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Classiques Garnier

Introduction

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INtroduction

En 1835, dans son introduction aux Études de mœurs au xixe siècle, Félix Davin, porte-plume ou prête-nom de Balzac, souligne la difficulté à représenter la société contemporaine. Contrairement au romancier historique, qui dispose de personnages bien différenciés, « lhistorien daujourdhui » na devant ses yeux quune société uniforme, « où rien ne différencie les positions, où le pair de France et le négociant, où lartiste et le bourgeois, où létudiant et le militaire ont un aspect en apparence uniforme, où rien nest plus tranché, où les causes de comique et de tragique sont entièrement perdues, où les individualités disparaissent, où les types seffacent » (I, 1153). Le roman change donc de nature avec lHistoire et si « les types seffacent », le rôle du romancier est den proposer de nouveaux, aptes à décrire lindividu dans la société révolutionnée. Balzac souligne de nouveau en 1839, dans sa préface à Une fille dÈve, les difficultés que le romancier rencontre :

Autrefois tout était simplifié par les institutions monarchiques ; les caractères étaient tranchés : un bourgeois, marchand ou artisan, un noble entièrement libre, un paysan esclave, voilà lancienne société de lEurope ; elle prêtait peu aux incidents du roman. Aussi voyez ce que fut le roman jusquau règne de Louis XV. Aujourdhui, lÉgalité produit en France des nuances infinies. Jadis, la caste donnait à chacun une physionomie qui dominait lindividu ; aujourdhui, lindividu ne tient sa physionomie que de lui-même. Les sociétés nont plus rien de pittoresque : il ny a plus ni costumes, ni bannières ; il ny a plus rien à conquérir, le champ social est à tous. Il ny a plus doriginalité que dans les professions, de comique que dans les habitudes. (II, 263)

Avec la suppression des différences détats, qui permettaient, sous lAncien Régime, une lecture immédiate et aisée des hiérarchies sociales, la Révolution française et la toute nouvelle Égalité ont créé des « nuances infinies ». Plus de costume ou de bannière pour rendre visibles les différences de castes : il faut désormais porter son attention sur les professions, 188les habitudes et toute une série de détails, signes ou indices1 inédits à déchiffrer minutieusement. Lactivité herméneutique du romancier, qui se veut historien de son temps, est foisonnante. Dans la description réaliste, tout fait signe : la silhouette, le crâne2, les maisons, lélégance des habits3, la démarche4.

Le nom propre appartient à cette série des nouveaux indices. Avec la fin des castes, ce nest plus le titre qui importe mais le nom : il inscrit lindividu dans les nouvelles hiérarchies sociales. À une autre échelle, le nom assigne également à lindividu une place dans la famille. Le nom propre résiste à luniformisation de la société et les « nuances infinies » du système anthroponymique font apparaître des différences. Sappuyant en partie sur les travaux de Lévi-Strauss, Charles Grivel résume ainsi la fonction du nom propre :

Signifier, pour le nom propre, veut dire insérer le porteur dans ces hiérarchies et linscrire à la place qui lui revient. [] Le nom propre ne se rencontre quen relation avec dautres noms propres. Cest en tant quélément dun réseau nominatoire quil se comprend. Cest en vertu du découpage (de la hiérarchisation) que ce réseau propose quil signifie. []Nommer signifie situer, conférer une place dans un système5.

Par son fonctionnement en réseau (noms de nobles vs noms de bourgeois, noms dhommes vs noms de femmes, noms de Français vs noms détrangers…), le nom propre est un signe particulièrement efficace pour le déchiffrement de la société du premier xixe siècle.

Le nom propre se distingue toutefois des autres indices précédemment mentionnés. Il est dabord un indice plus libre que la physionomie ou le crâne. Si le xixe siècle engage un contrôle policier des identités par lÉtat et la fixation des noms, la première moitié du siècle est une 189période de transition : lusage prime encore le droit ; la licence et la liberté onomastique priment encore limmutabilité du nom. On peut encore sinventer un nom : cette plasticité du système anthroponymique fascine le romancier, même sil la critique. Le nom est ensuite un indice de nature essentiellement littéraire : intangible, même si le nom peut sinscrire sur des supports, le nom est un fragment de parole, de texte. Ces objets du monde sont des mots, que le romancier peut donc insérer dans ces textes : les noms propres sont, par leur nature même, le point de contact entre le texte et le réel et constituent des indices lisiblespropices à une herméneutique littéraire de la société.

Dans cette deuxième partie, il sagit détudier les noms comme indices de lherméneutique de la société du premier xixe siècle, en réunissant les commentaires que Balzac dissémine dans les textes. « Secrétaire » scrupuleux et attentif de la société française (I, 11), le romancier enregistre dans ses romans la minute des bouleversements juridiques et sociaux qui concernent les noms : presque tous les romans de La Comédie humaine comportent une remarque satirique sur une particule et lintrigue de certaines œuvres repose sur lhistoire de noms. Pour Balzac, le système anthroponymique est dabord la trace de lhistoire de France et des bouleversements en cours : les noms participent en un sens à la confusion et luniformité apparentes de la société française sous la Restauration mais, pour qui sait les déchiffrer, ils permettent dobserver la réorganisation en cours de la société et notamment les rapports problématiques entre noblesse et bourgeoisie [chapitre i]. Les noms permettent de plus dobserver la transition qui sopère entre la Famille et lIndividu au xixe siècle [chapitre ii], et donnent à lire, par lécho du nom dans le champ social et le glissement du régime de lhonneur à celui de la célébrité, la progression du « sentiment de lindividu6 » au xixe siècle [chapitre iii].

1 Lhistorien Carlo Ginzburg (Ginzburg, 2010) date lémergence du paradigme de lindice de la seconde moitié du xixe siècle, avec notamment la mise de la méthode Morelli dattribution des œuvres dart dans les années 1880. Le roman balzacien tient néanmoins une place essentielle dans la généalogie littéraire du paradigme indiciaire. Voir : Del Lungo, 2013.

2 Linfluence de la physiognomonie et de la phrénologie dans les portraits des personnages a été bien étudiée. Voir : Le Yaouanc, 1959 ; Cabanès, 1991 ; Labouret-Grare, 2002.

3 Balzac, Traité de la vie élégante (XII, 211-257).

4 Balzac, Théorie de la démarche (XII, 259-302). Pour une liste des signes déchiffrés par le romancier dans La Comédie humaine, voir : Smaniotto, 2013.

5 Grivel, 1973, p. 130-131.

6 Corbin, 1987, p. 419.