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Classiques Garnier

Documents 2 Aleksandr Svjatogor, La Poétique biocosmiste (1921)

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Poétiques scientifiques dans les revues européennes de la modernité (1900-1940)
  • Pages : 429 à 436
  • Collection : Rencontres, n° 54
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812410987
  • ISBN : 978-2-8124-1098-7
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-1098-7.p.0429
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/08/2013
  • Langue : Français
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Document 2

Aleksandr Svjatogor, La Poétique biocosmiste (1921)1

Prologue ou premier degré

Nous avons devant nous de grandes tâches, et c’est pourquoi nous renversons les croyances courantes, les idées, et comme des révoltés contre les préjugés nous nous engageons déjà dans le futur. Le sens du respect nous est moins naturel que tout, la grandeur de la nécessité naturelle ne nous en impose pas. Notre premier et dernier ennemi, c’est l’équilibre de l’ordre naturel. Y a-t-il des deniers pour lesquels nous livrerions, comme Judas, notre être au pouvoir de la nécessité, ce monde dans lequel nous vivons, le bouquet de fleurs que nous respirons ?

Nous affirmons qu’il est maintenant nécessaire de mettre à l’ordre du jour dans toute son étendue la question de la réalisation de l’immortalité personnelle.

Il est temps d’éliminer la nécessité ou l’équilibre de la mort naturelle. En effet, toute loi est seulement l’expression de l’équilibre temporaire de telles ou telles forces. Il suffit juste d’introduire des forces nouvelles ou de retirer une partie des forces agissantes et l’équilibre (harmonie) donné sera rompu. Si nous mettons en branle des forces dont le but est de réaliser l’immortalité, ces forces, quelle que soit la résistance que pourraient leur opposer les autres, pourront rompre l’équilibre de la mort et révéler l’équilibre de l’immortalité. En effet, chaque vie aspire avant tout à l’équilibre de l’immortalité.

Nous ajoutons à l’ordre du jour « la victoire sur l’espace ». Nous disons : non la navigation aérienne, c’est trop peu, mais la suspension dans le cosmos. Et le vaisseau spatial dirigé par la volonté sage du biocosmiste, c’est notre Terre qui doit le devenir. Nous sommes trop

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choqués que la Terre soit exactement comme la chèvre attachée par le berger, que les soleils carrousellent sempiternellement sur leur orbite. Il est temps de prescrire une autre voie à la Terre. Il n’est pas inutile et il est déjà temps d’intervenir sur les voies des autres planètes. Ne pas rester un simple spectateur, mais le protagoniste actif de la vie cosmique.

Et notre troisième tâche, c’est la résurrection des morts. Notre soin porte sur l’immortalité de la personnalité dans toute la plénitude de ses forces spirituelles et physiques. La résurrection des morts, c’est la restitution, dans la même plénitude, de ceux qui sont descendus au tombeau. Ici, nous ne nous enlisons nullement dans le marécage de la religion ou du mysticisme. Nous sommes trop raisonnables, nous déclarons la guerre et à la religion et au mysticisme.

Tel est notre biocosmisme. C’est, sans aucun doute, l’impertinence la plus grande. Mais le grand et le téméraire offensent, et nous voyons déjà la haine sourde et évidente – en effet, le biocosmisme humilie toutes les idées, toutes les idéologies. Nous sommes cependant optimistes, et non des fous. Les fous sont ceux qui veulent rendre les gens libres et excellents en dehors du biocosmisme. Ils sont semblables à Robespierre, qui a commencé par le désir de rendre l’humanité heureuse et en est arrivé à la pensée qu’il fallait l’exterminer. Toute idylle du « bonheur sur la Terre », en dehors du biocosmisme, est la plus nuisible des illusions, le début d’une tyrannie monstrueuse.

De grandes tâches se dressent devant nous. Mais avons-nous des physionomies émaciées ou sombres, comme celles des moines ou des dictateurs ? Nous avons une autre structure psychologique. Sur les voies bioscosmistes, nous nous sentons extraordinaires, simples et gais, surpassant en cela le très heureux Aristippe de Cyrène. Pareils au garçon qui joue au cerceau, nous créons le biocosmique. Souriants et joyeux, nous réalisons l’immortalité, nous appelons à aller dans les cimetières, nous sommes insouciants et prêts à nous rendre sur les chantiers navals des vaisseaux biocosmiques.

Nous sommes des créateurs. Nous avons déjà fondé le « Créatorium des biocosmistes ». Pour les cerveaux ignorants, créatorium sonne comme crématorium, et ceux-là, peut-être, ont raison. Il nous est nécessaire, effectivement, de brûler beaucoup trop, si ce n’est tout. Le biocosmisme, en effet, inaugure vraiment une ère nouvelle. Toute l’histoire antérieure, des premières manifestations de la vie organique sur Terre jusqu’aux

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rudes ébranlements des dernières années, c’est une seule époque. C’est l’époque de la mort et des menues affaires. Mais nous commençons une grande ère, l’ère de l’immortalité et de l’infinité.

Quelle est donc notre esthétique ?

Notre esthétique, ce n’est pas une conclusion tirée de l’observation, de l’enregistrement et de l’analyse des formes existantes. L’esthétique descriptive, malgré toute son importance, ne peut pas être en même temps une esthétique prescriptive. Toute tentative dans cette direction est une sortie illégitime hors de son domaine propre, est une usurpation de droits qui ne lui reviennent pas. En effet, il est impossible, en constatant ce qui est, de prescrire ce qui est désirable ou peut l’être.

Nos principales notions du style découlent de l’idéal biocosmique. C’est notre méthode et l’échelle de nos estimations. Nous ne pouvons pas prendre l’esthétique des symbolistes ou des futuristes, non seulement parce qu’ils sont finis et s’éloignent dans le passé, mais parce que nous proposons nos critères. Nous n’avons pas non plus le désir de mettre notre nez dans quelque souricière philologique ou stylistique. En aucune façon Potebnja, Veselovskij, Pogodin et leurs semblables ne nous en imposent. Le centre de notre attention n’est pas l’esthétique historique ou psychologique, mais l’esthétique téléologique. Dans une mesure encore moindre que les vieux préjugés, les constructions rudimentaires aujourd’hui ne peuvent nous troubler.

Voici la question sur la forme et le contenu. Qu’est-ce qui est premier, qu’est-ce qui est de plus important ? Nous ne pouvons pas dire que le contenu est tout, et la forme rien. N’attacher de l’importance qu’à la forme, cela signifie révéler l’absence d’une formation scientifique et philosophique élémentaire. L’idée est immanente à la forme, mais la forme n’est pas toujours à la mesure de celle-ci. La forme contredit souvent l’idée, et cette dernière ne peut avoir plusieurs formes. Mais il ne s’agit pas de cela. Cette vieille querelle (sur la forme et le contenu) de l’époque de la philosophie allemande idéaliste, trop naïvement répétée de nos jours, nous intéresse peu. Nous avons un nouvel axiome.

La question n’est pas dans la primauté de la forme ou du contenu, mais dans ma relation à la forme et au contenu. Avant tout, la fière indépendance de la création.

Notre style ?

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Notre style ne commence pas par un mot particulier, même artistiquement concret, mais par une série de mots. Le centre de notre attention, ce n’est pas des mots particuliers, mais des séries de mots, moins l’étymologie que la syntaxe. Et c’est pourquoi, la création de séries verbales est la variété des combinaisons de leurs éléments.

Nous créons non des images, mais des organismes. L’image du mot se fonde sur la vue extérieure, sur la surface. L’image, c’est seulement une impression, seulement une description, et c’est pourquoi elle est insuffisante. Les images, si elles ne sont pas unies, ne sont que le chaos. La voie saine de la création va de l’image vers la série. Mettre l’image en relief signifie pour le poète tomber dans la voie de la régression, aller non en avant, mais en arrière. La série, elle, est le début du cosmos. Nous ne sommes pas des porteurs d’images, mais des créateurs de séries.

Mais négligeons-nous les mots ou sont-ils pour nous tous identiques ? Certains mots sont morts, dans d’autres luit une étincelle de vie et ce n’est que rarement qu’on trouve des mots aux joues vermeilles. Nous aimons les mots forts et ranimons les mots morts. La résurrection du mot n’est pas dans le dévoilement de son image primitive mais, plutôt, dans le choix habile des préfixes et des suffixes. En outre, nous sommes intéressés par les mots déguisés, nous sommes attirés par les mots comme par les loups-garous, par un bal masqué.

Le mot fuit son sens originel, s’en arrache, met un masque. Mais le mot, tel un masque, se ranime pleinement dans une série de mots. Et plus les séries sont habiles, plus les mots sont expressifs. Les séries colorent les mots, les aiguisent, les assouplissent, les diversifient. La volonté créatrice du créateur force les mots à se présenter différemment dans une série. Les mots dans une série c’est la forme changeant le volume et le contenu, le même mot y est placé sur différentes étagères. Dans la série, les mots jouent avec le concret, comme avec des ballons. La création de séries verbales, c’est la transfiguration et la résurrection des mots.

En outre, nous sommes gros de mots nouveaux. Ainsi, nous pressentons l’interjection de l’homme sortant de la tombe. Des millions d’interjections nous attendent sur Mars et sur d’autres planètes. Nous pensons que des interjections biocosmiques (au sens large) naîtra la langue biocosmique, commune à toute la Terre, à tout le cosmos. (Cela, certes, ce n’est pas l’espéranto, qui est une entreprise creuse, même la langue

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des sauvages est incommensurablement plus élevée que l’espéranto, parce qu’organique). Pour nous, les propriétés expressives du verbe sont également extrêmement importantes. Est-ce que nous, à la façon des futuristes, pouvons nous limiter seulement à l’infinitif ? Nous sommes trop déterminés et actuels, et quatre modes, c’est trop peu pour nous. Des dizaines et des centaines de modes ! Le mode de l’espace et le mode de l’immortalité nous sont nécessaires !

Notre style commence par une série. Une série, c’est une ligne droite ou une courbe dessinée par la marche de l’esprit créateur. Mais une série, ce n’est pas encore un mètre. Le mètre, c’est le schéma extérieur, l’esprit biocosmique ne s’y loge en aucune façon. L’esprit biocosmique dessine un autre schéma. Comme poètes, nous avons en vue des séries construites : sur le rythme biospatial, qui est téléologique, sur le geste, sur les intonations, sur la mimique, sur le poids, sur le tempo et sur la température. Nous sommes les ennemis de toute stabilisation donnée dans la langue. Il nous faut une nouvelle syntaxe construite sur le parallélisme, l’intersection, le parabolisme des séries biocosmiques. Il nous faut des propositions créées selon les principes de la géométrie. En effet, la grammaire n’est rien d’autre que des mathématiques ratées. Nous avons décidé d’être les Lobachevskij de la grammaire.

Nous sommes des créateurs de séries, mais les séries ne sont pour nous que des cellules vivantes pour les organismes créés. L’organisme artistique est notre but ultime. Ce n’est pas qu’un agrégat de séries, mais une entité vivante, dans laquelle des parties coopèrent avec les autres. Le mot dans une série, à part son contenu et à part le contenu conditionné par sa place dans une série, est fécondé et s’épanouit dans un organisme artistique grâce au poids plus complexe de tout l’organisme artistique. Et tous les signes caractéristiques de la série sont saisis dans toute leur mesure, sont perçus seulement dans le contexte, dans l’organisme artistique. Ce dernier bat et respire, sourit et rit aux éclats, comme une parfaite créature. C’est en lui que résident notre but élevé et notre sens profond.

La mort ne se lasse pas, elle accomplit à chaque seconde son odieuse besogne, exécute le vivant. Le poète-biocosmiste est un combattant et un chantre dans le camp des révoltés contre la mort et contre la dictature de l’espace. Sur l’immortalité et le vol cosmique, sur la résurrection des morts, le poète-biocosmiste crée ses organismes vivants. Et peut-il

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être idolâtre, s’il doit détruire tous les temples païens et autels ? Peut-il patauger dans le marais des menues affaires, rester des heures au bureau ou vendre des colifichets, quand il doit fracasser les cerveaux stupides pour y semer le blé du biocosmisme ? Peut-il rester tranquille et errer les yeux fermés, quand même ses talons doivent être armés de télescopes ? Peut-il pleurnicher et somnoler sur la voie de la mélancolie, quand il est appelé par l’œuvre la plus grande, dont n’a rêvé encore aucun créateur, ni la tête la plus exaltée ?

Nous, les biocosmistes, sommes inséparables dans notre mouvement.

Mais nous, comme des compagnons d’arme, nous dirigeons avant tout vers un grand but. Mais chacun de nous a sa voie individuelle. Dans le biocosmisme, comme nulle part ailleurs, le créateur peut ouvrir ses abîmes personnels. Ainsi, j’ai personnellement en vue, entre autres, le remodelage des types, qui ont traversé les millénaires (adaptation), en particulier les types des bêtes. Les types des bêtes sont supérieurs aux types humains. En effet, la divinité était supérieurement représentée sous l’aspect d’une bête, et non d’un humain. Le dieu incarné en bête est supérieur au dieu qui a pris corps d’homme : Apis est plus grand que Jésus. Central chez les bêtes, Sabaoth est un Coq. En effet, ce n’est pas un hasard si les derniers mots de Socrate concernaient le Coq. Tout aussi grand est le Cheval, que j’ai découvert dans « l’Évangile de la Jument », plus grand que l’Évangile de Jean. Il n’y a pas d’éloge plus grand pour l’homme que de le comparer au cheval. Ainsi, dans le conte « Eruslan Lazarevič », nous trouvons : « Ivaško est un cheval gris. » J’ouvre ainsi la dédicace de mon recueil L’Étalon (1919) :

En témoignage de notre hennissement commun,

Sous le rire stupide et abject des pygmées,

Je verse ces poèmes dans une crèche

Pour toi, mon ami, le cheval alezan Zikeev.

Le Chien sage intuitif n’est pas moins grand :

… Qu’est Bergson ? Il a des yeux aveugles –

Ce n’est pas un philosophe, mais un simple bonimenteur.

Je dis : apprenez chez le Chien,

Voici le premier grand intuitif.

Pour lui seul est dénoué le sac

Des secrets qui laissent en cercle des traces invisibles.

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Recevez du Chien une leçon gratuite,

Éructez des aboiements, en vous mettant à quatre pattes.

Ou la face couverte de crachats, humiliée et offensée de la Truie :

Le Truie enceinte

N’est-elle pas le plus grand miracle ?

Son pis est tendre et rose,

Comme le récipient du ciel matinal…

… N’est-il pas semblable au pis,

Le calice stellaire lacté ?

Ici et là, c’est la même chose.

Et ainsi le pis est aussi éternel…

Remarquez ici le procédé de la double-voie, caractéristique des organismes biocosmiques. Et voici l’extrait du poème épique « La Lune » :

… Et maintenant seulement,

Quand une autre pâte

Courrière2 sur les autres levures,

Il a vu

Que le ballon terrestre est petit et trop étroit

Que l’esprit est dans les voies biocosmiques…

Je remarquerais seulement que les séries données ici sont comme l’infinité esquissée (lignes 1 et 4). Elles peuvent être réduites à un seul son et multipliées à l’infini.

La richesse des séries est avant tout conditionnée par la richesse individuelle du créateur chez qui le Sprachgefühl est très développé. Notre but est d’aller au-delà de la langue, mais pour l’instant nous résolvons le biocosmique dans la limite d’une langue donnée. Mais nous créons déjà des séries comme une percée dans le cosmos, une percée dans l’immortalité : des séries comme une percée de la langue, comme une sortie de la langue.

En conclusion du prologue, je remarquerais que la vulgarisation, malheureusement, est inévitable pour le biocosmisme. Nos grandes idées sont abîmées par les théoriciens de « l’art prolétarien », qui ne connaissent ni dignité personnelle ni honnêteté, certains versificateurs les saisissent et les usent par tous les moyens. À vrai dire, au sens de la propagande

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biocosmiste, de pareils tambours ne sont pas encore inutiles, tant que « tous sont bons pour le service ». Mais… En un mot, les portes du « Créatorium biocosmiste » sont ouvertes à tous, mais pour être poète-biocosmiste, il faut avant tout un talent honnête, original et puissant.

1 A. Svjatogor, « Biokosmičeskaja poètika », in A. Svjatogor, P. Ivanickij, Biokosmizm (Materialy no 1), Moscou, 1921, p. 3-11. Traduction inédite d’Aleksandra Krasovec.

2 N.d.T. : Néologisme formé à partir du substantif « courrier ».