Aller au contenu

Classiques Garnier

Introduction

291

Introduction

Louis Lambert, lenfant linguiste de La Comédie humaine, récuse ce quon appelle, depuis Ferdinand de Saussure, l« arbitraire du signe » et rêve dun « beau livre » qui raconterait « la vie et les aventures dun mot » :

La plupart des mots ne sont-ils pas teints de lidée quils représentent extérieurement ? À quel génie sont-ils dus ! Sil faut une grande intelligence pour créer un mot, quel âge a donc la parole humaine ? Lassemblage des lettres, leurs formes, la figure quelles donnent à un mot, dessinent exactement, suivant le caractère de chaque peuple, des êtres inconnus dont le souvenir est en nous. Qui nous expliquera philosophiquement la transition de la sensation à la pensée, de la pensée au verbe, du verbe à son expression hiéroglyphique, des hiéroglyphes à lalphabet, de lalphabet à léloquence écrite, dont la beauté réside dans une suite dimages classées par les rhéteurs, et qui sont comme les hiéroglyphes de la pensée ? (XI, 591)

On reconnaît dans ce passage la position de Cratyle dans le dialogue de Platon : « une juste dénomination existe naturellement pour chacun des êtres1 ». Balzac-Lambert prend part au débat sur larbitraire du signe qui a déjà cours au xixe siècle2 et tient une position proche de celle de Nodier dans ses Notions élémentaires de linguistique : « Lhomme a fait sa parole par imitation : son premier langage est lonomatopée, cest-à-dire limitation des bruits naturels3. » Les « langues modernes » gardent, pour Louis Lambert, une trace du « verbe primitif des nations, verbe majestueux et solennel » (XI, 592) : chaque mot convient à la chose quil désigne, comme un « vêtement ». Cette harmonie entre le mot et la chose tient à la « physionomie » du mot et les deux exemples mobilisés permettent de comprendre ce que Balzac entend par « physionomie » :

292

Nexiste-t-il pas dans le mot vrai une sorte de rectitude fantastique ? ne se trouve-t-il pas dans le son bref quil exige une vague image de la chaste nudité, de la simplicité du vrai en toute chose ? Cette syllabe respire je ne sais quelle fraîcheur. Jai pris pour exemple la formule dune idée abstraite, ne voulant pas expliquer le problème par un mot qui le rendît trop facile à comprendre, comme celui de vol, où tout parle aux sens. [] Par leur seule physionomie, les mots raniment dans notre cerveau les créatures auxquelles ils servent de vêtement. (XI, 592)

Le mot vrai a la « simplicité » de la vérité par son monosyllabisme. Le mot « respire je ne sais quelle fraîcheur » par paronomase : lassonance en [ɛ], lallitération en [r] et lécho entre les deux fricatives [v] et [f] associent vrai et frais. La « rectitude fantastique » du mot transparaît peut-être dans sa forme graphique, dans les lettres capitales droites qui le composent. Louis Lambert ne développe pas le second exemple tant il est « facile » : dans vol, « tout parle aux sens ». À linterlocuteur et au lecteur de compléter : le v dessine la silhouette de loiseau dans le ciel ; le l – laile ? – a la légèreté et la hauteur nécessaire à lenvol. Si la motivation des signes est clairement affirmée dans Louis Lambert, faut-il pour autant considérer que la pensée de la langue du romancier obéit dans son ensemble à la pensée cratylienne ? Lomniprésence dune glose lexicologique, commentée par Aude Déruelle4, semble le démentir : certains mots « ne raniment dans notre cerveau » aucune créature tant ils sont obscurs et doivent être expliqués. Le romancier nest pas Louis Lambert et reconnaît, dans sa pratique lexicale, larbitraire du signe.

Le fantasme dune langue originelle, où les mots et les choses sont en accord, semble toutefois résister autour des noms propres. En 1839, dans la préface dUne fille dÈve, Balzac fait la liste des qualités des romans quil a publiés jusqualors. Si « un grand et illustre médecin » vante la justesse du « physique médical », « un autre aura remarqué le soin avec lequel les noms sont adaptés aux personnages » (II, 269). Les noms, dit le lecteur idéal convoqué par Balzac, ne sont pas arbitraires. À chaque personnage créé correspondrait donc très précisément un nom, forgé pour lui. Le nom fait partie du personnage, au même titre que sa silhouette et ses cheveux, et le romancier veille à la congruence entre nom et personnage. Un lecteur de 1839 a, par exemple, déjà pu noter l« adaptation » parfaite entre le nom de Gobseck et son avarice, entre 293le nom de la duchesse de Langeais et la métamorphose du personnage. Cependant, la remarque concernant les noms tient moins du constat dun lecteur attentif et spécialiste, que de la déclaration poétique dun auteur qui met au jour son travail sur les noms.

Léon Gozlan rapporte lui aussi dans Balzac en pantoufles la hantise du nom arbitraire éprouvée par Balzac, alors quil peine à trouver le nom de celui qui nest pas encore Marcas :

Pour un pareil homme, pour un homme aussi extraordinaire, il me faut un nom proportionné à sa destinée, un nom qui lexplique, qui le peigne, qui lannonce comme le canon sannonce de loin et dit : « Je mappelle canon » ; un nom qui soit pétri pour lui et qui ne puisse sappliquer au masque daucun autre. Eh bien, ce nom ne me vient pas : je lai demandé à toutes les combinaisons vocales imaginables, mais, jusquici, sans succès. Il y a tant de noms bêtes ! Non pas que je craigne de baptiser mon type dun nom bête ; ce nest pas à craindre ; je redoute – et cest peut-être plus à redouter quun nom bête – un nom qui ne sapplique pas étroitement à lhomme, comme la gencive à la dent, le cheveu à la bulbe, longle à la chair5.

Ce rapport entre nom et personnage, à la fois étroit et organique, révèle lidéal de congruence des noms pour le romancier. Léon Gozlan se présente dans la suite du texte comme opposé à cette théorie onomastique et, une fois trouvé le nom Marcas, il souhaite vérifier in situ lexactitude du lien supposé entre un nom et lindividu quil désigne :

– Mon héros sappellera Marcas. Dans Marcas, il y a le philosophe, lécrivain, le grand politique, le poète méconnu. Il y a tout. Marcas ! []

– Mais si, dans votre opinion, le nom de Marcas annonce tout ce que vous dites là, celui qui, en ce moment, le porte en réalité, doit posséder aussi quelque supériorité. Sachons donc ce quil est ; car son nom nest pas suivi de sa profession sur cette enseigne. []

Je ne découvrais pas de concierge dans cette maison, devant laquelle je laissai Balzac en adoration. Enfin jen trouvai presque un, et jappris de lui la profession de Marcas.

– Tailleur ! criai-je de loin à Balzac.

– Tailleur !

Balzac baissa la tête… mais pour la relever aussitôt après avec fierté :

– Il méritait un meilleur sort, sécria-t-il en la relevant. Nimporte ! je limmortaliserai. Cest mon affaire6 !

294

Lexpérience semble avoir prouvé linexactitude de la théorie balzacienne : le nom Marcas ne désigne pas « le philosophe, lécrivain, le grand politique, le poète méconnu » prédit par Balzac. Néanmoins, considérer que cette anecdote réduit la conception balzacienne à une élucubration dépourvue denjeux revient à ne pas voir lopposition entre deux onomastiques quelle met en scène : à larbitraire de lanthroponymie réelle, défendue par Gozlan, soppose la motivation de lonomastique littéraire, rêvée par le romancier. Si la première, à laquelle la deuxième partie de ce travail était consacrée, est une réalité sociale, pratiquée et vérifiée dans lespace social de la rue, la seconde est « laffaire » du romancier et se joue dans lespace du livre. Cest à cette onomastique littéraire que se consacre cette partie.

Le « soin avec lequel les noms sont adaptés aux personnages » dans La Comédie humaine est perceptible à trois niveaux : il apparaît dabord, du point de vue du romancier seul, dans la méthode employée pour inventer ces noms [chapitre i]. Cependant, limportance des noms transparaît surtout dans les romans mêmes : le romancier délègue à ses narrateurs et à ses personnages le commentaire des noms et cette herméneutique généralisée constitue, selon moi, la spécificité de lonomastique de La Comédie humaine [chapitre ii]. Lonomastique littéraire créée par Balzac est également porteuse dun imaginaire du nom : le romancier, le narrateur et les personnages invitent les lecteurs à croire, comme eux, à lefficacité magique des noms[chapitre iii].

1 Platon (383a), 2000, p. 50.

2 Sur ce point, voir : Chervel, 1979.

3 Nodier, 2005, p. 33.

4 Déruelle, 2003, p. 105-118.

5 Gozlan, 1886, p. 70-71.

6 Ibid., p. 110-111.