Aller au contenu

Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Poétique de l’espace dans l’œuvre d’André Gide
  • Pages : 11 à 12
  • Collection : Bibliothèque gidienne, n° 26
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406151708
  • ISBN : 978-2-406-15170-8
  • ISSN : 2494-4890
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15170-8.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 18/10/2023
  • Langue : Français
11

Introduction

La cause paraît entendue, et ce depuis longtemps : Gide est instable comme lest sa pensée, fuyant comme elle, et ses vagabondages ne sont que lextériorisation de la complexité naturelle de son être, le moyen aussi de le rendre disponible à tous les bonheurs terrestres en larrachant à un milieu familial étouffant.

Quête de lAutre, chargé de toute une portée symbolique héritée des rêveries millénaires de lOccident autant que des songes de lenfance, ainsi métamorphosé en une entreprise quasi initiatique, le voyage est aussi pour Gide la poursuite de ses désirs ; mais lon sait bien que si nombre de ses déplacements ont pour objet le bonheur de Corydon, ils nen sont pas moins pourvus dun but plus avouable qui les légitime, et pourtant tout aussi sincère, quil soit intellectuel, spirituel ou altruiste.

Gide a donc voyagé. Il a raconté ses voyages. Il a prêché le nomadisme comme un art de vivre, et plusieurs de ses compagnons ont témoigné de son aptitude à le mettre en pratique. Après cela, que ses personnages soient également mobiles, quoi détonnant ?

Pourtant, comme une lecture de son œuvre le révèle, pas plus que damour il ny a chez Gide de voyage heureux ; ses personnages peuvent bien adopter à sa suite « le parti de voyager » quil opposa si orgueilleusement aux Déracinés de Barrès, ils sont loin den tirer le même profit. Pire : il semble quà vouloir se détacher des crustacés traînards, ils ne trouvent au bout de la route que doutes, déceptions, désillusions, sans avoir au moins la consolation dun confort médiocre. Urien et El Hadj, au-delà de la glace et du sable, ne trouvent rien ; Gérard nen finit pas de voir partir Isabelle, Jérôme de revenir auprès dAlissa, mais ni lun ni lautre ne réussit à étreindre le bonheur ; en voyage enfin, Michel perd sa superbe, Alissa perd la foi, Laura sa vertu, Bernard sa révolte, Vincent la raison, Fleurissoire, Marceline et quelques autres la vie.

Il y a là une contradiction qui, si elle ne nous fait pas mettre en doute la sincérité des récits de voyage de Gide, de ses déclarations enthousiastes 12devant lItalie ou lAfrique du Nord, nous oblige à supposer que, pour cet homme, le voyage nest pas tout entier exprimé par sa pratique. Il faut alors le concevoir comme un texte complexe, plein de ratures et de blancs, où circule lindicible, qui déborde du cadre du vécu et du simple récit et doit recourir au travestissement révélateur de la fiction littéraire.

Au-delà dune attitude volontaire et conquérante, il nous faut peut-être deviner, exprimée paradoxalement au moyen dune mise en scène impeccable et implacable, une inquiétude au sens profond du terme, qui ne permet ni à lauteur ni à ses héros de connaître le repos et surtout qui les oblige à chercher un hypothétique dépassement à travers laccumulation des déplacements. Si la révolte semble être le maître-mot des voyageurs gidiens, cest peut-être alors son examen et sa remise en cause qui nous feront trouver le sens véritable de la pièce.

Quelle est en effet la source de cette inquiétude ? Pourquoi Gide se livre-t-il à un pareil dédoublement, se réservant les promenades hédonistes et condamnant ses personnages à des échecs répétés ? Pourquoi, en quelque sorte, essaie-t-il de faire son salut sur leur dos ? Serait-ce que ce salut nest pas, malgré la découverte des nourritures terrestres, aussi assuré quil nous la dabord fait croire ?

On le voit, tout nest pas clair dans lunivers de Gide, mais sil nous faut plonger dans les eaux de son enfance pour trouver les racines de ce problème, ce nest quà force de contempler les ramifications et les enchevêtrements quen développent les fictions, que nous pourrons comprendre le sens quil a voulu lui conférer. Disant léchec du voyage, Gide sefforce non seulement den réserver pour lui la paisible réussite, mais aussi de la prolonger, faisant en sorte que, dun cheminement dans la poussière, elle devienne quête problématique, à la fois exploration de linavouable humain et nostalgie dun indicible au-delà.