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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Politiques antiromantiques
  • Auteur : Millet (Claude)
  • Pages : 9 à 24
  • Collection : Études romantiques et dix-neuviémistes, n° 23
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812440410
  • ISBN : 978-2-8124-4041-0
  • ISSN : 2258-4943
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4041-0.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 11/06/2012
  • Langue : Français
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Avant-propos

Toute définition du romantisme est discutable. On peut toutefois retenir ici pour point de départ quatre de ses caractéristiques. D’abord, il n’est pas une création a posteriori, comme le classicisme ou le baroque par exemple, mais, de manière inaugurale pour tous les -ismes qui lui succéderont, un mot, une bannière qui a permis à des artistes de se définir dans une situation historique. Ensuite, ce mouvement a très largement excédé le monde des formes, en se pensant comme une refonte du système symbolique, une sorte de révolution culturelle résultant de la révolution politique. Á un autre niveau, en devenant pour un temps un phénomène de société il a été une manière de vivre, un éthos, une attitude1 qui dans une certaine mesure a survécu à la mode romantique, passée dès les années 18402. Le romantisme, écrit Léon Daudet dans son Stupide xixe siècle, est entré « pour notre malheur » « dans les institutions et les lois, ainsi que dans les mœurs3. » Enfin, conséquemment, il a été dès le départ doté d’une violente charge polémique, si bien qu’il s’est construit non seulement par les œuvres et les discours qui entendaient le promouvoir, mais par ceux qui prononçaient sa condamnation4.

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Cette charge polémique du mot romantisme s’est évidemment atténuée au cours du temps, mais non sans laisser des traces, voire sans faire affleurer de vigoureuses résurgences de l’antiromantisme, et cela a fortiori si l’on considère, comme le fait par exemple Philipp Knee ici-même, le romantisme non comme un mouvement historiquement daté et révolu, mais comme un dispositif encore actuel. Mais d’abord l’antiromantisme a laissé des traces dans les œuvres romantiques elles-mêmes, du fait de la radicalisation qui résulte de toute polarisation polémique, mais aussi, plus spécifiquement, du fait du retour ironique de l’œuvre romantique sur elle-même, et de la logique inhérente à un mouvement qui, se définissant comme rupture dans le devenir, ne pouvait précisément devenir qu’en rompant avec lui-même5. Traces dans les œuvres romantiques donc, et dans la réception du romantisme, les emplois du mot, ses définitions en particulier dans les essais littéraires et l’enseignement tant universitaire que secondaire de la littérature, et c’est en partie pour expliciter les présupposés et les enjeux de ces définitions qu’est née l’idée de travailler sur l’antiromantisme, ou plutôt les antiromantismes. La tâche est ardue, et cela non seulement parce qu’elle est immense (et ce volume n’a pas d’autre prétention que d’être un premier défrichage), mais aussi parce qu’elle ne laisse pas d’être par moments lassante par ses répétitions (y compris en passant d’un bout à l’autre du spectre politique). Surtout, elle risque de nous faire tomber, par effet de miroir, dans les pièges des antiromantismes : une essentialisation du romantisme qui masquerait son caractère non seulement divers, mais complexe, contradictoire, ou pire encore peut-être dans le ridicule d’une défense du romantisme. Ce risque du ridicule est peut-être d’autant plus grand que les représentations péjoratives du romantisme aujourd’hui ne trouvent plus guère consistance, comme

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cela a été si longtemps le cas, dans des critiques systématiques, mais à la tangente, de biais, le romantisme étant simplement convoqué comme un repoussoir commode, sans être véritablement investi, ou bien les poncifs de l’antiromantisme se disséminant dans une description voulue « neutre » (voire favorable) du romantisme. En France (à la différence de ce qui se passe en Allemagne, où le supposé lien de filiation entre romantisme et nazisme relance régulièrement la polémique), de la vivacité des critiques faites au romantisme ne restent surtout aujourd’hui que des marques de désaffection, des paresses de lecture6, y compris sur les pensées les plus vigoureuses. Et cela au point de le rendre méconnaissable (sauf à connaître la production antiromantique de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle). Ainsi des Règles de l’art de Pierre Bourdieu7, qui s’appuie essentiellement sur le vieux Cassagne pour ses références au romantisme8, ou, dans le prolongement de Louis Maigron, de Mensonge romantique et vérité romanesque de René Girard, qui glisse comme d’un synonyme à l’autre de « médiocre » à « romantique », parle de « l’œuvre romantique », de « la critique romantique » sans jamais les analyser et sans qu’un lecteur quelque peu familier du romantisme puisse jamais mettre un nom, un texte, sous ces génériques appellations de la facticité. La pente de la polémique, on le voit, risque de nous faire sombrer d’autant plus vite dans le ridicule d’une défense du romantisme que ces textes critiques, pour les citer parmi des centaines d’autres, jouissent aujourd’hui d’une grande autorité – autorité que leurs auteurs méritent évidemment, mais pour d’autres faits de pensée.

Les antiromantismes que nous étudions ici ne sauraient cependant tous être réduits à une méconnaissance, un impensé, voire parfois au psittacisme de la bêtise : d’une part parce qu’il y a une créativité de

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la critique du romantisme9, ce fondement de la révolution permanente qu’est la modernité, d’autre part parce que cette critique du romantisme a été et reste un point important de la réflexion philosophique, que l’on songe par exemple à celle à laquelle se sont livrés dans les années 1970 un Barthes, un Genette, un Todorov sur le plan esthétique10, ou à celle, cette fois sur un plan essentiellement politique, qu’ont pu livrer en leur temps un Bataille ou un Lukács, qu’étudient respectivement Vincent Vivès et Philippe Forget. On aurait tort de penser que les antiromantismes politiques postérieurs à la dissipation historique du romantisme en tant que mouvement d’avant-garde tirent sur l’ambulance, voire mitraillent un cadavre. Ces antiromantismes n’ont de sens précisément que parce qu’ils considèrent le romantisme comme un mal présent11, un dévoiement esthétique dont on n’est pas sorti, ou une erreur qui continue de gangréner l’ordre social et/ou l’action politique. Ici-même, Philip Knee aboutit, à travers la déconstruction du romantisme de Sartre, à une critique de nos démocraties libérales. On peut ou non souscrire à une telle critique : il était important pour nous d’accueillir dans ce volume une réflexion qui, en faisant de l’antiromantisme non seulement son objet mais son instrument critique, manifestait l’actualité de celui-ci.

Cette dimension politique de l’antiromantisme, ou des antiromantismes, est évidemment peu dissociable d’une critique esthétique du

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romantisme. Lorsque Camus, qu’analyse ici-même Agnès Spiquel, fait l’éloge de la mesure classique, très vite se profile celui d’une identité méditerranéenne que ce réformateur de la colonisation hérite de colonialistes convaincus comme Louis Bertrand ou Pierre Martino, étudiés par Franck Laurent. Derrière les critiques de l’obscurité romantique, comme j’ai essayé de le montrer, transparaît la défense nationaliste du « génie de la langue française ». Les deux plans, esthétiques et idéologiques sont en réalité intriqués, une autre caractéristique du romantisme, et symétriquement d’ailleurs des procès intentés contre lui, étant qu’il s’est et qu’ils se sont construits précisément dans leur confusion. Cette confusion résulte d’abord de la politisation extrême des débats littéraires et artistiques à l’époque où il prit naissance (rappelons ainsi qu’en France le romantisme n’apparut d’abord dans le champ littéraire que sous les deux aspects, l’un dominant, l’autre minoritaire, d’un romantisme « ultra » et d’un romantisme « libéral »). Elle résulte aussi des enjeux explicitement politiques de la rupture romantique (« À peuple nouveau, art nouveau », résume Hugo dans la préface d’Hernani). Elle s’explique enfin par l’esthétisation romantique de la morale et de la politique. À quoi on peut ajouter − phénomène spécifique au romantisme français − que trois de ses plus grandes figures, Chateaubriand, Lamartine, Hugo, furent des hommes politiques importants dans leur temps. Seul le romantisme allemand, accusé d’avoir fait le lit du nazisme par certains, comme par exemple dans la pensée du Lukács de Die Zerstörung der Vernunft. Der Weg des Irrationalismus von Schelling zu Hitler qu‘étudie ici-même Philippe Forget12, peut rivaliser avec le romantisme français dans la violence des critiques politiques qui ont pu lui être faites et qui innervent sa réception.

C’est pour ces raisons qu’il est impossible de tenir un discours sur le romantisme qui ne soit pas, fût-ce insciemment, politique. C’est pour ces raisons aussi que toute délimitation du romantisme propose une interprétation politique de celui-ci – Philippe Forget le montre à travers les découpages qu’opère Lukács dans le romantisme allemand. Inclusion ou exclusion d’auteurs, mais aussi triage à l’intérieur de leur œuvre et de leur vie : ainsi, il n’est pas indifférent que Philip Knee

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choisisse pour paradigme du romantisme politique, défini comme quête du réel à défaut de tout inscription en celui-ci, l’œuvre d’un jeune aristocrate émigré à Londres, le Chateaubriand de l’Essai sur les révolutions. Toute inclusion, toute exclusion dans ou hors de cette notion plastique qu’est le romantisme a des enjeux idéologiques. C’est lorsqu’il inclut Baudelaire, et même plus précisément pense le romantisme à partir du paradigme baudelairien que, comme le met en évidence Agnès Spiquel, Camus peut faire du procès du romantisme celui du dandysme et de la révolte histrionnée. Inversement, l’exclusion de Balzac et de Stendhal, c’est-à-dire du « réalisme » hors de la sphère du romantisme, permet d’identifier celui-ci aux « illusions » à perdre, i.e. les « illusions » de la révolution de février 1848, de la révolution « par les lyres » et des « rêves » d’émancipation d’un Lamartine (ou d’un Hugo, l’histoire littéraire étant bien souvent peu soucieuse de l’exactitude des dates historiques13), si bien qu’il devient fréquemment difficile de savoir si le réalisme est une modalité de la mimésis ou la vertu de ceux que la politique ne fait pas rêver. Mais tout aussi essentielle, tout aussi efficiente encore que l’est celle de Balzac et de Stendhal est l’exclusion de Baudelaire (et ce n’est pas un hasard si dans ce volume Dominique Dupart, Bernard Le Drezen et Pierre Laforgue la mettent au cœur de leur réflexion), la sortie du poète des Fleurs du mal en dehors du romantisme et sa constitution en fondateur d’une modernité qui mettrait à mort le romantisme, ce récit permettant d’identifier la modernité à la perte des « illusions » (encore elles) − sur fond de confusion de décembre 1851 avec juin 184814. Ce qui signifie, mais la plupart des spécialistes de la littérature qui reprennent aujourd’hui cette antienne n’en ont sans doute guère conscience et on ne saurait leur faire un procès d’intention, que la révolution de février 1848, qui a entre autres institué le suffrage universel (masculin) et aboli l’esclavage, n’a été qu’une rêverie de poète, de songe-creux dont la « modernité » nous aurait heureusement délivrés. L’histoire littéraire, à se désintéresser de l’histoire, a souvent de ces fortes naïvetés. Pierre

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Laforgue et Dominique Dupart montrent au contraire la difficulté du deuil du romantisme chez Baudelaire, difficulté qui le place face à lui dans une position d’intériorité/extériorité autrement plus complexe et ambivalente qu’on ne le prétend généralement, et, comme le souligne Dominique Dupart, « contre l’antiromantisme même ». Au-delà de divergences évidentes, et de l’instabilité des positions de Baudelaire, celui-ci est en réalité bien proche de Courbet, dont Pierre Laforgue analyse L’Atelier du peintre, « allégorie réelle » et allégorie du réel du Second Empire, dit Pierre Laforgue : le romantisme y est bien réduit aux défroques dérisoires des clichés de 1830, mais ces défroques sont mises aux pieds d’un chasseur dont le visage est celui de Napoléon III. « Un monde a disparu, celui du romantisme, emporté par la révolution de 1848 et le coup d’État de 1851. Courbet prend acte de cette nouvelle situation. Il en prend acte au nom de raisons historiques […]. – Dans ces conditions, le réalisme est moins un antiromantisme qu’il n’est un contre-romantisme. » Cette hypothèse de Pierre Laforgue vaudrait aussi pour Flaubert et les (jeunes) Goncourt, que, par manque de place, n’aborde pas un volume qui ne saurait prétendre à l’exhaustivité : les Goncourt, du moins dans leur début, qui notent dans leur Journal à propos des menaces d’interdiction qui pèsent sur leur Lorette qu’« il y eut délit de romantisme dans [leur] affaire, en l’an de grâce 185315 » ; Flaubert qui dans L’Éducation sentimentale liquide, à travers Deslauriers, la vision balzacienne du monde, qu’il construit assez curieusement, mais non sans profondeur, comme variante de l’optimisme d’un romantisme de « gauche », mais aussi Flaubert qui prête à des personnages de réactionnaires ou d’opportunistes cyniques autrement plus répul

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sifs, comme Hussonnet, l’antiromantisme de la « désillusion ». De cet antiromantisme-là, l’auteur de L’Éducation sentimentale (qui d’ailleurs se définira deux plus tard comme un « vieux fossile du romantisme16 ») donne une image littéralement abjecte, qu’elles qu’aient pu être par la suite les capacités de l’histoire et de la sociologie littéraires à l’inscrire dans un antiromantisme univoque.

La deuxième République et sa dissolution en 1851 sont sans doute le moment climatérique de l’antiromantisme politique, et en ce qui concerne la France, comme le souligne ici-même Bernard Le Drezen, celui de son inversion, le romantisme jusqu’alors massivement associé à la réaction, s’identifiant alors, et de manière quasiment irréversible, à la Révolution, à toute la Révolution, 1793 compris. « Le Romantisme est Révolution », dira à la fin du siècle Charles Maurras. Et si Bernard Degout rend compte de la continuité qui unit dans cette identification critique l’Action française aux ultras de la Société des Bonnes-Lettres, il faut aussi souligner avec lui et avec Patricia Izquierdo trois différences qui marquent dans la pensée maurrassienne l’évolution de l’antiromantisme entre le début et la fin du siècle : la quasi-évidence de cette identification du romantisme à la Révolution (quand au contraire les membres de la Société des Bonnes-Lettres avaient à se défaire de l’évidence admise sous la Restauration du lien entre romantisme et Contre-Révolution) ; l’antisémitisme, qui a une tout autre résonnance que les accusations début de siècle contre la « barbarie » romantique (antisémitisme que Paule Petitier retrouve chez Simenon) ; et enfin l’antiféminisme, ou plutôt la misogynie.

« L’idiosyncrasie romantique est d’essence féminine », assène ainsi en 1914 un disciple de Maurras, Pierre Lasserre, dont Patricia Izquierdo analyse en détail le discours à propos des « poétesses » de la Belle Époque. Cette dernière dimension de l’antiromantisme, dont l’extrême droite n’a pas l’exclusivité, s’explique dans le contexte du développement dans les années 1850-1930 d’une culture et d’un culte de la virilité, dont on trouve déjà trace dans les propos vitriolés de Baudelaire contre la « femme Sand » et la « canaille élégiaque17 », ou, un peu plus tard, dans la « Lettre à la jeunesse » du Roman expérimental de Zola18. À partir du

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dernier tiers du xixe siècle (et la défaite de 1870 a sans doute joué un rôle dans cet infléchissement des antiromantismes) se diffuse l’idée que le romantisme est à la fois la cause et le symptôme d’une féminisation de la collectivité (société, nation, civilisation, race) qui la fragilise dangereusement. En 1920, sur fond de menace du « péril jaune », Ernest Seillière confronte ainsi un Japonais et un Français marqué de manière indélébile par l’« irrationalisme romantique », et de leur dialogue sur la passion amoureuse naît l’image d’une Europe sentimentale, féminine, en position de faiblesse par rapport à une Asie dont la sagesse sert l’« essentiel impérialisme de race19 ».

Cette association très récurrente du romantisme et du féminin procède d’une réduction du romantisme à un irrationalisme sentimental et de l’assimilation de ce dernier aux femmes, et n’aurait pour nous qu’un intérêt pittoresque si nous ne la voyions perdurer aujourd’hui, de manière impensée, dans deux discours encore très répandus, en particulier dans les manuels scolaires mais pas seulement : d’une part celui qui voit dans l’épanchement lyrique du désordre des sentiments l’essence même du romantisme, d’autre part, de manière apparemment plus accessoire mais en réalité plus profonde, celui qui associe les lectures d’Emma adolescente aux œuvres romantiques et par là même le romantisme et le bovarysme20 (dont Flaubert, héros du réalisme et/ou de la modernité,

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c’est-à-dire toujours au bout du compte du refus d’être dupe21, aurait délivré la littérature). Les origines de ces associations sont effacées, non leurs implications idéologiques, en particulier l’association de la lucidité et de l’authenticité à la virilité et de celle-ci à la maturité − les romantiques des romans de Georges Simenon, étudiés par Paule Petitier, confirmant a contrario cette association. Et, les femmes étant faibles, les faibles étant femmes, peut alors se développer la condamnation du romantisme comme « forme de socialisme pensée par les faibles pour les faibles », « morale d’esclave », dit Bataille à la suite de Nietzsche22.

Comme le fait comprendre la contribution de Vincent Vivès, Bataille associe le romantisme à la figure nietzschéenne de l’esclave et à celle, marxiste, du bourgeois. « Allure antibourgeoise de l’individualisme bourgeois », selon l’expression de Bataille, l’individualisme romantique aurait exprimé le « malaise de la bourgeoisie qui, entrée dans l’histoire en se liant au refus de la responsabilité, exprimait le contraire de ce qu’elle était, et s’arrangeait pour n’en pas supporter les conséquences, ou même pour en tirer profit ». Le romantisme est ainsi perçu comme un mensonge de la classe bourgeoise. Inséparable d’une relecture de février 1848 (associé à Lamartine) par juin 1848, ce motif traverse toute la critique influencée par le marxisme, de Bataille et Lukács à Dolf Oehler en passant par Pierre Barbéris. Tendance dominante de la philosophie bourgeoise, l’irrationalisme romantique, comme le montre Philippe Forget, est ainsi considéré par Lukács comme une réponse réactionnaire au progrès de la société, i.e., au processus de rationalisation.

À l’opposé du champ marxiste, chez Simenon, le romantisme est, comme l’écrit Paule Petitier, « une maladie juvénile de la bourgeoisie mais une pathologie permanente des classes inférieures. Exaltant le moi, s’opposant à l’acceptation des limites, il nourrit chez les pauvres une frustration sociale susceptible d’emprunter les voies les plus immorales pour se combler ». Il y a là comme un écho aux thèses développées par

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Seillière, mais qu’on trouve déjà chez Taine23, sur le romantisme comme idéologie des déclassés, discours légitimant leur refus d’adaptation à la société telle qu’elle est, c’est-à-dire, en dépit du désordre introduit avec la démocratie par la Révolution, telle qu’elle est encore hiérarchisée. Quelle que soit la nature du rapport affirmé entre le romantisme et la classe bourgeoise ou ses déclassés (les Bohêmes en particulier), le plus remarquable et le plus caractéristique (en dehors de la perspective marxiste, pour laquelle cela va de soi) est l’institution même de ce rapport et plus globalement, dans les antiromantismes, les tentatives quasi permanentes de définitions sociales, ou sociologiques, des romantiques. Il y a là une spécificité qui d’abord montre combien les antiromantismes sont imprégnés d’un romantisme qui le premier a défini la littérature et les arts comme expression de la société. On peut voir aussi dans ce trait, qui distingue nettement le romantisme des autres courants littéraires et artistiques, comme la conséquence logique de la double nature du romantisme, mouvement esthétique et phénomène de société, éthos social, attitude. Mais Hugo ou Lamartine ne prétendaient pas boire du punch dans des crânes, et la mode romantique n’ayant guère duré24 ne justifie pas la virulence des discours au-delà de son progressif épuisement à partir des années 1840. Plus profondément, cette insistance à définir socialement le romantisme révèle, surtout après 1848, que les antiromantismes visent à travers lui le processus de démocratisation de la société postrévolutionnaire, c’est-à-dire de la société actuelle pour en dénoncer la perversion bourgeoise, ou au contraire dresser contre lui le rempart de l’ordre bourgeois.

Dans cette seconde perspective, le romantique à la fois figure et aggrave l’instabilité de la société postrévolutionnaire. Parvenu ou déclassé, sa position sociale est de ne pas en avoir, et c’est son premier crime, qu’un Nisard ou un Taine associent à ses deux vices fondamentaux : l’insatisfaction et l’envie. L’envie qui mène à la révolte et aux insurrections, l’insatisfaction qui rend malade la société moderne, la déstabilise de manière pathologique. « L’embarras de notre situation sociale et politique, l’encombrement des capacités, le malaise qui en résulte, le manque de discipline religieuse, la maladie du doute, les ardeurs

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politiques, une immense liberté de désirer, d’ambitionner, de sentir, d’envier, presque nulle proportion entre ce qu’on veut et ce qu’on peut, un raffinement d’intelligence qui augmente les besoins, une vanité souffrante, un mépris réciproque des générations – jusqu’à certaines maladivités physiques inconnues jusqu’alors », cette société française malade que décrit en 1834 Désiré Nisard dans ses Études de mœurs et de critique des poètes latins de la décadence25 est non seulement reproduite, mais produite par la littérature romantique. Et Louis Maigron dans son essai de 1910 sur Le Romantisme et les mœurs fait le compte statistique, Gazette des tribunaux à l’appui, de l’accroissement du nombre des suicides et des séparations de corps dont il rend directement responsable le romantisme26. À ces deux vices fondamentaux s’ajoute, chez un Taine, un Maigron, un Seillière, un troisième, non moins corrupteur de l’ordre social : l’incapacité à s’adapter. Ce motif de l’inadaptation apparaît, on le sait, dès l’aube du romantisme (et que René soit un « inadapté » ne fait guère de doute27). Mais il ne fait que croître en puissance avec la prégnance du darwinisme social, qui fait de l’adaptation la loi première de la logique du vivant, dans la société comme dans la nature. Seillière compare ainsi le « mal romantique » au syndrome du colon observé au Congo, incapable de s’adapter à la réalité africaine, y échappant par le délire d’une imagination exaltée, et finissant « par accorder une foi entière aux gasconnades qu’il a lui-même imaginées. […] Exempts de surveillance, éloignés de tout contrôle efficace, munis de pleins pouvoirs sur des créatures humaines, des hommes disposés de cette sorte deviendront facilement des Néron ou des Héliogabale au petit pied28 ». Ce qui manque au fond aux romantiques, c’est le contrôle social qui, intériorisé, leur permettrait de maîtriser le « psychisme inférieur » qu’ils ont en partage avec les femmes, les enfants et adolescents, et les sauvages, ce « psychisme inférieur » qui les livre aux pulsions inconscientes du Mal. La féminité des romantiques chez Lasserre, comme le montre Patricia Izquierdo, est un des noms de leur animalité, de leur bestialité. Le romantisme, accuse Léon Daudet, est « l’exaltation des

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parties basses de l’humanité, aux dépens de la divine raison29 ». Tout un discours se développe ainsi à partir de la Restauration contre cette école du crime et de l’adultère qu’est le romantisme. Dans sa Défense de l’esprit français, en pleine première guerre mondiale, René Doumic va jusqu’à affirmer, comme Louis Maigron un peu plus tôt, que « c’est avec [les romantiques] que le drame d’adultère s’est emparé de notre scène, qu’il a transformé notre comédie, envahi et faussé tous les autres genres. Le romantisme a passé, l’adultère est resté30 ». L’adultère est resté, et le meurtre, là encore Louis Maigron fournit des chiffres à l’appui, et le mythe byronien (associé au souvenir du « boulevard du crime » où se sont joués pour une part importante les drames romantiques, mais aussi au côté « gothique » de bon nombre d’œuvres romantiques) un argument jugé de taille pour faire du romantisme l’école du crime : les romantiques sont des assassins en puissance. Plus subtilement, August Strinberg fait à la fin du xixe siècle d’un crime familial refoulé la cause du romantisme de son sacristain de Rånö, comme si le romantisme était au fond une attitude de dénégation fantasmatique du crime originel31, avec pour conséquence la déréalisation de l’existence et sa faible inscription sociale. Cette association du crime et du romantisme ne disparaît pas avec le xixsiècle, comme en témoigne la lecture que Paule Petitier fait ici-même de deux romans de Simenon, dont l’un, Le Pendu de Saint-Pholien, date de 1931, et l’autre, Maigret à Vichy, de 1968, romans où l’on voit Maigret abandonner son habituelle compassion pour les victimes lorsque celles-ci sont des romantiques et faire d’elles les vrais responsables de leur assassinat. Et l’on pourrait encore aujourd’hui trouver des traces résiduelles de cette association entre romantisme et criminalité, même si très largement domine son association à la sentimentalité mièvre et à l’irréalisme. Ainsi, récemment, l’avocat de « Dume » (un militant indépendantiste corse complice de l’assassinat d’un cafetier de Corte dont le corps décapité avait été livré aux cochons) a, en une curieuse confusion des genres, réclamé l’indulgence pour un exalté qui croyait « au romantisme de la lutte armé32 »… « Romantisme » signifie ici illusion sentimentale, irréalisme politique, mais on peut voir ici dans

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son emploi un résidu de ce qui a longtemps été une constante des antiromantismes, toutes obédiences politiques confondues, l’association du romantisme à la criminalité : dans la petite histoire, et en 1877, lors de la parution de la Nouvelle Série de La Légende des siècles, un journaliste du Figaro compare Hugo à Moyeux, un assassin en série qui défrayait la chronique d’alors ; dans la grande, et cinq ans plus tôt Ernest Renan dans L’Antéchrist compare Néron à un personnage de drame romantique, comme plus tard, nous l’avons vu, c’est à Néron et Héliogabale que Seillière associera son portrait du romantique en colon désaxé. Lukács n’est pas loin, qui fera du romantisme l’origine du triomphe d’un Hitler diabolisé (cf. ici-même Philippe Forget).

« Romantisme » désigne bien souvent le caractère incontrôlable des pulsions dans les domaines de la morale et de la politique. « Le romantisme, c’est la mauvaise littérature s’adressant aux mauvaises passions des mauvaises gens », résume Bernard Le Drezen. « École malade », disait déjà Goethe à Eckermann… Cette maladie est celle du siècle – Chateaubriand serait d’accord – ou des siècles de la « modernité », soit d’un présent déraciné, d’un présent en rupture, crépusculaire dirait le Hugo de la monarchie de Juillet parce qu’on ne sait si son chaos est une ruine ou une genèse. Une ruine, disent bien souvent les antiromantiques, qui sont volontiers agités de fantasmes apocalyptiques (les jeunes romantiques de Simenon s’appellent ainsi par projection les « compagnons de l’Apocalypse »), la fin d’un monde, voire la fin du monde, ou la genèse d’un monde jugé catastrophique : celui, honni, de l’individualisme, dont les autres noms sont protestantisme, libéralisme, anarchisme, selon les perspectives politiques, ou encore subjectivisme, ou encore égoïsme, narcissisme, mégalomanie. Ceci est peut-être le grand point commun des politiques antiromantiques, par lesquels leurs extrêmes se touchent : la critique du romantisme comme procédure à la fois d’individualisation et de subjectivation33.

À la question de la subjectivation, comme le font voir les études de Philippe Forget et de Philipp Knee en régime philosophique, celle de Paule Petitier en régime romanesque, est intrinsèquement liée celle de la déréalisation, de l’irréalisme romantique. Les romantiques ne voient pas le monde, ils l’absorbent, l’avalent dans leur moi, vivent dans le

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fantasme et l’illusion. Afin que le réalisme puisse apparaître dans le même mouvement comme le contemporain du romantisme et son antidote, il faut alors distinguer dans l’histoire littéraire réalisme et romantisme, couper, redisons-le, Stendhal et Balzac du romantisme (l’« héroïne » romantique de Maigret à Vichy a tout lu des romantiques, non Balzac, qu’elle trouve « trop brutal »), et pour ce faire couper même ces écrivains en deux, restreindre l’ironie stendhalienne à une opération simple, déliée du sublime et de l’idéal, séparer Balzac de ses rêves – « homo duplex » dit André Wurmser à réduire à sa part de lucidité34.

Réalisme et romantisme peuvent alors se définir l’un l’autre comme des antonymes, romantisme signifiant irréalisme. « La littérature connaît deux courants – ou directions – essentiels : le romantisme et le réalisme », écrit Maxime Gorki en 194635. Et Jdanov, le théoricien du réalisme socialiste de préciser : « Être ingénieurs des âmes, cela veut dire avoir les deux pieds sur le sol de la vie réelle. Et cela signifie à son tour rompre avec le romantisme à la vieille manière, avec le romantisme qui représentait une vie inexistante et des héros inexistants, qui faisait s’évader le lecteur des contradictions et du joug de la vie dans un monde chimérique, dans un monde d’utopie36. » Romantisme est le nom donné aux mensonges, aux illusions, aux utopies de l’autre. Réalisme, le nom donné au discours de vérité qu’on leur oppose. Ainsi par exemple, dans le contexte de l’Algérie française qu’étudie Franck Laurent – le réalisme en dehors du contexte communiste étant associé à une attitude pessimiste (i.e. lucide) de rabattement–, de la fonction qu’a pu avoir la critique de l’exotisme romantique dans l’entreprise de dévalorisation des « indigènes ». L’antiromantisme est aussi bien souvent une attitude, et une attitude politique, « de dégradation symbolique et imaginaire, qui se donne comme démystification » de l’autre menaçant dans son

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altérité même (F. Laurent) : l’« indigène », le sauvage, le fou, la femme, le déclassé, ces êtres qui ne sont pas du même monde et risquent toujours d’en troubler le bon ordre. Le commissaire Maigret les a à l’œil, tandis que Georges Bataille regrette qu’au fond ils n’aient été que des bourgeois et qu’ils n’aient pas tout cassé.

Claude Millet
Université Paris Diderot,
CÉRILAC – Littérature
& civilisation du xixe siècle

1 Le fait que le romantisme soit aussi une attitude est essentiel dans l’histoire de sa réception. Les romantiques eux-mêmes dans leurs propres satires du mouvement n’ont pas manqué de le souligner : par exemple Gautier dans Les Jeunes France, ou Musset dans Les Lettres de Dupuis et Cotonet. Ce trait de la réception du romantisme n’a pas disparu. Par exemple, en 2007, un projet européen, Roads of Romanticism, a donné lieu à un séminaire commun aux conservatoires d’Aquila (Italie), Bucarest (Roumanie), Varsovie (Pologne) et Strasbourg, clos au conservatoire de Strasbourg par des rencontres significativement intitulées Romanticism as an Attitude / Le romantisme en tant qu’attitude (Strasbourg, éditions du Conservatoire, 2007).

2 D’où aussi en partie la très grande plasticité du mot romantisme, qui circule des ouvrages savants de philosophie, d’histoire de l’art et de critique littéraire aux catalogues de lingerie féminine en passant par la presse politique, sans que des frontières fortes entre ces différents types de discours viennent toujours marquer de manière très nette des différences d’usage.

3 Léon Daudet, Le stupide xixsiècle, exposé des insanités qui se sont abattues sur la France depuis 130 ans (1789-1919), Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1922, p. 13.

4 En France, les premiers textes contre le romantisme, désigné comme tel, apparaissent dès le début du xixe siècle. Satires, pamphlets, parodies, comédies prolifèrent surtout dans les années 1820 et 1830, mais survivent énergiquement à la « bataille » romantique, à partir de la relance du classicisme dans les années 1840, et surtout à partir de ce moment climatérique de l’antiromantisme qu’a été la deuxième République. L’antiromantisme a accompagné le romantisme dans son développement, l’a nourri, et d’une certaine manière lui a survécu dans la mesure où les fondamentaux du dispositif romantique pris en charge par les modernités ultérieures le sont la plupart du temps de manière tacite (parce qu’impensée), tandis que les critiques du romantisme ont gardé très souvent la virulence des premiers temps. Et cela, remarquons-le, alors que personne depuis longtemps ne songerait sérieusement à s’en prendre au symbolisme, au naturalisme ou même au surréalisme…

5 Pour un exposé de la question, en particulier dans la mise en rapport de l’originalité créatrice et de la stéréotypie, voir Mathieu Liouville, « Le cliché romantique, aux origines de l’antiromantisme », dans Claude Millet (éd.), Contre le romantisme, Paris, Textuel, no 61, 2010, p. 21-30.

6 C’est vrai concernant le romantisme français, le romantisme allemand ayant été réévalué, ou du moins pris au sérieux grâce à l’ouvrage de Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe, L’Absolu littéraire (Paris, Seuil, 1978), si bien que dans l’hexagone le romantisme allemand (du moins le premier, le romantisme philosophique d’Iéna) est fréquemment considéré comme un objet d’intérêt valorisé et valorisant, par rapport auquel le romantisme français est amené à jouer le piètre rôle de repoussoir, en dépit des travaux de Pierre Albouy, Paul Bénichou, Henri Meschonnic, Jean-Pierre Richard, Anne Ubersfeld, pour n’en citer que quelques-uns.

7 Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992. Albert Cassagne, La Théorie de l’art pour l’art en France chez les derniers romantiques et les premiers réalistes, Paris, Hachette, 1906, Genève, Slatkine Reprints, 1979, Paris, Champ Vallon, avec une préface de Daniel Oster, 1997.

8 René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset & Fasquelle, 1961, rééd. Paris, Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 2009.

9 Créativité qui ne préjuge pas toutefois de sa pertinence : l’antiromantisme est tout au contraire très souvent une lecture faible du romantisme dont résulte un repoussoir stéréotypé. Mais ce repoussoir peut donner vigueur à l’avancée des projets poétiques les plus complexes et les plus novateurs. Nous pensons en particulier à Ponge. Sur ce point voir la contribution d’Antonio Rodriguez dans Contre le romantisme (op. cit. p. 67-80), et l’avant-propos (ibid., p. 12-13).

10 Cf. ibid., Florian Pennanech, « L’antiromantisme dans la théorie littéraire des années 1960 et 1970 », p. 105-118.

11 Pour un Ernest Seillière par exemple, le romantisme est un aïeul dont le « sang coule » encore dans nos « veines », comme une maladie héréditaire : « à tous il a légué quelques traits de son caractère et quelques dispositions de son tempérament. Nous sommes des romantiques, par nature le plus souvent, par éducation toujours ». Le Mal romantique, Appendice II, « Le bilan du romantisme allemand » (I), Paris, Plon, 1908, p. 383, texte d’abord paru dans Le Journal des Débats du 30 novembre 1907. Membre de l’Institut dans l’entre-deux-guerres, Ernest Seillière a consacré de très nombreux ouvrages à la critique de l’« irrationalisme romantique » de Rousseau (voire du xiie siècle courtois) à l’époque contemporaine. C’est un libéral assez atypique, en même temps que caractéristique du positivisme politique de son temps, qui en appelle à la fondation, au-delà de toute politique partisane, d’un « parti de la démocratie rationnelle » qui, grâce au contrôle actif de l’État, assurerait « la victoire de l’initiative privée raisonnable, seul ressort du progrès réel » (ibid., note 1 p. 187).

12 Il faudrait pouvoir faire le tour des antiromantismes européens. Romantism and antiromantism as attitude (voir supra, p. 19, note 1) montrait, au reste sans grande surprise, une différence très nette entre les participants roumains et polonais, qui revendiquaient le romantisme comme un moment héroïque de l’histoire de leurs identités nationales, et les participants italiens et français (du moins les étudiants, non les professeurs qui les accompagnaient), plus enclins à associer le romantisme à une attitude sentimentale et naïve.

13 Hugo en 1848 est un conservateur qui ne voit pas d’un très bon œil le mouvement d’enthousiasme qui emporte la France avec Lamartine - « le poète plein d’illusions » (Victor Hugo, Choses vues, « Le Temps présent », III, 1848 – Fragments sans date ; OEC, Paris, Laffont, vol. Histoire, 1987, p. 1157). Ce cas de démagogie à destination des tenants du bon sens politique est certes isolé, et Hugo l’a laissé à l’état de fragment. Il n’en est pas moins significatif et nous interdit d’associer Hugo à ce que Baudelaire appellera à propos de sa propre expérience l’ « ivresse de 1848 ».

14 C’est 1851 et non Juin 1848 (le coup d’état, non la « guerre sociale »), qui a « physiquement dépolitiqué » Baudelaire, selon l’expression célèbre qu’il emploie dans une lettre du 5 mars 1852, contrairement à ce que laisse entendre fréquemment l’histoire littéraire.

15 Le passage mérite d’être cité plus longuement : « Je vais voir Rouland, pour savoir si je puis publier LA LORETTE sans retourner en police correctionnelle. Et dans la conversation que j’ai eue avec lui sur notre poursuite, il me confirme une chose qui m’a déjà été dite ; c’est que le ministère de la Police, outre tout ce qu’il poursuivait en nous, poursuivait encore certaines idées littéraires : “Il ne voulait pas, me dit Rouland, de la littérature qui se grise et grise les autres.” C’était son idée, idée que je n’ai pas à apprécier… Oui, il y eut délit de romantisme dans notre affaire, en l’an de grâce 1853 ! » (Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire 1851-1865, éd. R. Ricatte, année 1853, Paris, Laffont, « Bouquins », 1989, p. 79). À rapprocher d’un autre passage remarquable du même Journal, daté du 20 janvier 1857 : « Comme on causait, aux bureaux de l’ARTISTE, de Flaubert traîné à notre instar sur les bancs de la police correctionnelle et que j’expliquais qu’on voulait en haut la mort du romantisme et que le romantisme était devenu un crime d’État, Gautier s’est mis à dire : “vraiment, je rougis du métier que je fais ! Pour des sommes très modiques […], je ne dis que la moitié ou le quart de ce que je pense… et encore, je risque à chaque phrase d’être trainé derrière les tribunaux !” » (ibid., p. 232).

16 Lettre à Tourgueniev du 21 août 1871, cité par Philippe Dufour, Flaubert ou la prose du silence, Paris, Nathan, 1997, p. 6.

17 Cf. Pierre Loubier, « La canaille élégiaque », Contre le romantisme, op. cit., p. 41-52.

18 Sur Zola et le romantisme, voir en particulier Colette Becker, Les apprentissages de Zola, du poète romantique au romancier naturaliste, 1840-1867, Paris, P.U.F., 1993 ; Florence Beillacou, « L’antiromantisme zolien », mémoire de master dir. Claude Millet, Lyon, ENS LSH, 2009 ; Martin Braun, « Émile Zola et le romantisme : La mine à travers un symbole de la littérature européenne », in Zola sans frontières, Auguste Dezalay (dir.), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1996, p. 57-72 ; Henri Mitterand, Préface à l’anthologie de textes de Zola, Face aux romantiques, Bruxelles, éditions Complexe, 1989.

19 Ernest Seillère, Les Origines romanesques de la Morale et de la Politique romantique, Paris, La Renaissance du livre, 1920, p. 16.

20 L’article « Bovarysme » du site Wikipédia, site qui offre en général un bon échantillonnage de la doxa, affirme ainsi qu’« Emma Bovary a beaucoup lu dans sa jeunesse, en particulier des ouvrages romantiques », ce qui ne peut s’admettre qu’à la condition de confondre ceux-ci avec les romans d’aventures à l’eau de rose que dévore au couvent des Ursulines l’héroïne de Flaubert. Louis Maigron faisait déjà le même type d’interprétation il y a cent ans dans Le Romantisme et les mœurs (Paris, Librairie ancienne, Honoré Champion éditeur, 1910, Genève, Slatkine Reprints, 1977), au livre III, 2, « Deux réquisitoires contre la morale romantique : Les Forces perdues et les Mémoires d’un suicidé. Deux victimes de l’éducation romantique et de la pratique du romantisme : Emma Bovary et Frédéric Moreau ». Jules de Gauthier, dans son ouvrage fondateur sur Le Bovarysme (Paris, Mercure de France, 1902), propose bien lui aussi d’articuler celui-ci à l’influence du romantisme, mais en réalité très accessoirement. Les mots romantisme et romantique n’y apparaissent qu’une fois. Le mot romantisme, à propos de Moreau qui, « sous l’influence du romantisme, s’est formé de l’amour un idéal qu’il veut réaliser en une mise en scène dont il sera le héros » (p. 20). L’adjectif romantique, à propos des deux causes du bovarysme d’Emma : on retrouve « l’influence romantique agissant sur elle par les lectures publiques ou secrètes », mais elle ne vient qu’en seconde position, après « l’éducation de la paysanne au couvent des Ursuline, dans un milieu aristocratique et mystique » (p. 41), et Gaultier ne développe pas. Georges Palante, au chapitre qu’il consacre à la notion dans sa Philosophie du bovarysme (Paris, Mercure de France, 1912) n’utilise pas le mot de romantisme, ni de romantique. Dans le second xxe siècle, René Girard, même s’il s’appuie explicitement sur Gaultier, est ainsi en réalité plus proche de Maigron que de l’auteur du Bovarysme dans l’insistance qu’il met à associer bovarysme et romantisme.

21 Sur ce motif du « refus d’être dupe », voir Pierre Loubier, « La canaille élégiaque », Contre le romantisme, op. cit., p. 41-52.

22 Dont Jules de Gaultier est un disciple et l’un des principaux introducteurs en France.

23 En particulier lorsqu’il superpose le romantique et le jacobin. Voir ses Origines de la France contemporaine, Paris, Laffont, Bouquins, 1986, p. 567-582.

24 Le succès de scandale de ce phénomène de société, qui fait du romantisme une attitude oppositionnelle, ne doit pas nous faire oublier, bien au contraire, qu’il n’a jamais été dominant, et doit être compris comme une subversion des normes d’une société où règne de plus en plus le diktat de l’autocontrôle.

25 Paris, Charles Gosselin, 1834, p. 335.

26 Louis Maigron, op. cit., en particulier p. 312-350 et 390-445.

27 En revanche, il est plus douteux que le roman soit l’exaltation de cette inadaptation… Entre les innombrables exemples de confusion de Chateaubriand et de son héros, en dépit non seulement des protestations ultérieures de l’intéressé, mais du texte même, voir les pages consacrées à la « maladie romantique » par Pierre Nebout, Le Drame romantique, Paris, Lecène, Oudin et Cie, 1895, p. 141-143.

28 Ernest Seillière, Le Mal romantique, op. cit., p. vii.

29 Léon Daudet, Le stupide xixe siècle, op. cit., p. 13.

30 René Doumic, La Défense de l’esprit français, collection « Pages actuelles 1914-1916 », Paris et Barcelone, Bloud et Gay, s.d.

31 August Strinberg, Le Sacristain romantique de Rånö (1896), trad. par Elena Balzamo, Paris, Viviane Hamy, 1999.

32 Yves Bordenave, « À Corte, le destin sanglant de “Jojo”, le cafetier retrouvé sans tête », Le Monde daté des 13-14 juin 2010.

33 Sur la complexité des rapports institués par les romantiques entre subjectivation et individualisation, je me permets, pour le domaine français, de renvoyer au chapitre iv, « Passants du présent » de mon ouvrage, Le Romantisme. Du bouleversement des lettres dans la France révolutionnaire, Paris, Librairie Générale Française, 2007, p. 99-132.

34 « Il y a d’une part – homo duplex – la thèse de l’auteur, d’autre part, le récit réaliste des évènements qui étaient si peu faits pour concorder avec cette thèse que Balzac fut visiblement contraint de le modifier. Défaite du réalisme, défaite de Balzac qui n’est grand que lorsqu’il s’oublie, lorsqu’il reconnaît la primauté du réel sur l’esprit. Ainsi s’égare le romantique et le réactionnaire. » André Wurmser, « Chronique de l’année – Balzac (II), “Amour, mariage et maquereaux” », Europe, no 45, octobre 1949, p. 106. Je remercie Myriam Gilain, qui a fait en 2009-2010 sous ma direction un mémoire de master à l’UFR LAC de l’Université de Paris 7 sur « Romantisme et réalisme dans la critique communiste française de 1947 à 1952 » pour cette citation, et les deux citations qui suivent de Maxime Gorki.

35 Maxime Gorki, « L’Art d’écrire », Les Lettres françaises, no 90, 11 janvier 1946, p. 4.

36 Andreï Jdanov, « Discours au premier Congrès des écrivains soviétiques » (1934), dans Sur la Littérature, la philosophie et la musique, Paris, Éditions de la nouvelle critique, p. 9.