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Classiques Garnier

Avant-propos

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Avant-propos

Avant daborder le sujet proprement dit, de définir les raisons scientifiques de mon choix et de cerner la perspective adoptée, il me semble nécessaire dévoquer brièvement le cheminement personnel qui my a mené au fil du temps.

Descendant de rescapés du génocide des Arméniens, petit-fils dexilés, ayant vécu dans plusieurs pays et métant peu à peu réapproprié mon héritage identitaire, national et culturel, jétais prédisposé à aborder un sujet comme lexil, sous tous ses angles. Les thèmes qui croisent celui de lexil ont été pour moi des problématiques personnelles, avant dêtre des problématiques littéraires et universitaires. Le chemin parcouru fait que je peux en parler à présent avec tout le recul nécessaire pour intégrer cette réflexion dans la vaste discipline comparatiste et ses exigences méthodologiques. Mais il faut savoir que le désir vient de ce parcours personnel. Toute étude sur un sujet, aussi scientifique soit-il et aussi éloigné parfois de certaines préoccupations quotidiennes, vient dun désir personnel et dun parcours unique, celui qui est donné à chaque être humain dans sa traversée terrestre.

Bien avant de savoir larménien, jai grandi avec Rimbaud, avec sa révolte, ses lignes de fuite, ses élans purs, ses parcours infatigables de chercheur dor, son exil enfin. Avant même de comprendre ce quil racontait, je comprenais le sentiment qui sous-tendait lœuvre – comme pour, je crois, la plupart de ceux qui ont aimé cet auteur.

Avant de savoir larménien, jai appris lallemand, une très belle langue qui est avant tout une langue de poètes. La lecture de Hypérion de Hölderlin ma aidé à comprendre lamour de la patrie – même si, là aussi, je ne comprenais pas toute lœuvre au premier abord. Ses longues phrases lyriques pour exprimer une nostalgie, ou plutôt une Sehnsucht, pour exprimer la nation qui nest plus ou la nation qui nest pas encore, pour exprimer cet exil de la Nature originelle et de lunité primordiale, mont donné envie dapprofondir létude de cette pensée et de cette langue.

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Cest en traduction que jai lu pour la première fois Le Bois de Vincennes de Nigoghos Sarafian, sans savoir grand chose sur lui si ce nest quil portait comme moi cette histoire terrible et quil était arrivé en France, enfin quil avait écrit ce vaste récit poétique pour dire son histoire. Quand jai lu là aussi ces longues phrases amples peuplées dimages foisonnantes, jai senti quon pouvait dire beaucoup de choses, même indicibles, de cette histoire. Presque sans la nommer. Quà travers ces absences évoquées, ces teintes discrètes, ces allusions et ces contrastes, tout cet héritage resurgissait dans une langue qui pouvait enfin dire ce qui est extrêmement brutal dans le langage quotidien. Non seulement la Catastrophe en soi, mais aussi toute la tradition qui lavait précédée, et lexil qui lavait suivie, et qui faisait quen Diaspora on grandit toujours entre plusieurs terres, et que peu à peu vient une étrange impression quune troisième terre apparaît au loin encore indistinctement. Et cest sur cette troisième terre que sinterroge le comparatisme.

Et je me suis dit : cette œuvre, et toutes les autres œuvres qui disent ce que la langue quotidienne ne peut dire, il ne mest plus possible de les lire seulement en traduction, je dois les lire dans le texte. Et jai appris la langue de mes origines. Le comparatisme me semblait le terrain privilégié pour étudier cet auteur que javais découvert en traduction, puis retrouvé dans le texte original avec une saveur approfondie, enfin dont javais approfondi létude par un aller-retour entre loriginal et la traduction.

Je jetais des ponts entre les œuvres, les corpus, les époques. Dans le lyrisme dun Sarafian venant après la Catastrophe, je voyais le lyrisme dun Hölderlin avant la Catastrophe, et les longues proses poétiques se rejoignaient dans cette expression de lexil, encore très enflammée pour Hölderlin, sans illusion pour Sarafian. Puis est venu sadjoindre Une saison en enfer, aussi récit dune quête esthétique, poétique, philosophique, avec des sursauts de lyrisme, de révolte et dirréductibilité. On me disait souvent : quel lien entre ces auteurs qui ne se connaissent pas, qui nont pas vécu les mêmes choses ni vécu à la même époque ? Quelle pertinence de les rassembler ? Je répondrai à cette question dans les pages qui suivent, et je me bornerai ici à dire que lorsquun sentiment encore informe permet de faire un lien, même inexplicable, il convient alors de suivre cette piste, car un sens doit apparaître. Je lai fait.

Lhistoire de ces exils est aussi lhistoire du cheminement identitaire dêtres, de ces êtres qui refusent de sarrêter à ce quon leur impose une 13fois pour toutes et qui ne les fait pas grandir ; dêtres qui refusent de se corrompre, et qui recherchent la vérité ; dêtres enfin, qui cherchent à dire des choses importantes que bien souvent on renonce à dire, ou que lon déconsidère pour la simple raison que lon narrive pas à les dire, ou bien dont on va jusquà oublier lexistence juste parce quon nest pas arrivé à les dire. Mais la vérité ressort toujours, et triomphe de la douleur. Ces trois auteurs, comme tous les auteurs de lexil, ont été quelque part, à un moment, sur le chemin de la vérité. Jai souhaité minterroger sur ce chemin quils ont accepté de suivre.

Ce livre reprend avec de légères modifications la thèse pour le doctorat de littérature générale et comparée que jai soutenue à Aix-Marseille Université le 18 décembre 2013.

Je tiens à remercier chaleureusement Fridrun Rinner et Anaïd Donabédian, pour leurs conseils et encouragements, ainsi que Jürgen Wertheimer, Alexis Nuselovici et Krikor Beledian, qui a suivi de près mes recherches ; Pierre Brunel ; Marc Nichanian ; ma famille, mes proches, pour leur soutien constant.