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Classiques Garnier

Annexe

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Poétique et Psychanalyse. L’autre versant du langage
  • Pages : 337 à 349
  • Collection : Investigations stylistiques, n° 5
  • Thème CLIL : 3154 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage -- Stylistique et analyse du discours, esthétique
  • EAN : 9782406061397
  • ISBN : 978-2-406-06139-7
  • ISSN : 2271-7013
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06139-7.p.0337
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 01/10/2016
  • Langue : Français
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ANNEXE

Les styles de Lacan1

[] La psychanalyse, si elle est source de vérité, lest aussi de sagesse. Et cette sagesse a un aspect qui na jamais trompé depuis que lhomme saffronte à son destin. Toute sagesse est un gay savoir. Elle souvre, elle subvertit, elle chante, elle instruit, elle rit. Elle est tout langage. Nourrissez-vous de sa tradition, de Rabelais à Hegel. Ouvrez aussi vos oreilles aux chansons populaires, aux merveilleux dialogues de la rue…

Vous y recevrez le style par quoi lhumain se révèle dans lhomme, et le sens du langage sans quoi vous ne libérerez jamais la parole.

Jacques Lacan, « Discours de Rome », 1953.

Il ny a pas de métalangage, mais lécrit qui se fabrique du langage est matériel peut-être de force à ce que sy changent nos propos.

Jacques Lacan, « Lituraterre », 1971.

Quand on pose la question du style chez Lacan, plusieurs problèmes évidents apparaissent. Dabord, la manière dont nous est parvenue son œuvre écarte dun premier abord les séminaires, parce quils étaient entièrement oraux et que ce qui en a été publié a été retranscrit assez

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librement par son gendre, Jacques-Alain Miller (même quand la transcription était approuvée par Lacan lui-même). En outre, si lon sen réfère à létymologie, le style renvoie plutôt à lécrit, puisque le latin classique stilus désignait linstrument même de lécriture, cest-à-dire un poinçon de fer ou dos terminé par une lame plate et large, la pointe servant à écrire sur la cire des tablettes, et la surface plate à effacer. On sait que cet étymon se retrouve dans labréviation de stylographe en stylo ; quant à style, le mot désigne en français la « manière » en général, et en particulier la manière de sexprimer, à vrai dire aussi bien à lécrit quà loral, mais on y reviendra, ne serait-ce que parce que la question du style se pose par rapport à une parole fixée, et fixée par le signifiant, ce qui est une forme de lécrit sans écriture matérielle.

Pour limiter le corpus, je prendrai mes exemples dans les Autres Écrits2, parce que cest le volume darticles de Lacan (pour la plupart, dailleurs, issus de textes quil a dits) qui permet davoir sous les yeux le plus large empan chronologique, dans la mesure où les articles vont de 1938 à 1976, soit trente-huit ans décriture. Ceci ne mempêchera pas, parfois, de renvoyer à dautres écrits, mais, pour ce qui me retient, seulement pour les évoquer.

Pourquoi « Les styles de Lacan » ? Cest quil apparaît à toute personne qui a lu Lacan quen matière de style, il est vraiment passé de lun à lautre. Un certain nombre de faits mont frappée, qui mont fait définir grossièrement trois périodes, mais cette affirmation demanderait à être nuancée, ce qui exige un autre travail.

La première période, je la situe globalement jusque vers 1950 : elle commence avant 1932, date de sa thèse. Durant tout ce temps, Lacan utilise de manière uniforme un style que je nhésiterai pas à qualifier duniversitaire, puisque cest celui de travaux scientifiques, adressés aux instances universitaires (pour ce qui concerne la thèse), ou encore darticles liés à ses fonctions et à sa réflexion de médecin psychiatre et psychanalyste, et tirés de ses interventions à des congrès, tel « Le stade du miroir », qui a été proposé en deux fois, en 1936 et en 1949. Je prendrai un exemple dans le texte le plus ancien des Autres Écrits, « Les complexes familiaux dans la formation de lindividu », essai danalyse dune fonction en psychologie, paru en 1938 dans LEncyclopédie française. Lextrait constitue lintroduction de la deuxième partie, intitulée « Les complexes familiaux en pathologie » :

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Les complexes familiaux remplissent dans les psychoses une fonction formelle : thèmes familiaux qui prévalent dans les délires pour leur conformité avec larrêt que les psychoses constituent dans le moi et dans la réalité ; dans les névroses, les complexes remplissent une fonction causale : incidences et constellations familiales qui déterminent les symptômes et les structures, selon lesquels les névroses divisent, introvertissent ou invertissent la personnalité. Telles sont, en quelques mots, les thèses que développe ce chapitre.

Il va de soi quen qualifiant de familiales la forme dune psychose ou la source dune névrose, nous entendons ce terme au sens strict de relation sociale que cette étude semploie à définir en même temps quà le justifier par sa fécondité objective : ainsi ce qui relève de la seule transmission biologique doit-il être désigné comme « héréditaire » et non pas comme « familial », au sens strict de ce terme, même sil sagit dune affection psychique, et cela malgré lusage courant dans le vocabulaire neurologique3.

Jaurais pu choisir nimporte quel passage. Il fallait en prendre un, cest celui-là. Que note-t-on ? Tout ce qui caractérise le style universitaire, avec le souci didactique de clarté. Lacan adopte la tradition, systématique à lépoque, de la discrétion dauteur qui se traduit par lemploi du nous de modestie (« nous entendons ce terme… »). Pour la netteté du propos, il y a une absence presque totale de métaphores : le terme de source est ici une métaphore tellement usée quelle en perd son statut de figure ; en revanche, le mot constellation, qui désigne un groupement détoiles, en est ici le seul exemple véritable ; or constellation est, il est important de le souligner, une image empruntée à Freud, qui, dans les Cinq Psychanalyses, évoque, concernant lhomme aux rats, « cette “constellation” si étrange de lamour et de la haine4 », et Lacan reprendra le mot à nouveau avec lidée de la famille dans « Fonction et champ de la parole et du langage » en 1953, toujours à propos de lhomme aux rats et de la « constellation fatidique qui présida à sa naissance même5. »

Cest également le souci de clarté qui explique larticulation logique du propos : chaque paragraphe est construit sur une petite démonstration qui aboutit à une mini-conclusion annonçant le développement suivant : « Telles sont les thèses [] que développe ce chapitre », « ainsi [] doit-il être désigné [] ». Sont installés des systèmes doppositions : dun côté « Les complexes familiaux remplissent dans les psychoses une fonction

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formelle », de lautre « dans les névroses, les complexes remplissent une fonction causale » ; lénoncé est presque le même, avec juste une légère variation dans lordre des mots, qui permet de souligner lopposition de cas entre les psychoses et les névroses, et la différence de fonction corrélative, « formelle » dune part, « causale » de lautre. On est en pleine rhétorique classique. Même souci dans la phrase suivante, mais avec dautres caractéristiques : la phrase est divisée en deux parties, la première soulignant les raisons de lemploi de ladjectif familiales, la seconde en tirant la conséquence pour le raisonnement (« Ainsi [] »). Dans ces deux paragraphes, le style est didactique, et cest donc le rythme binaire qui triomphe. On la vu avec les deux attaques semblables et contrastées de la toute première phrase, on peut noter également les couples coordonnés (« dans le moi et dans la réalité », « incidences et constellations », « les symptômes et les structures », « la forme dune psychose ou la source dune névrose »). Seul y échappe un unique cas de rythme ternaire, qui est à souligner : ce sont les verbes « divisent, introvertissent ou invertissent », cas intéressant parce quil y a une ombre de jeu de mots entre introvertissent et invertissent. Ce nest encore quune ombre.

Une remarque simpose dès cette époque, mais elle na rien doriginal en soi dans un écrit scientifique ; cest le goût pour les phrases longues et complexes. Le deuxième paragraphe est entièrement constitué dune phrase à relances, assez lourde il faut bien le dire. Elle comporte énormément de propositions subordonnées (relatives, complétives, circonstancielles), mais aussi des systèmes comparatifs (« à définir en même temps quà le justifier… », « comme “héréditaire” et non pas comme “familial” »), et se termine par une dernière relance (« et cela… »). Ces phrases très contorsionnées, on les retrouvera par la suite, avec dautres caractéristiques. Pour linstant, Lacan nutilise pas du tout digressions, incidentes et formules phatiques quil multipliera. Son désir, cest dêtre complet et compris.

Ce style, on en retrouve les caractéristiques dans « Le nombre treize et la forme logique de la suspicion » paru dans les Cahiers dart (1945-1946), où demblée il cite les noms de François Le Lionnais et de Raymond Queneau, qui fonderont lOuLiPo en 1960 : on retrouvera ensuite ce goût des démonstrations mathématiques et dune poétique purement formelle, dont il était féru, lui ami des Surréalistes comme le montre la célèbre

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photo avec le groupe. Cest avec ce même style quil écrit « La psychiatrie anglaise et la guerre », paru en 1947 dans LÉvolution psychiatrique.

Il convient de noter dores et déjà que les périodes que jai indiquées peuvent très bien se superposer. Lacan nabandonnera jamais cette manière décrire lorsque le besoin sen fera sentir, cest-à-dire lorsquil désirera très expressément être compris, en particulier pour ce qui concerne la vie – on pourrait dire au sens juridique – de son école, et dans différents textes de mise au point. Il reprend ce style en 1964, dans lActe de fondation de lÉcole française de psychanalyse6 et dans les diverses notes adjointes datées de 19717, ainsi que, assez largement, dans la Proposition du 9 octobre 19678. Il en va de même dans son « Adresse à lÉcole », datée du 25 janvier 19699 et, avec quelques petits bémols, dans la « Lettre de dissolution » datée du 5 janvier 198010.

Si je date à peu près le début de la seconde période autour de 1950, cest parce que, dans les Autres Écrits, jai noté un certain changement dans le texte sur le résumé de la discussion du rapport « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie11 », intitulé « Prémisses à tout développement possible de la criminologie12 », les deux textes étant datés du 29 mai 1950. Les phrases deviennent très longues ; je note aussi lemploi de nommément pour annoncer une précision (« une structure fermée de la subjectivité, nommément celle qui exclut le névrosé de la réalisation authentique de lautre13 »), emploi qui deviendra ensuite très fréquent.

Mais cest à partir du moment où, à la demande des jeunes qui lentourent, il commence son enseignement (cest-à-dire en 1953) que, véritablement, on voit se former un style nouveau, qui ira se confirmant durant toutes les années de séminaire. Il serait très long de suivre dans son cours lélaboration de ce style. Je prendrai donc, comme précédemment, lexemple arbitraire dun texte pour en indiquer quelques caractéristiques qui ne sauraient être exhaustives. Une constatation de base me semble

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évidente : son écriture est influencée de plus en plus fortement par le caractère oral de ses séminaires, et également par les conditions dans lesquelles il seffectue. Il y a dune part le fait que son enseignement va peu à peu se révéler à lui comme résolument non-universitaire et comme une profération quil dit en quelque sorte « sur le divan », fondée sur un travail intense et comme clinicien et comme théoricien, dans une constante élaboration ; dautre part le fait que son noyau délèves va sélargir bien au-delà de ce quil aurait désiré, avec une assistance dont la majorité na plus grand-chose à voir avec la psychanalyse (ce quon le voit déplorer souvent dans ses séminaires). Il se pose des questions sur la manière dont ce quil énonce peut être reçu, et exprime son désir de nêtre saisi que par ceux qui peuvent lentendre, doù un langage de plus en plus marqué comme les formations de linconscient. Cest donc une parole vive que lon voit passer dans lécriture et dans le style, et qui, parfois, se rapproche de caractéristiques poétiques.

Je prends mon exemple dans son « Allocution sur lenseignement14 », datée du 19 avril 1970, donc assez tard dans sa trajectoire pour quon voie bien établi ce style de Lacan. Ce nest quun échantillon, et donc il ne contient pas tous les aspects que je voudrais souligner :

Enseignants, donc vous me fûtes. Non sans que men poigne quelque désêtre : ça doit se sentir depuis un moment. En suis-je de vous plus enseigné ? Car ce nest pas là le couple obligatoire, dont viennent de se rebattre vos oreilles.

Ce qui de laimant à laimé fait route peu sûre, devrait rendre plus prudent à, de ces couples de participes, se fier au transport.

Je suis surpris que, plutôt que du transitif instruire le transit, on ny ait jamais vu occasion dintroduire lambivalence, et dun pas moins courant à ce que mal(e)honnêteté sen ébatte.

Que laimant emporte le haï, pour être net, ça ne veut pas dire quamour et haine, cest tout un, autrement dit : ont le même support. Deux au contraire.

Quon parte pour cette partition de : partant, parti. Ce sera mieux.

De là à ce que le transitif ne le soit pas tant quon limagine, il ny a quun pas… de la transition dont rien ne se véhicule.

Et quon ne marrête pas à ce que jai dit : que lamour est toujours réciproque, car justement cest de ce quà susciter laimant, ce nest pas ce dont il est épris.

Doù revient lépingle : comique.

À la vérité, cest de la division du sujet quil sagit : qui de son battement fait lobjet surgir en deux places sans support15.

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Tout diffère entre ce texte et le précédent : Lacan utilise librement la première personne, celle du locuteur, les paragraphes sont très brefs, démultipliés, et surtout lavancée logique nest plus du tout la même. Ici, la navigation se fait non plus à partir de larticulation syntaxique, mais à partir des mots, du travail des signifiants : opposition entre participes présents et passés – et leurs dérivés – (enseignants/enseignés, aimant/aimé, partant/parti), oppositions sémantiques (aimant/haï, amour/haine), travail sur des séries de mots de même famille en paradigme (amour – aimant – aimé ; haine – haï ; transport – emporte – support ; transitif – transit – transition ; quon parte – partition – partant – parti ; rebattre – sébattre – battement). On notera limportance du préfixe trans – dans cette série. Or cest celui qui ouvre le mot transfert, si important en analyse, et transport est le calque, issu du latin, du mot métaphore, venu du grec. Avant den venir à la métaphore dans ces lignes, restons-en aux mots en soulignant trois faits : dune part la création de néologismes, ici avec désêtre, dautre part le jeu de mots (mal(e)honnêteté), enfin lemploi de mots rares ou archaïques, comme le verbe poindre au sens de « blesser ».

Le tissu métaphorique est discret, mais continu et cohérent : il y a deux fils métaphoriques, dont le terme commun est transport, dans ses deux sens. Le sens le plus fréquent, « fait de porter dun point à un autre », correspond à la métaphore filée du chemin, qui est lancée par « fait route peu sûre », et se poursuit avec « induire le transit », « un pas moins courant », « Quon parte », « il ny a quun pas », « rien ne se véhicule », « quon ne marrête pas ». Lautre sens de transport est « vive émotion », en particulier au sens amoureux, et ici également se file une métaphore qui accompagne lensemble du texte, à partir de couple, même si le mot alors ne désigne que celui de enseignant/enseigné. Ce sens est confirmé et relayé ensuite par le couple suivant, aimant/aimé, qui fait ensuite paradigme avec amour, haine et haï, mais aussi avec le jeu de mots mal(e)honnêteté qui met en évidence le mâle, avec les verbes sébattre et être épris, et ladjectif réciproque attribut grammatical de lamour. Ces deux métaphores présentent deux comparants facilement repérables. Ce qui lest moins, cest le support, le comparé, qui reste implicite, et que lon peut situer du côté du chemin analytique et du transfert. Cest ce que suggère une autre métaphore, très brève, celle de lépingle, qui se greffe sur le participe aimant, mais pris alors comme substantif avec son sens de « corps qui attire le fer », doù lemploi du verbe revient ; cette

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métaphore précède juste le surgissement de ce qui est en question : la division du sujet. Cette division est en quelque sorte rendue manifeste par lemploi constant de léquivoque, soulignée par Lacan lui-même dans « introduire léquivalence », et sur laquelle rebondit le sens, le mot couple en rendant ici le sens encore plus présent. Cette équivoque, on vient de la voir à lœuvre dans transport, aimant, mais aussi dans pas (aussi bien substantif quadverbe négatif, équivoque utilisée plusieurs fois, ainsi dans le séminaire Dun Autre à lautre). Cest vraiment sur « les plusieurs portées dune partition16 » quil écrit alors.

Dores et déjà on peut remarquer que rien nest fait pour rendre le texte clair : au contraire. On y retrouve plutôt, non ce qui règle la prose, mais les trois caractères fondamentaux que javais dégagés dans mon Dictionnaire de poétique à propos de la poésie moderne : le primat du signifiant, la densité, et même le caractère cyclique. Dautres faits, syntaxiques cette fois-ci, vont dans ce sens : ellipses du déterminant (« fait route peu sûre », « on ny ait jamais vu occasion », « à ce que mal(e)honnêté sen ébatte », « amour et haine, cest tout un »), utilisation inhabituelle et fréquente de la préposition à (« plus prudent à [] se fier au transport », « dun pas moins courant à ce que [] », « à susciter laimant »), bouleversements dans lordre canonique des mots (antépositions de lattribut du sujet : « Enseignants, donc vous me fûtes » ; du complément dagent : « En suis-je de vous plus enseigné ? » ; du complément déterminatif, inséré en tmèse juste après la préposition : « à, de ces couples de participes, se fier au transport »). De telles caractéristiques mont fait penser, par certains tours, à la tonalité étrange de la lettre de Marcelle C. quavait étudiée le jeune Lacan en 193117. Ces faits relèvent aussi et ainsi, dans une certaine mesure, de la poétique, mais il sen ajoute dautres, concomitants, qui, eux, relèvent de la langue parlée : outre le fait que Lacan utilise désormais le je du locuteur, il y a lemploi de donc pour reprendre le fil du propos textuel, celui du pronom familier ça, le rythme beaucoup plus haché de la phrase, dû non seulement aux fréquentes antépositions, mais aussi à de nombreuses inclusions phatiques, conatives ou métalinguistiques tels « pour être net », « autrement dit », dont on appréciera le sel dans un énoncé dont le moins quon puisse dire est quil ne cherche pas à être clair.

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Jen viens à ladjectif comique18. Le comique, cest ce qui soppose au sérieux du discours didactique, en proposant une autre voie de la pensée, qui avance non de manière didactique mais par la logique du signifiant. Freud avait montré que le chemin était bien celui de linconscient, avec Le Mot desprit. En 1970, dans « Radiophonie », Lacan évoque cette avancée par le signifiant, et ce quil en dit éclaire lexemple que je viens de commenter : « [] entendez que je joue du cristal de la langue pour réfracter du signifiant ce qui divise le sujet19. » À une précédente question, interrogé sur son style, il avait répondu :

Je dis ces choses difficiles, de savoir que linaptitude de mes auditeurs les met avec elles de plain-pied. Que le vice du psychanalyste dêtre personne par son acte plus que tout autre déplacée, ly rende dautre façon inapte, cest ce qui fait chacun de mes Écrits si circonlocutoire à faire barrage à ce quil sen serve à bouche-que-veux-tu20.

Autrement dit, il nenseigne et nécrit que pour bon entendeur.

Pour autant, une troisième période va se faire jour, qui correspond à un moment très important de son enseignement et de son élaboration. Il y a dabord en 1971 « Lituraterre ». Certes, dès 1957, Lacan avait mis en évidence limportance de la lettre dans « Linstance de la lettre », mais il est encore, à cette époque, persuadé de sa référence à la linguistique, saussurienne dabord puis jakobsonienne, et cela jusquau début des années 70. Il ne souligne même pas quutilisant lalgorithme saussurien, il le renverse demblée.

Au tout début de « Lituraterre », quand il justifie son titre, il évoque Joyce qui va marquer toute la fin de son séminaire :

Ce mot se légitime de lErnout et Meillet : lino, litura, liturarius. Il mest venu, pourtant, de ce jeu du mot dont il arrive quon fasse esprit : le contrepet revenant aux lèvres, le renversement à loreille.

Ce dictionnaire (quon y aille) mapporte auspice dêtre fondé dun départ que je prenais (partir, ici, est répartir) de léquivoque dont Joyce (James Joyce, dis-je), glisse da letter à a litter, dune lettre (je traduis) à une ordure21.

Je ne mattarderai pas sur « Lituraterre » : cest un texte important qui mérite quon sy arrête vraiment, et tel nest pas mon propos.

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Simplement, Lacan est alors en marche vers ce qui se traduit dans le séminaire Encore, à la fin de 1972 : il prend conscience que, depuis le début, ce quil fait sur le langage de linconscient ne relève pas de la linguistique, comme il le croyait très sincèrement, mais de quelque chose dautre quil appellera la linguisterie (ce que jappelle les « grammaires du signifiant », et qui peut se rapporter à une poétique). Voici comment il retrace son rapport à la linguistique et présente sa prise de conscience dès le début de son séminaire, le 19 décembre 1972 :

Un jour, je me suis aperçu quil était difficile de ne pas entrer dans la linguistique à partir du moment où linconscient était découvert.

Doù jai fait quelque chose qui me paraît à vrai dire la seule objection que je puisse formuler à ce que vous avez pu entendre lautre jour de la bouche de Jakobson, à savoir que tout ce qui est du langage relèverait de la linguistique, cest-à-dire, en dernier terme, du linguiste.

Non que je ne le lui accorde très aisément quand il sagit de la poésie à propos de laquelle il a avancé cet argument. Mais si on considère tout ce qui, de la définition du langage, sensuit quant à la formation du sujet, si renouvelée, si subvertie par Freud que cest là que sassure tout ce qui de sa bouche sest affirmé comme linconscient, alors il faudra, pour laisser à Jakobson son domaine réservé, forger quelque autre mot. Jappellerai cela la linguisterie.

Cela me laisse quelque part au linguiste, et nest pas sans expliquer que tant de fois, de la part de tant de linguistes, je subisse plus dune remontrance – certes pas de Jakobson, mais cest parce quil ma à la bonne, autrement dit il maime, cest la façon dont jexprime ça dans lintimité.

Mon dire, que linconscient est structuré comme un langage, nest pas du champ de la linguistique22.

Concernant la poésie, je ne suis pas daccord sur ce quil concède à Jakobson, mais cest là une autre affaire, et de plus Lacan sen apercevra implicitement ensuite. Cest lors de ce même séminaire quil dégage la notion de la lalangue23.

Entre la lecture quil fait de Joyce et ce quil en tire à son usage, la révélation selon laquelle il a toujours fait de la linguisterie, et la mise au jour de la lalangue, quelque chose de plus se dénoue dans le style de Lacan, et aboutit à des textes qui, dans cette dernière période, sont particulièrement opaques à tout lecteur non averti, et extrêmement difficiles pour les lecteurs avertis. Non seulement ils sont baignés implicitement

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et explicitement de toute lélaboration précédente de Lacan, mais de plus le travail du signifiant et de la lettre y est constant et nourrit le sens de telle sorte que ne pas sy arrêter signifie ne rien saisir du texte.

Je prends mon dernier exemple dans « Joyce le Symptôme », texte de la conférence que Lacan avait donnée le 16 juin 1975 dans le grand amphi de la Sorbonne à louverture du 5e symposium international consacré à Joyce. Contentons-nous du second paragraphe :

LOM : en français ça dit bien ce que ça veut dire. Il suffit de lécrire phonétiquement : ça le faunétique (faun…), à sa mesure : leaubscène. Écrivez ça eaub… pour rappeler que le beau nest pas autre chose. Hissecroibeau à écrire comme lhessecabeau sans lequel hihanappat qui soit ding ! dnom dhom. LOM se lomellise à qui mieux mieux. Mouille, lui dit-on, faut le faire : car sans mouiller pas dhessecabeau24.

On a ici une sorte de pastiche de Joyce à la sauce Lacan. Les frontières entre écrit et oral sont abolies, ouvrant totalement la voie à la lettre, doù la fréquence du verbe écrire : trois fois en trois lignes. Cest un oral qui sécrit, et un écrit qui soralise puisque Lacan propose de lécrire phonétiquement. On est là à la racine même du mot desprit, et la voie du comique est patente à chaque instant ; jen retiendrai ne serait-ce que le cri de lâne qui se fait entendre dans le néologisme hihanappat, libre transcription du versant parlé de « il ny en a pas », ainsi que le son de cloches de « ding ! dnom dhom », tout aussi libre transcription de « digne du nom dhomme ». Ce type de transcription est de règle dans tout le paragraphe, de diverses manières. Je vais les prendre au fur et à mesure quon les trouve dans le texte.

Il y a dabord les majuscules, LOM, qui reprennent lidée énoncée à la fin du paragraphe précédent, « nous sommes zhommes », à quoi avait abouti toute une suite à partir de « je nomme » entraînant par calembour « que ça fasse jeune homme ». Cest cette écriture même en majuscules qui va permettre à Lacan de rebondir pour lui faire dire « ce que ça veut dire ». Tout est pris et est à prendre au pied de la lettre : cest le sens des inclusions métalinguistiques « (faun…) », « Écrivez ça eaub… », « à écrire comme… ». Ainsi, phonétiquement devient faunétiquement, ce qui, puisquil est question de lhomme, amène le faune et donc lidée dobscénité, nouveau moment pour jouer avec la lettre en écrivant eaubscène, ce qui, à la faveur dun retournement de la première syllabe fait entrer en jeu le beau. Le beau, lobscène et avec lui

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le phallus : on peut remonter ainsi à différents moment de lenseignement de Lacan. Le beau introduit une nouvelle libre transcription, toujours liée au sentiment que lhomme a de lui-même, « il se croit beau » devient un mot néologique, hissecroibeau, avec, dans le verbe hisser, quelque chose de dressé quon nest pas surpris de trouver là. Il ny a quune mince différence avec le paronyme lui aussi néologique sur lequel se hisser : hessecabeau. Ce signifiant-là va être, dans la suite du texte, utilisé et dans sa forme banale, escabeau (« il jaspine25 pour saffairer de la sphère, dont se faire [sfaire] un escabeau »), et dans une autre transcription libre, encore plus liée à la lettre : S. K. beau (« LS. K. beau cest ce que conditionne chez lhomme le fait quil vit de lêtre (= quil vide lêtre) autant quil a – son corps »). Lacan reprendra lescabeau à la fin de son texte pour évoquer son style :

La pointe de linintelligible y est désormais lescabeau dont on se montre maître. Je suis assez maître de lalangue, celle dite française, pour y être parvenu moi-même ce qui fascine de témoigner de la jouissance propre au symptôme. Jouissance opaque dexclure le sens26.

Je termine lanalyse de notre petit paragraphe. LOM entraîne la création dun verbe néologique, se lomellise, où sentend la lamelle de la libido, et qui aboutit par une sorte danagramme à un autre verbe, bien lié lui aussi à lobscène : mouiller. On pourrait ajouter quavec se mouiller il y a quelque chose de laudace vaniteuse du hissecroibeau.

La logique, ici, est entièrement liée à la lettre. Cest bien celle de linconscient, celle de la lalangue, « structurée comme un langage », comme na cessé de la mettre au jour Lacan sur quelque vingt-cinq années de travail et délaboration. Il sagit dune poétique, car on est dans la même logique de langage que dans celle qua pu dégager la poésie moderne mais qui a toujours été présente aussi loin que lon remonte dans la poésie. Lui qui dira, dans la séance du 17 mai 1977 de Lune bévue…, « Je ne suis pas assez “pouate”, je ne suis pas “pouatassez” », avait écrit, dans sa « Préface à lédition anglaise du Séminaire XI » datée du 17 mai 1976, soit exactement un an auparavant :

[] je ne suis pas un poète, mais un poème. Et qui sécrit, malgré quil ait lair dêtre sujet27.

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Cette affirmation nest pas une pirouette. Un poète est quelquun qui écrit de la poésie, et ce nest pas de linconscient quil sagit, même si lécriture de la poésie a de grandes affinités avec la langue de linconscient, et effectivement, ce quécrit Lacan, ce ne sont pas des poèmes, ça na rien à voir avec des poèmes. En revanche, dans cet usage de la lettre et du signifiant, dans cette écriture qui ressemble à la langue de linconscient, et à laquelle peu à peu a accédé Lacan dans lémergence de son travail continu, cest un sujet-poème qui apparaît, puis-je dire le sujet-poème quil est ? Et cest en tant que sujet-poème quil a à être lu et entendu.

Ordinairement, quand on conclut sur le style dun auteur, cest pour montrer comment il se situe dans une époque, dans une esthétique, dans lunité dune œuvre. Or Lacan nécrit pas une œuvre littéraire. Cest ailleurs quil se place, car il est pleinement dans la psychanalyse. « Le style, cest lhomme », avait écrit Buffon. Il y a bien effectivement quelque chose du sujet Lacan dans le style auquel il a abouti, et chacun, même si cest pour le lui reprocher, ne peut que le constater, et concéder quil est unique. La densité à laquelle Lacan est arrivé dans certains écrits, il nen était pas le prisonnier et ce nétait pas un jeu. Cest la maîtrise dun maître, cest-à-dire de quelquun qui a travaillé continûment et en tirant profit de tout ce quil a rencontré : son style a drainé au fil des années tout ce quil a mis au travail depuis le début (et lon peut remonter au moins jusquà 1931, on a pu le voir), et le contient entièrement dès quon lanalyse quelque peu. Il sagit dun travail analytique, ce qui veut dire que quelque chose a été lâché, sest déplacé, comme une formation de linconscient. Regarder de près la progression de son style, cest suivre la voie de son désir, à lui, Lacan. Cette écriture, cest aussi la transmission même de sa pensée sur linconscient. Les influences qui se sont exercées sur ce style relèvent et de ses goûts et de sa culture, et de ce quil y a vu de congruent avec son travail sur linconscient. Je pense ainsi, entre autres, à la poésie et à Mallarmé, aux Surréalistes, à lOuLiPo, au Saussure des Mots sous les mots, et, dans la littérature en prose, principalement à Joyce ; il faut y ajouter tout ce que lui ont appris les psychotiques, et que Bernard Mary a détaillé dans ses travaux. Cest ainsi que le primat du signifiant est devenu de plus en plus évident dans son écriture, en mettant en œuvre la lettre, comme il la dégagée en sinscrivant dans la suite de Freud. Comme lobjet a, comme la notion de jouissance, ce style est une des découvertes de Lacan. On peut dire quil en est arrivé à parler linconscient, tel quil sécrit.

1 Ce texte, légèrement modifié, a fait lobjet dune intervention aux journées de juillet 2014 de lÉcole freudienne, et a paru dans le Bulletin interne de lÉcole no 116 doctobre 2014.

2 Éditions du Seuil, 2001.

3 Ibid., p. 61-62.

4 Cinq Psychanalyses, « Lhomme aux rats », PUF, 9e éd. 1979, p. 255.

5 Écrits, éd. du Seuil, 1966, p. 303. Voir, dans le présent ouvrage, le chapitre 2 de la deuxième partie.

6 Autres Écrits, op. cit., p. 229-233.

7 Ibid., p. 233 à 241.

8 Ibid., p. 243 à 259.

9 Ibid., p. 293 à 295.

10 Ibid., p. 317 à 319.

11 Écrits, op. cit., p. 125-149.

12 Autres Écrits, op. cit., p. 121-125.

13 Ibid., p. 122.

14 Ibid., p. 297-305.

15 Ibid., p. 298-299.

16 Écrits, « Linstance de la lettre… », p. 503. Lacan évoque là la Préface que fit Mallarmé au Coup de dés en 1897.

17 Voir p. 181 et suivantes.

18 Voir « La voie du comique », p. 73-75.

19 Autres Écrits, op. cit., p. 426.

20 Ibid., p. 418-419.

21 Ibid., p. 11.

22 Encore, éd. du Seuil, p. 19-20.

23 Voir p. 142 et suivantes.

24 Autres Écrits, op. cit., p. 565.

25 Jaspiner signifie « parler » en argot.

26 Ibid., p. 570.

27 Ibid., p. 572.