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Classiques Garnier

Préface de l’auteur

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Poétiques de l’anagnorisis
  • Pages : 7 à 10
  • Collection : Théorie de la littérature, n° 26
  • Thème CLIL : 4053 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Théorie Littéraire
  • EAN : 9782406132363
  • ISBN : 978-2-406-13236-3
  • ISSN : 2261-5717
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-13236-3.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 07/09/2022
  • Langue : Français
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Préface de lauteur

Je tiens en premier lieu à remercier Luc Sautin davoir entrepris la tâche de traduire ce long ouvrage, et encore de lavoir menée à terme assez rapidement pour que jaie des chances den voir imprimer le résultat. La rapidité du travail na pas empêché que sa traduction soit non seulement fidèle et intelligente – elle se plie avec une compréhension remarquable à tous les détours de largument – mais encore élégante et même, aux endroits où il le fallait, spirituelle. Par surcroît, Luc a voulu se charger du travail ingrat de mettre à jour les références bibliographiques et de traduire en français les citations dauteurs grecs, latins, allemands, et (évidemment) anglophones. On comprendra alors que la reconnaissance que je lui offre, à la différence de celles dont je parle dans le livre, nest sujette à aucun doute ni ambiguïté.

Ce projet a été conçu, et en quelque sorte garanti, par Olivier Guerrier, qui avait préalablement fait un commentaire brillant et inattendu sur Recognitions dans un ouvrage sur Montaigne1. Ce que je dois à Olivier comme collègue et ami fidèle va dailleurs bien au-delà du projet en tant que tel, qui constitue le point culminant dune collaboration de longue date. Je prends donc ici loccasion heureuse dexprimer ma profonde gratitude envers lui.

La décision de laisser tomber les chapitres sur Henry James et Joseph Conrad à la fin de la seconde partie du livre a été prise après des discussions prolongées. Ces essais sur des auteurs anglophones sont destinés plutôt à des spécialistes de littérature anglaise, qui sauront sans aucun doute lire loriginal. En proposant ces suppressions, javais à lesprit non seulement le confort du traducteur, mais aussi la remarque dun collègue (je ne me souviens plus duquel) qui mavait très gentiment taxé 8de bavardise, faute que jadmets sans réserve. Si javais à écrire le livre de nouveau (voir plus bas), il serait plus court de la moitié.

Que cet ouvrage, écrit au cours des années 1980, réapparaisse en langue française quelque trente-cinq ans plus tard, est pour moi un événement à la fois émouvant et troublant. Quant à lémotion, je la passe sous silence, sagissant dune expérience personnelle que tout le monde comprendra. Le trouble, par contre, mérite quelques mots dexplication.

À cette époque-là, les théories post-structuralistes battaient leur plein, avant le retour de lhistoire (la « New Historicism », lhistoire du livre) et lessor des idéologies culturelles (féminismes, théorie post-coloniale, et autres). Jai toujours respecté lhistoire, sous toutes ses formes ; lesthétisme nest pas mon gibier, la théorie pure et dure non plus. Il est toutefois visible que Recognitions est un livre qui poursuit, à travers des mutations culturelles, la permanence dune expérience anthropologique, celle qua poursuivie, selon leurs propres contextes culturels, ces maîtres à penser que furent Northrop Frye, Paul Ricœur, ou avant eux, le remarquable Sir James G. Frazer. Sans essentialiser mes matériaux, jai voulu relever des constantes, le jeu dune pensée qui a cherché inlassablement à découvrir, à travers des formes dexpression diverses, les péripéties de son propre fonctionnement. Létymologie du mot « anagnorisis », comme Aristote le dit lui-même, désigne moins un objet de pensée que la pensée elle-même en acte, lopération dune cognition qui vise un objet critique, déterminant, a matter of life and death, et qui souvent, sans le savoir, passe à côté de cet objet. Autrement dit, la reconnaissance est un acte cognitif, dont le drame et le récit permettent de mieux cerner les contours.

Par la suite, cet aspect larvé de mon projet de 1988 a commencé peu à peu à se dessiner à travers des études diverses : sur la Mignon de Goethe, dont les avatars nombreux à travers les xixe et xxe siècles démontrent à quel point les histoires à reconnaissance continuent à fasciner les lecteurs et les spectateurs2 ; sur Montaigne, dont les Essais constituent une sorte dimmense commentaire pluriel sur la cognition humaine3 ; et sur laspect 9cognitif de l« émerveillement » (wonder) dAristote à George Eliot et à Marilynne Robinson4.

Cette mutation de la reconnaissance du statut dobjet épistémologique à celui dobjet cognitif aurait mérité une étude à elle seule. En reprenant la question posée dans Recognitions selon sa focalisation cognitive, on arriverait à mieux cerner les propriétés qui rendent la Poétique – et même la poétique – si inlassablement ouverte à la réinterprétation : la plausibilité cognitive du paradigme tragique, leffet pérenne, à travers des cultures très diverses, du retour dUlysse ou des réunions shakespeariennes, et en conséquence la valeur de la littérature (de la poésie, dirait Aristote), comme objet de connaissance.

On comprendra donc à quel point lidée même dun tel projet – rien de moins quune ré-écriture de mon livre, dun bout à lautre, à partir dune perspective cognitive – pourrait être troublante pour quelquun qui, tout bavard quil puisse être, a déjà dépassé de longtemps sa date de péremption. À lheure quil est, la seule possibilité qui se présente est dencourager ceux qui en auraient la volonté et le courage de poursuivre cette piste cynégétique ultérieure, et de leur offrir, habillée de son nouveau costume français, létude préalable de 1988.

Lessai sur la maraviglia que jai mentionné plus haut fut écrit pour rendre hommage au grand comparatiste Piero Boitani, dont le travail inlassable sur lanagnorisis constitue une perspective différente de la mienne, mais toujours compatible avec elle. Les circonstances quasi romanesques dans lesquelles Piero et moi avons découvert que chacun de nous, à linsu de lautre, avait entrepris de reprendre le projet dAuerbach en susbstituant lanagnorisis à la mimesis, ont été racontées dans dautres préfaces, la mienne dans lédition originale de mon livre, la sienne dans la version anglaise, intitulée Anagnorisis : Scenes and Themes of Recognition and Revelation in Western Literature (2021), de son grand livre à lui, Riconoscere è un dio (2014). Pas besoin donc de les réitérer ici. Ces moments de reconnaissance réciproque ne sont dailleurs pas les seuls. 10Pour ne mentionner quun exemple : bien que le sort – sous la forme dune tempête de verglas au Canada (si je me rappelle bien) – ait voulu quune rencontre personnelle, lors dun colloque de New York organisé par Philip Kennedy et Marilyn Lawrence en 2003, ne puisse pas avoir lieu, nos essais sur le grand sujet ont toutefois été recueillis par la suite dans le volume Recognition : The Poetics of Narrative. Interdisciplinary Studies on Anagnorisis, édité par ces mêmes collègues.

Ces péripéties sont invoquées pour rendre sensible la manière merveilleuse dont la vie et la pensée de Piero se sont entrelacées à la mienne, même si nous avons poursuivi nos chemins dans des environnements différents et selon des préférences toutes personnelles. La réapparition, plusieurs décennies après le moment inaugural de notre rencontre, de nos ouvrages légèrement déguisés (en italien, en anglais, en français), me permet donc de lui dire à nouveau toute ma gratitude de la manière gracieuse et généreuse dont il a accepté ce jumelage involontaire.

Terence Cave

dOxford à Oslo, janvier 2022

1 Olivier Guerrier, Rencontre et reconnaissance : les « Essais » ou le jeu du hasard et de la vérité, Paris, Classiques Garnier, 2016.

2 Terence Cave, Mignons Afterlives : Crossing Cultures from Goethe to the Twenty-First Century, Oxford, Oxford University Press, 2011.

3 Voir Terence Cave, How to Read Montaigne, London, Granta Books, 2007 ; et plus récemment, « Un demi-tour de cheville : pour une lecture cognitive des Essais », Montaigne outre-Manche, éd. John OBrien, Bulletin de la Société Internationale des Amis de Montaigne, 2022/1, p. 109-127.

4 « Wonder as a Mode of Thought : Aristotle, George Eliot, Marilynne Robinson », in Astonishment : Essays on Wonder for Piero Boitani, éd. Emilia di Rocco, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 2019, p. 3-16.