraphie. Le tri qu’il opère dans sa production, en excluant notamment les textes pour la télévision et les textes asilaires, étonne chez cet ancien signataire du manifeste Refus global9 où était fustigé « l’enfermement dans la bourgade plastique ». Gauvreau semble renier ses principes littéraires précédents et rétablir une hiérarchie, qu’il avait combattue, entre les genres textuels mineurs et majeurs, commerciaux et littéraires. De même, chez cet admirateur des livres surréalistes, le refus de toute iconographie, pour s’inscrire dans le seul
registre textuel, apparaît comme un retour à la séparation des arts. Plus surprenant encore, sa correspondance avec ses éditeurs révèle son désir quasi obsessionnel de magnifier sa signature. Le cas de Gauvreau montre que la polygraphie est aussi un lieu de contradiction entre l’écrivain et ses écritures, et qu’elle peut ainsi être à l’origine d’une nostalgie de la figure idéalisée de l’auteur, appuyée sur une œuvre unifiée mais réifiée. Nancy Huston, écrivaine canadienne-anglaise dont l’œuvre, écrite en français et en anglais, est souvent autotraduite, soulève cette même question de la dispersion de la polygraphie dans des textes consacrés à deux auteurs bilingues, Romain Gary et Samuel Beckett, analysés ici par Valeria Sperti. Les textes de Huston exploitent une polygraphie qui met en œuvre l’intertextualité mimétique et le plurilinguisme ; ils exaltent une écriture en étoile, entre les langues, qui multiplie les hétéronymes et les pseudonymes. En d’autres termes, cette dilution polygraphique de l’identité, quelque peu systématique et volontariste, apparaît autant comme un effacement et un éparpillement du sujet que comme une affirmation du moi auctorial. En ce sens, au centre de la polygraphie émerge également une inquiétude récurrente sur la position du sujet d’écriture (identité, regard sur soi, énonciation).
Poly-graphies au-delà du texte
Reconnaissant à la polygraphie, – interne et externe –, une fonction transformatrice de la littérature, nous prolongeons son examen jusqu’aux frontières du littéraire, et même au-delà. La notion de « graphie » inclut ici les effets des nouvelles technologies sur le statut de l’œuvre (A. Schincariol) ; mais elle est également entendue comme écriture dans des langages autres que la langue et issus de la multiplicité des arts. Le phénomène peut être limité à des « traces » photographiques (A. Ferraro), ou bien engager les arts dans leur diversité et leur intensité propre (G. Michaud). Se trouvent ainsi convoqués les effets d’écriture et de signification que produisent les rapports textes-images et les contacts entre les arts.
À travers les œuvres d’Anne Savelli et François Bon, A. Schincariol étudie la polygraphie multimédiale provoquée par les allers et retours
de l’écriture entre le livre publié et le web. Il met en évidence deux démarches inverses : le blog qui devient livre chez F. Bon, et le livre prolongé en blog chez A. Savelli. L’analyse, en prenant le point de vue du lecteur, mesure les principaux effets énonciatifs, textuels et symboliques de cette nouvelle polygraphie, attachée aux possibilités formelles des technologies. À partir du cas de l’écrivain italo-québécois Antonio D’Alfonso, Alessandra Ferraro explore une polygraphie qui fait jouer l’intermédialité dans l’unité du livre. Le lisible (les textes) et le visible (les photographies) configurent ensemble la matière de l’œuvre et esquissent une unité supérieure, dont la signification pourrait être ici une sorte de monument à l’émigration des paysans européens vers le Nouveau Monde.
Inspirée par la pensée esthétique de Jean-Luc Nancy, Ginette Michaud se penche elle aussi sur le dialogue sensible entre les arts. Attentive à la fois aux points de contact et aux différences de tous les arts, elle interroge le dialogue des poètes québécoises Hélène Dorion et Denise Desautels, avec des œuvres de l’artiste multidisciplinaire Françoise Sullivan et de la plasticienne Louise Bourgeois. La relation entre les arts n’est ici réductible ni à l’illustration des textes par d’autres œuvres ni à l’ekphrasis de celles-ci par ceux-là. La pluralité des langages des arts, polygraphie de forme et de substance, dévoile ainsi le lieu sensible de ce qui se passe et de « ce qui passe », ou non, entre la danse, la poésie, la peinture et la sculpture.
S’il est sans doute risqué de proposer une conclusion sur la notion de polygraphie, il est néanmoins possible, au terme de cette réflexion, d’en souligner la richesse empirique et la fécondité critique.
La polygraphie, pratique ancienne et, à bien des égards, consubstantielle à l’existence des « Belles-Lettres », est dévalorisée au xixe siècle. Au moment de ce tournant historique, en raison de la multiplication et de la diffusion imprimée de très nombreux genres textuels nouveaux, – l’essor de la presse en est un des aspects –, la polygraphie est rejetée dans la textualité non-littéraire, alors que la littérature se spécialise et se constitue en champ autonome. Sans surprise, au Québec et en Belgique francophone, la polygraphie se pratique de manière plus légitime. L’incompatibilité épistémologique entre l’œuvre littéraire et les textes est moins rigide à la périphérie de la littérature de l’hexagone.
À la faveur d’une « déspécification » générique et d’une réélaboration générique des pratiques d’écriture, la polygraphie, toujours
soupçonnée d’excès, de dispersion et d’impureté esthétique, paraît cependant aujourd’hui plus digne d’appartenir à la littérature en ce qu’elle recoupe des notions d’hétérogénéité et d’hybridation qui font partie de l’horizon d’attente contemporain. Cette situation tient sans aucun doute à un certain recul du statut contraignant des conventions d’écriture et d’édition. Elle a pour conséquence une affirmation du sujet de l’écriture et une réévaluation du lecteur qui, l’un comme l’autre, et selon des régimes différents, assemblent en texte singulier et en œuvre unifiée les éléments de cette diversité. Mais alors que le champ littéraire strict renvoie au paradigme critique et théorique des genres de la tradition classique, la polygraphie renvoie plus volontiers au paradigme critique et théorique des genres textuels. On ne pourra ignorer que les récents développements des études de linguistique textuelle et de sémio-linguistique ont remis en cause, ou tout au moins proposé le réexamen de cette distinction, favorisant ainsi une re-légitimation littéraire de la pratique polygraphique.
Nul doute que la polygraphie n’ébranle en effet, à sa manière, la notion d’œuvre littéraire et plus généralement d’œuvre d’art. Elle en interroge les limites dans la mesure où les pratiques qu’elle permet montrent une tendance à l’intersémioticité qui dépasse les cadres conventionnels grâce auxquels le littéraire est pensé. Mais la polygraphie rompt aussi l’ordre esthétique lorsque la polysémioticité, l’hybridation des arts, « l’échange » ou la rencontre inter-artistique mettent en doute la validité de la séparation et de l’identité des arts sur lesquelles est bâtie la notion d’œuvre. Aux confins des perspectives historiques et poétiques, au-delà de la logique des genres littéraires et de la division des arts, la polygraphie permet de redéfinir et de repenser les œuvres et les créations, et d’en avoir une approche herméneutique féconde.
Jean-Paul Dufiet
Université de Trente
Élisabeth Nardout-Lafarge
Université de Montréal
Bibliographie
Aron, P., Viala, A., Saint-Jacques, D., éd. Dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, « Quadrige », 2010.
Dandrey, P., « Présentation. Le polygraphe, figure de l’universelle médiation », Littératures classiques. De la Polygraphie au xviie siècle, no 49, automne 2003, p. 5-14.
Denis, D., « Présentation. Diversité des pratiques polygraphiques », Littératures classiques. De la Polygraphie au xviie, no 49, automne 2003, p. 14-23.
Guérin, J.-Y., « Audiberti, le bon genre et les autres », Marc Dambre, Monique Gosselin-Noat, éd. L’Éclatement des genres au xxe siècle, Paris, Les Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 173-184.
Lamonde, Y., « L’écrivain écrivant : terra incognita de la littérature québécoise », Julien Goyette, Claude La Charité, éd. Joseph-Charles Taché, polygraphe, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2013.
Murat, M., « Comment les genres font de la résistance », Marc Dambre, Monique Gosselin-Noat, éd. L’Éclatement des genres au xxe siècle, Paris, Les Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 21-34.
Piron, S., « La polygaphie chez les écrivains belges du début du xxe siècle », J-M. Klinkenberg, éd. L’institution littéraire. Textyles, Revue des lettres belges de langue française, no 15, Bruxelles, Éditions Le Cri, 1998, p. 86-101.
Schaeffer, J.-M., « Les genres littéraires d’hier à aujourd’hui », Marc Dambre, Monique Gosselin-Noat, éd. L’Éclatement des genres au xxe siècle, Paris, Les Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011, p. 11-20.
1 La publication de ce livre a bénéficié de l’aide financière du Centre de Recherche Interuniversitaire sur la Littérature et la Culture Québécoises (CRILCQ/ Site université de Montréal), de la Faculté des arts et des sciences de l’université de Montréal et du Conseil de Recherches en Sciences Humaines du Canada (CRSH) que nous remercions. Nos remerciements vont aussi à Sylvain Lavoie pour son aide dans la mise en forme du manuscrit.
2 En témoigne la rareté d’usage de ce terme dans la critique actuelle. Si Littératures classiques consacre un dossier au sujet pour le xviie siècle, (De la polygraphie au xviie siècle, éd. P. Dandrey, no 49, 2003), une seule des contributions du collectif L’Éclatement des genres au xxe siècle, (éd. Marc Dambre, Monique Gosselin-Noat, Paris, Les Presses de l’Université de la Sorbonne Nouvelle, 2011) recourt au terme « polygraphe ». Michel Biron signale ici même deux travaux qui emploient le mot dans leur titre, l’un et l’autre dans le champ de la francophonie, un article d’Yvan Lamonde, « L’écrivain écrivant : terra incognita de la littérature québécoise », (éd. Julien Goyette, Claude La Charité, Joseph-Charles Taché, polygraphe, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2013, p. 19-37) sur les écrivains journalistes du xixe siècle pour le Québec et, pour la Belgique francophone, une enquête de Sophie Piron (« La polygaphie chez les écrivains belges du début du xxe siècle », éd. J-M. Klinkenberg, L’institution littéraire. Textyles, Revue des lettres belges de langue française, no 15, Bruxelles, Éditions Le Cri, 1998, p. 86-101) dont la définition de la polygraphie est statistique (plus d’un genre pratiqué par le même écrivain dans des proportions évaluées en pourcentage par rapport à l’ensemble de l’œuvre).
3 La dernière édition du Petit Robert retient en revanche polygraphe : « auteur non spécialiste qui écrit sur des domaines variés », Paris, Éditions le Robert, 2013, p. 1957. Cette définition extrêmement large, qui n’est pas péjorative, ne prend en considération que le plan thématique et cognitif. Le Petit Robert donne également monographie : « étude complète et détaillée qui se propose d’épuiser un sujet précis relativement restreint », Paris, Éditions le Robert, 2013, p. 1627. Mais l’entrée ne renvoie pas à l’antonyme polygraphie.
4 Dictionnaire du littéraire, éd. Paul Aron, Alain Viala, Denis Saint-Jacques, Paris, PUF, « Quadrige », 2010. À l’entrée « Auteur », qui signale « la problématique individualité de l’auteur, qui peut adopter plusieurs postures énonciatives, à un même moment ou successivement » (Rémy Ponton, p. 34), le polygraphe apparaît ainsi en creux comme une sorte d’envers de l’auteur. L’entrée « Essai » situe « l’usage [de ce genre] par un auteur dans une logique de spécialisation (essais critiques ou, à l’opposé, Montaigne, homme d’un seul livre qui en quelque sorte les contient tous) ou de polygraphie (Chateaubriand recourant à l’essai pour expliciter ses positions dans le débat d’idées.) » (Annie Perron, p. 204). On déduit de ces éléments de définition et des exemples retenus le caractère circonstanciel et utilitaire d’une polygraphie réduite à l’adoption, par nécessité, d’un genre différent de celui ou ceux (dans l’exemple de Chateaubriand) auxquels l’œuvre est généralement identifiée. L’entrée « Écrivain » étend cette conception de la polygraphie au contexte historique du « premier champ littéraire », donc avant la Révolution française : « La difficulté de vivre de sa plume fait que longtemps – et aujourd’hui encore – beaucoup d’écrivains sont des “polygraphes” qui adaptent leur façon d’écrire aux situations politiques et professionnelles » (Rémy Ponton, Dictionnaire du littéraire, éd. Paul Aron, Alain Viala, Denis Saint-Jacques, Paris, PUF, « Quadrige », 2010, p. 173.)
5 Plus loin le critique ajoute « le graphomane Audiberti […] selon une logique du collage ou du montage dont il est coutumier, n’hésite pas à intégrer des textes déjà publiés, ici un article, là un poème et même, car il n’y a pas de petits profits, une lettre qu’il vient d’envoyer à Paulhan. Tout texte a[yant] vocation d’être recyclé ». Lui est encore reproché de « n’a[voir] pas su faire, à la différence d’un Barthes, une stratégie de son nomadisme », Jean-Yves Guérin, « Audiberti, le bon genre et les autres », éd. Marc Dambre, Monique Gosselin-Noat, L’Éclatement des genres au xxe siècle, Paris, Les Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 173-184.
6 Jean-Marie Schaeffer, « Les genres littéraires d’hier à aujourd’hui », éd. Marc Dambre, Monique Gosselin-Noat, L’Éclatement des genres au xxe siècle, Paris, Les Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2011, p. 12.
7 Michel Murat, « Comment les genres font de la résistance », éd. Marc Dambre, Monique Gosselin-Noat, L’Éclatement des genres au xxe siècle, Ibid., p. 24.
8 Cl. Gauvreau, Œuvres créatrices complètes, Montréal, Éditions Parti pris, 1977.
9 Considéré comme un texte emblématique de la modernité au Québec, le manifeste Refus global (1948), rédigé par le peintre automatiste Paul-Émile Borduas et co-signé par quinze artistes, fustigeait le conformisme et le poids de la religion, et en appelait à une libération générale des arts et à l’émancipation de l’individu.