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Classiques Garnier

Présentation

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Poétiques du descriptif dans le roman français du xixe siècle
  • Auteur : De Georges (Alice)
  • Pages : 7 à 18
  • Collection : Rencontres, n° 145
  • Série : Études dix-neuviémistes, n° 30
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812450853
  • ISBN : 978-2-8124-5085-3
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5085-3.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/02/2016
  • Langue : Français
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PRÉSENTATION

Lart est à la fois surface et symbole.

Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, préface.

La description dans le roman du xixe siècle sest vue bien souvent éreintée par la critique contemporaine. Fidèles en ce sens à la tradition rhétorique, les exégètes considéraient cet objet littéraire comme une pause dans le récit ou comme un simple morceau de bravoure. Depuis quelques décennies cependant, ses richesses sémiotiques et ses interactions avec le récit ont conduit la critique à en réévaluer la fonction. Elle interroge le phénomène du descriptif, tel que lentendent Michael Riffaterre1 et Philippe Hamon, à partir de ses modalités de représentation, ses configurations, sa capacité à sapproprier les atouts des arts visuels. Elle lenvisage aussi comme discours muet lorsquil parvient à inscrire une éthique, des valeurs ou des récits sous-jacents que lherméneute seul peut décrypter.

Installées au croisement du discursif et du pictural, ces fonctions revêtent une importance centrale aux yeux de certains romanciers du xixe siècle. Conçue comme une peinture en deux strates, la description romanesque se donne pour ambition, selon Flaubert, de « faire des tableaux, montrer la nature telle quelle est, mais des tableaux complets, peindre le dessous et le dessus2 ». Chaque « détail est indice, symptôme, permettant sens et interprétation3 », si bien que le lecteur est conduit à son tour à une double lecture convoquant la perception de lobjet

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décrit et son interprétation. « Descriptif/décryptif, explique Philippe Hamon, [paraissent] fonctionner comme deux tendances, deux pôles opposés, mais pas forcément antinomiques, [] de lattitude “réaliste” : un réalisme “horizontal” encyclopédique [] qui vise à linventaire exhaustif des surfaces [], et un réalisme “vertical” qui pense que le réel est caché sous la surface, est à décrypter pour être mis à jour4 ». Les catégories ornementale, expressive et représentative de la description5 sinterpénètrent harmonieusement pour que la peinture se fasse « poésie muette6 ». Le descriptif est ainsi une « une grammaire narrative implicite » qui « se double dune fonction narrative seconde » ; c« est en fait un micro-récit7 ». À partir des probabilités matricielles quil propose, il déploie souvent des contrefictions consistant « à ouvrir dans le récit une branche narrative qui naccède pas au statut de fait avéré8 ». Un véritable feuilleté énonciatif se fait jour enfin, lorsquun objet décrit est construit selon différents points de vue qui se complètent ou entrent en collision. Forme oblique de discours, le point de vue est une « parole infraverbalisée9 » qui inscrit un dialogisme au cœur du référent fictionnel. La « confrontation agonique » ou « la dimension cognitive10 » des points de vue, « garde trace de lépaisseur temporelle11 » et ontologique de lobjet. Cest ce quautorisent les figures de style qui, par une subtile transformation du point de vue sur lobjet représenté, conservent « une trace de ce parcours, à linstar de lanamorphose en peinture » car « le spectateur en se décalant récupère sur la rétine une autre forme de lobjet12 ». Ces potentialités du descriptif reposent sur le principe de sa

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fonction référentielle. La description, pourtant, na pas toujours pour finalité de représenter un référent qui lui préexiste ; elle peut aussi, au cœur même du roman, créer un effet dhybridité générique lorsque sa fonction se fait poétique. Car parfois « cest le son qui engendre le sens, cest lui qui choisit les mots13 », suspendant pour un temps le cours usuel de la signification. Par la description, enfin, lart devient « à la fois surface et symbole14 ». Laphorisme dOscar Wilde redéfinit la représentation artistique dans son rapport à lobjet figuré. Si le miroir ou le tableau, dans Le Portrait de Dorian Gray, reflètent la surface dun visage, les signes quils présentent à lherméneute sont à lire en fonction de deux perspectives. La première se présente à lœil dans limmédiateté du visible, la deuxième exhibe ce que le visible cache ou recèle. Les descriptions romanesques sont, au xixe siècle, le lieu privilégié où se noue une réflexion sur la signification de lobjet dépeint. « On croit que la description peint des objets, explique Micheline Tison-Braun, alors quelle propose des sens15. » Sy jouent implicitement les débats idéologiques et esthétiques qui déchirèrent le siècle. Les descriptions émanant dauteurs dobédience positiviste ou scientiste, par exemple, nopteront pas pour les mêmes principes esthétiques que celles de romanciers spiritualistes ou idéalistes.

Lhistoire des idées, de ce fait, est gravée à même la matière des objets, redéfinissant les grands axes de lhistoire littéraire du xixe siècle. Certains liens inattendus peuvent se nouer entre des auteurs que tout oppose. Ainsi, en confrontant deux descriptions dun même référent au sein de deux œuvres différentes, lon peut en dégager les analogies et les divergences. Si bien que lune des catégories rhétoriques des descriptions selon Fontanier, le parallèle, pourrait se voir revisitée lorsquelle ne se contente pas de confronter deux descriptions au cœur dune seule œuvre mais entre deux œuvres distinctes. La fonction sémiosique de la description et sa sursignifiance16 en font ainsi le lieu privilégié dune

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vision du monde qui excède largement la peinture du référent17. Enfin, et consécutivement à linscription de lidéologie dans le texte, chaque description déploie un art poétique au cœur duquel lauteur dialogue avec ses prédécesseurs pour sinscrire dans une tradition esthétique tout en labolissant. Léthopée de Jean Valjean est loccasion pour Victor Hugo de définir ce lien inextricable entre le monde sensible et lidée dont il porte les stigmates : « On ne sait pas que cet homme est un gouffre. Il est stagnant, mais profond. De temps en temps un trouble auquel on ne comprend rien se fait à sa surface. Une ride mystérieuse se plisse, puis sévanouit, puis reparaît ; une bulle dair monte et crève. Cest peu de choses, cest terrible. Cest la respiration de la bête inconnue18. » Ce sont ces « rides mystérieuses », creusées à même les objets, personnages ou paysages représentés, quil nous faudrait interroger.

Le colloque « Poétiques du descriptif dans le roman du xixsiècle », qui sest déroulé à lUniversité de Nice – Sophia-Antipolis sous la direction dAlice De Georges-Métral et le soutien du Centre Transdisciplinaire dÉpistémologie de la Littérature, sest intéressé aux fonctions de la description et à ses potentialités heuristiques, en lien notamment avec lhistoire littéraire et lhistoire des idées. Plusieurs pistes – correspondant à divers domaines de la critique – ont été articulées entre elles ; lhistoire littéraire, la poétique de la description et la stylistique. Le présent ouvrage se fonde sur lidée que lhistoire littéraire peut se construire en comparant la poétique des descriptions de différents romanciers du xixe siècle. Dialogues et polémiques, de ce fait, sétablissent au cœur des descriptions. Les auteurs de cet ouvrage interrogent aussi le rapport que la configuration des descriptions entretient avec la peinture, notamment à travers la pratique des « Salons » ainsi que les autres formes décriture visant à transposer les arts visuels. Plusieurs interprétations du monde contemporain se dessinent en creux, à travers les lignes qui parcourent ces

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toiles scripturales. Discours idéologiques ou théologiques sont sous-tendus par ces postures décrivains. Quant aux portraits, à la fois « surface » et « symbole », ils font du corps un livre ouvert où physiognomonie et prosopographie livrent les signes du monde contemporain. Lapproche stylistique de ces phénomènes révèle à son tour les différentes fonctions des points de vue ou des tropes. La dialectique qui se noue entre point de vue du narrateur et point de vue du personnage réfléchit un rapport complexe entre le sensible et linvisible, sous-tendant les polémiques qui traversent le xixe siècle.

Lintroduction des problématiques de la poétique du descriptif dans le roman du xixe siècle est prise en charge par Bernard Vouilloux. Il expose les raisons qui peuvent justifier une approche comparative des régimes descriptifs dans lécriture romanesque et dans le discours de lhistoire de lart tel quil se donne à lire à partir du moment où la discipline sinstitutionnalise, entre les années 1860 et 1890. La plus évidente réside dans le fait que les récits de fiction, tout au long du siècle, auront fait la part belle aux descriptions dœuvres dart. Lextraction des traits qui différencient les traitements de la description dans ces deux types de discours devrait donc permettre de mieux cerner ce qui la caractérise en régime de littérarité fictionnelle. Une investigation de cet ordre suppose néanmoins résolue la question de savoir si et en quoi il existe une poétique de la description et si cette dernière est assimilable à ce quil est convenu de nommer, depuis louvrage de Philippe Hamon, le « descriptif19 ».

La première partie de louvrage présente la description en quête de légitimation.

Christophe Schöch explore les rapports changeants entre écriture descriptive et narration, de la fin des Lumières aux années 1830, afin déclairer, à travers la question des liens entre description et narration, la question des rapports du roman des Lumières avec celui de la première moitié du dix-neuvième siècle. Il sagit déprouver la théorie du système configuratif pour observer les constructions récurrentes. Lusage du numérique, dans ce contexte, permet de conjuguer lattention aux détails de la pratique descriptive effective avec la prise en compte dun très grand nombre dexemples. Ceci à condition, toutefois, dallier les données obtenues à lherméneutique et au contexte pour pallier les failles inévitables de tout modèle formaliste.

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Écrire sans décrire est alors lexception qui distingue le roman idéaliste à la fin du xixe siècle. Jean-Marie Seillan montre que la recherche puise ses exemples et ses modèles danalyse dans la littérature réaliste et naturaliste essentiellement, depuis les travaux fondateurs de Philippe Hamon. Or une relecture du corpus romanesque, pour peu quon leffectue sans a priori exclusif, révèle que nombre de romanciers sur lesquels lhistoire littéraire est aujourdhui muette pratiquaient, pour des motifs et à des degrés variables, un refus commun de la description. Identifiés à lépoque comme membres dune école dite idéaliste, ces romanciers jouissaient dun public nombreux et dune reconnaissance institutionnelle qui les menait souvent à lAcadémie française. Il nest donc pas inutile de chercher à comprendre pourquoi ces romanciers condamnaient la pratique de la description romanesque, ou du moins en limitaient drastiquement la place dans leurs fictions. Ces raisons découlent de plusieurs sources que le succès historique de lécole réaliste rivale a en partie obscurcies. On peut, pour corriger cette vue unilatérale, rappeler lexistence dune théologie du descriptif, dune socio-politique du descriptif et dune esthétique du descriptif qui aboutissaient en convergeant au même phénomène déviction de lénoncé descriptif romanesque.

Cest ensuite au cœur dune petite ville du Jura que nous transporte Christophe Reffait, pour son étude de la description comme euphémisation du savoir. La description de la « belle fabrique de clous » de Verrières revêt ainsi une importance toute particulière dans Le Rouge et le Noir de Stendhal. Elle alimente lanalyse sociologique en représentant la conversion manufacturière de laristocrate M. de Rênal et alimente le réalisme économique du roman en introduisant une troisième industrie après les scieries comme celle du père Sorel et lindustrie des toiles peintes. En rapprochant la description de la fabrique de clous du Rouge de celle de la cinquième page de La Richesse des nations dAdam Smith, ouvrage de 1776 communément tenu pour fondateur de léconomie politique classique, se signale lironie de cette description. Elle rend compte dune notion économique bien connue comme dune double idée reçue : idée reçue des bienfaits de la division du travail, idée reçue de sa critique. Il y est donc entendu que la division du travail, cest lhorreur économique.

Après loptique économique, cest loptique clinique que présente Bertrand Marquer en dévoilant le lien entre nosographie et poétique du descriptif. Il explore aussi son évolution épistémologique au cours

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du xixe siècle. Alors que loptique clinique semble dabord épouser les enjeux de la démarche réaliste, elle sautonomise progressivement pour nourrir, en particulier à partir des années 1880, une vision fantastique ou « artiste » dans laquelle dominent les enjeux purement esthétiques. Elle simpose dès lors explicitement comme ce quelle a toujours été – un type particulier de mimésis – en consommant le divorce entre un savoir médical et un savoir-faire esthétique ; en séparant laction épiphanique, faire apparaître les symptômes, de sa visée herméneutique, convertir les symptômes en signes. La description clinique donnerait à voir ce qui fait lessence de son optique : un formidable pouvoir dévocation. Et si loptique clinique a pu donner naissance à une poétique du descriptif au xixsiècle, son trait essentiel est sans doute davoir offert au romancier la possibilité de transformer son récit en tableau, non seulement parce que la nosographie propose conjointement un art de la description et une histoire, mais également parce que loptique clinique permet de donner à la description la force de lhypotypose, voire de lépiphanie. Elle excède de ce fait la visée réaliste, en simposant comme une esthétique à part entière.

Les multiples rapports entre description et peinture font ensuite lobjet de la deuxième partie de cette étude de la poétique du descriptif dans le roman du xixe siècle.

Lekphrasis huysmansienne, selon Gaël Prigent, est une description au second degré. Un double mouvement meut son esthétique, quand la description se fait hypotypose et que lhypotypose se transmue en ekphrasis. Or, cette dernière tend moins à transposer de véritables œuvres dart que des œuvres rêvées ou fantasmées, basculant du côté du virtuel et bouleversant les catégories rhétoriques traditionnelles. Cette confusion entre description dobjet dart et récit de rêve ne semble pas remonter plus avant que lœuvre romanesque huysmansienne, à lépoque du symbolisme et du décadentisme. Mais on en trouve aussi dans les œuvres qui succèdent à sa conversion religieuse, ce qui permet de nuancer cette première assertion. La religion elle-même et le texte biblique présentent moins des modèles de tableaux et dicônes que dhistoires et de récits romanesques. Lauteur nous invite à une visite de ce musée personnel quil transpose et à inventer les œuvres qui y manquent. Lhistoire littéraire ressort transfigurée par cette création dobjets dart inventés qui deviennent descriptions, elles-mêmes sources de romans.

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Cest un autre musée que nous fait ensuite visiter Arnaud Vareille ; à travers Béatrix de Balzac. Description et totalité sy rencontrent grâce à la référence muséale. En effet, le portrait de Félicité y est monstrueux au sens propre du terme parce quil se présente comme un assemblage. Balzac la composé en brodant sur des articles de Théophile Gautier auquel il emprunte une dizaine de caractéristiques physiques sans prendre la peine de les transformer. Dans Béatrix, la référence muséale est au service dune construction objective du monde et des références. Sarrêter sur les enjeux esthétiques du musée ne doit pas faire oublier la dimension idéologique du lieu. De ce point de vue, la référence muséale se double dune proximité avec lorigine historique de linstitution qui trahirait, dans le fonctionnement du portrait de Félicité, la connivence de Balzac avec un certain républicanisme.

Rosine Daflon explore à son tour la référentialité et la sursignifiance de la description zolienne dans Nana. Pour ce faire, elle présente les principes théoriques et méthodologiques qui ont présidé à son analyse des extractions descriptives dans lensemble de lœuvre. Elle exploite ensuite les ressources de trois descriptions ostensives de lieux avant disoler deux procédures particulièrement actives au regard de leur sursignifiance dans le roman. Par lensemble de ces procédés descriptifs, le monde de la fiction perd en qualité documentaire ce quil gagne en évaluation implicite : par eux, subrepticement, Zola asserte que, comme Muffat dans les loges ou le marquis de Chouard couché dans la chambre rose, lhumanité étouffe et se délite sous lemprise dune pulsion bestiale qui la rend idolâtre du sexe féminin.

La troisième partie de louvrage, quant à elle, explore les poétiques dauteurs.

À commencer par celle de la description paysagère dans Contes dune grand-mère de George Sand. Pascale Auraix-Jonchière révèle la filiation de la poétique sandienne avec celle du conte merveilleux classique dont lauteur revisite un certain nombre de séquences ou de topoï. Sa poétique des descriptions met en relief ce jeu auquel elle sadonne avec les stylèmes et les formes caractéristiques du genre, produisant un ensemble décarts par rapport à ce que Gérard Genette nomme « architexte ». Les Contes dune grand-mère situent leurs décors dans des paysages familiers à la romancière comme à ses jeunes lectrices, manifestant leur fonction référentielle et privilégiant le familier avant datteindre linconnu.

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La visée didactique semble de ce fait lemporter dans ces nombreux tableaux, dont la prolifération éloigne lesthétique de celle du conte. Ils sont cependant tout autant métapoétiques car, vecteurs de merveilleux autant que de savoir, ou transmettant le savoir par le biais du merveilleux, ils rejoignent le conte par le truchement de lévanescence.

Gabrielle Melison-Hirchwald nous mène ensuite aux bornes du roman daudétien. Elle explore lévolution de la pratique descriptive du Petit Chose à Soutien de famille à travers le motif de lambulation parisienne. Lorganisation et linsertion de la description semblent relever du montage plutôt que de la progression dramatique. Cest aussi une écriture visuelle et précinématographique, que les configurations descriptives parviennent à établir. Description souvent ambulatoire, circonscrite, « tableaux de mœurs », « choses vues », cest lobservation des mœurs « daprès nature » qui caractérise la prose daudétienne. Enfin, limpression du moment, dans sa singularité, prime sur tout principe dunité et de système.

De la ville monstrueuse, on plonge dans la mer où poulpes et pieuvres chez Michelet, Jules Verne et Victor Hugo, offrent à Odile Gannier loccasion de comparer diverses techniques de description. Si Michelet y voit un symbole du chaos créé par la préhistoire du monde ; Verne en fait un obstacle fâcheux, qui écœure sans toucher vraiment ; Hugo emporte paradoxalement la créance en sublimant lépouvante et en incarnant lananké. Sur la valeur littéraire de cette évocation, Michelet et Verne donnent leurs propres commentaires et rendent hommage à ce monstre poétique.

Les descriptions de Jules Verne, sombrant de leurres en malheurs, se confrontent à limpossible légitimation des Voyages extraordinaires. Marie-Françoise Melmoux-Montaubin relève ce paradoxe en inscrivant la question dans une double perspective, celle de lélaboration du projet des Voyages extraordinaires, et, parallèlement, celle du changement de paradigme de la description autour des années 1850. Avide de légitimation, cest sur la description comprise comme morceau choisi de beau style que Verne fonde ses ambitions. La description cependant suit un double mouvement qui, du sublime quelle vise, retombe dans lexplication scientifique et pédagogique au nom du réalisme. Ses formes et fonctions échappent à lauteur par leur réception. Accueillis avant tout comme romans daventure à dimension pédagogique, les romans de Verne

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peinent à échapper à une lecture bien plus thématique questhétique. Offerts en étrennes pour leurs superbes illustrations et leur dimension vulgarisatrice, ses romans exhibent un grand nombre de descriptions exhaustives qui, si elles accompagnent son succès, empêchent lœuvre de promouvoir Verne au rang décrivain du beau style.

Ce sont enfin les signes confus que les descriptions laissent émerger de leur surface opaque qui intéressent les auteurs de la quatrième partie de cet ouvrage.

Alain Rabatel sinterroge sur la fonction des descriptions chez Léon Bloy. Ont-elles pour intention de donner à voir le visible ? La vision opacifiante de Bloy dans La Femme pauvre domine en effet les descriptions. Elles sy trouvent débordées par tout ce qui, dans le visible et le dicible, oriente vers dautres parcours interprétatifs, en sorte que le sens autorisé ne fait pas totalement autorité. Cette tension se manifeste ici à travers le jeu des figures, notamment entre la réticence et son contraire, une profusion ironique et sarcastique de haut degré. Ces figures de vitupération hyperboliques exacerbent des points de vue en confrontation, avec des phénomènes de sous- et de sur-énonciation qui opacifient lambition initiale de donner à voir la force du sacré dans le monde. Cette réticence est dautant plus paradoxale quelle se met au service dune évocation du sacré nécessaire et impossible. Cette réticence, associée à lévocation de doubles du narrateur et de lauteur, repose sur une forme de sous-énonciation, au double sens où la réticence est hypo-assertée, cest-à-dire que les assertions sont faiblement prises en charge par lénonciateur, mais prises en charge malgré tout : car ce dernier ne peut pas ne pas dire, tout en doutant de lefficacité de son dire – ce qui, au plan énonciatif, renvoie à un éthos de désespéré. Le sarcasme et lironie prennent alors la relève pour décrire un monde déchristianisé. Les figures de la vitupération y frappent tous les personnages qui ont renié Dieu. Ainsi, le narrateur peine à décrypter la présence du sacré dans le monde, car réticence et sarcasme, qui forment la trame discursive des descriptions, sapent la montée vers la transcendance et sont comme un hommage involontaire à des principes esthétiques honnis.

Lécrivain chrétien se trouve donc aux prises avec le réel, comme Huysmans au cœur des descriptions dans Sainte Lydwine de Schiedam. Alexandra Delattre montre quau xixe siècle la description ne remplit plus seulement une fonction ornementale, elle soriente vers une

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dimension herméneutique qui se fonde sur lobservation et lanalyse du réel, le mouvement engagé par Balzac trouvant son terme dans le naturalisme de Zola. Pourtant la description ne sert pas seulement les besoins de la dissection naturaliste. Elle appuie les arguments doloristes dune théologie fondée sur la réversibilité. Sainte Lydwine est une « victime réparatrice » qui rachète dans la douleur les péchés des hommes. Néanmoins largument contre-révolutionnaire ne peut justifier entièrement, aux yeux du monde catholique, la violence descriptive du texte à une époque où lœuvre de Zola fut condamnée par lIndex. La quête dun catholicisme viril, qui soppose à la niaiserie dune esthétique catholique destinée aux jeunes filles et aux dévotes lectrices des « Bibliothèques de la mère de famille » et autres « Bibliothèques morales de la jeunesse », sexprime dans la recherche dune poétique qui affronte le réel et refuse les voiles de la pudeur. La violence de la description se justifie dans la volonté de séduire un public délite habitué à la lecture de la prose naturaliste, comme il révèle chez Huysmans une volonté de trouver un art catholique moderne.

Lambivalence du rapport entre description et sacré aboutit, chez Barbey dAurevilly, Flaubert et Hugo à lanalyse des ambiguïtés du cœur et de la raison. Alice De Georges-Métral interroge les poétiques du descriptif de ces trois auteurs lorsquelles permettent de lier létude des motifs des actions et sentiments des personnages avec celle de leur perception des objets. Le cœur, dans le roman, est à lorigine de lappréhension de laltérité. Il est aussi lobjet privilégié de lanalyse. De nombreux romans pourraient sintituler De lAmour et déploient en leur centre une rapide découpe de cet organe qui irrigue lintrigue toute entière. Si le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point, cest que la connaissance part des sentiments quand la connaissance des causes qui agissent sur eux demeure incertaine. Les descriptions manifestent une perception lucide par les romanciers de lambivalence des sentiments et sont le moyen dinscrire dans le roman le conflit entre une approche physiologique et une approche spiritualiste de lactivité psychique. La difficulté à trouver de nouveaux socles onto-théologiques pour justifier la signification de lHistoire événementielle ou la fonction de lindividu aboutit à des descriptions qui offrent aux énoncés plusieurs sens sous une seule forme.

Lambiguïté des descriptions se confirme dans le lien paradoxal qui sétablit entre simple et confus dans Un Cœur simple. La simplicité de

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Félicité, selon Nadia Fartas, pose question car elle sinscrit dans les débats sur la description qui rythment lhistoire littéraire : simplicité stylistique et génétique, clarté syntaxique et lexicale permettent lharmonie poétique et lordre des idées, dans la tradition du classicisme. Néanmoins, la simplicité prend sens dans un dialogue avec ce qui lui est distinct, non seulement ce qui relève du confus mais aussi du composé, cest-à-dire ce qui est décomposable et participe de lanalyse, au fondement du descriptif. Les ressources de ce processus permettent de privilégier un point de vue sur une expérience de croyance singulière, qui nuance, alors, le mutisme, la bêtise ou le motif de la décomposition associés à ce récit. Lœuvre de Flaubert se nourrit dune oscillation entre critique des dogmatismes et passion pour les savoirs, les mythes, les religions et la religiosité et met à distance la tentation dune esthétique de la monade moniale. 

Enfin, Jacques Neefs conclut cet étude da la poétique du descriptif dans le roman du xixe siècle par lanalyse de la prose vision, de Flaubert à Proust. Limpersonnalité, si chère à Flaubert prend sa place à partir des descriptions qui, exhibant leur objet, donnant linitiative aux personnages ou aux choses, laissent éclore une présence autonome de lécriture. La phrase, par ses mouvements et sa configuration du sensible donne une intensité et une autonomie particulières au référent quelle construit et qui en émerge. Les descriptions ny sont pas représentation dun monde préexistant à lœuvre, mais expérience mimétique de ce monde. Une présence immédiate simpose grâce au travail dorfèvre du prosateur qui ne se contente pas dinsérer un style de prose nouveau dans une narration traditionnelle, mais de convertir les composantes de lart du roman en matière de prose. La grande réussite du roman réside dans cette puissance, celle qui bouleverse la vision du monde du lecteur et qui crée un écart dans le sensible.

Alice De Georges-Métral

Université Nice – Sophia-Antipolis

1 Philippe Hamon estime que Riffaterre « a lancé, le premier, la notion de système descriptif » (Entretien avec Philippe Hamon par Guillaume Bellon, « Le Descriptif, “ce délaissé de limpérialisme narratologique…” », http://www.revuerectoverso.com/spip.php?article205).

2 Lettre à Louise Colet, 6 avril 1853.

3 Ph. Hamon, « Un discours contraint », Littérature et réalité, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 160.

4 Entretien avec Philippe Hamon par Guillaume Bellon, op. cit.

5 Lire à ce sujet J.-M. Adam et A. Petitjean, Le Texte descriptif : Poétique historique et linguistique textuelle, Paris, Nathan, 2006 (1989).

6 Plutarque explique que « Simonide appelle la peinture une poésie muette et la poésie, une peinture parlante (346 f) » (De Gloria atheniensium, Presses Paris-Sorbonne, 1985, p. 113).

7 A.-J. Greimas, Du sens II, Paris, Seuil, 1983, p. 154.

8 M. Abolgassemi, « La description expérimentale chez Balzac et Musil », Poétique, no 145, Paris, Seuil, 2006, p. 77.

9 A. Rabatel, Homo Narrans, Pour une analyse énonciative et interactionnelle du récit, Tome II, Dialogisme et polyphonie dans le récit, Limoges, Editions Lambert-Lucas, 2008, p. 350.

10 Id., « Figures et points de vue en confrontation », Figures et points de vue, Langue française no 160, Paris, Larousse, décembre 2008, p. 12.

11 M. Monte, « Le jeu des points de vue dans loxymore : polémique ou reformulation ? », Figures et points de vue, Ibid., p. 42.

12 G. Salvan, « Dire décalé et sélection de point de vue dans le métalepse », Figures et points de vue, Ibid., p. 80.

13 J.-Y. Tadié, Le récit poétique, Paris, Tel, Gallimard, 1994, p. 186.

14 O. Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, Paris, Flammarion, 1995, p. 42.

15 M. Tison-Braun, Poétique du paysage (Essai sur le genre descriptif), Paris, Librairie A.-G. Nizet, 1980, p. 28.

16 Lire à ce sujet J.-M. Adam. Il précise que cest « en mettant en relation les plages descriptives et les différents niveaux textuels dont parle P. Imbert quapparaissent les fonctions sémiosiques de certaines descriptions dans léconomie interne dun récit réaliste » (op. cit., p. 48).

17 N. Wanlin, explique que la « question est de savoir si lon considère que la description vise un donné ou construit son objet. Cest sans doute cette alternative qui permet dapprocher lhistoricité de la notion de descriptif, en particulier à larticulation du xixe et du xxe siècle. Outre la théorie du descriptif, il reste en effet à faire une histoire littéraire (et extra-littéraire) du descriptif » (« Remarques sur les problématiques actuelles de la théorie du descriptif. En relisant Philippe Hamon », Le Descriptif, Polysèmes. Arts et littératures, articles réunis par Isabelle Alfandary et Isabelle Gadoin, no 9, éd. Publibook, 2007, p. 181).

18 Les Misérables, II, Paris, Gallimard, 1995, p. 836.

19 Ph. Hamon, Introduction à lanalyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981.