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Classiques Garnier

Introduction

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Introduction

Dans un des derniers mois de lannée 1907, à un de ces « routs » de la marquise dEspard où se pressait alors lélite de laristocratie parisienne (la plus élégante de lEurope, au dire de M. de Talleyrand, ce Roger Bacon de la nature sociale, qui fut évêque et prince de Bénévent), de Marsay et Rastignac, le comte Félix de Vandenesse, les ducs de Rhétoré et de Grandlieu, le comte Adam Laginski, M. Octave de Camps, lord Dudley, faisaient cercle autour de Mme la princesse de Cadignan, sans exciter pourtant la jalousie de la marquise1.

Ainsi débute le pastiche balzacien écrit par Proust en 1908. Dans cet incipit, Proust identifie et utilise, pour marquer linscription « dans un roman de Balzac », moins un trait stylistique quune tendance onomastique. Plusieurs personnages issus de La Comédie humaine sont en effet rassemblés dans un salon parisien et leurs noms affichent demblée le pastiche : douze noms propres de personnages sont juxtaposés en une énumération ouverte. Le cercle des individus réunis autour de la princesse de Cadignan se donne comme une litanie de noms et Proust caricature une pratique balzacienne perçue par tous les lecteurs de La Comédie humaine : « Dans un roman de Balzac » donc, les noms sont nombreux et se multiplient.

Balzac lui-même souligne la masse de noms accumulée dans ses romans. Lorsquil écrit en mars 1835 à la marquise de Castries pour lui annoncer le nom choisi pour lhéroïne du Lys dans la vallée, le romancier souligne la gageure à laquelle il est confronté : « Elle sappellera Henriette. Javais par une bizarrerie singulière tardé à lui donner un nom, parce que jai déjà bien consommé des noms de femmes2. » La rédaction de lensemble romanesque engage, selon le romancier, une intense « consommation » onomastique. Cette abondance est également relevée par les études critiques. Selon Nicole Mozet, La Comédie humaine dans son ensemble est marquée par une « débauche onomastique3 » ou 60une « boulimie onomastique4 » de Balzac. Pour Claude Duchet, La Comédie humaine est « à cet égard, une ample comédie de noms, à cent actes divers5 ».

Les registres de La Comédie humaine, ébauches et romans inachevés compris, enregistrent ainsi 1 842 noms propres (prénoms, patronymes et noms de terre), utilisés par Balzac pour désigner ses personnages. Le recensement de ces noms, pour filer la métaphore administrative, est un temps nécessaire dans létude de la concurrence balzacienne à létat civil. En effet, cette concurrence est dabord quantitative : le romancier cherche à mettre en circulation le plus de noms propres possible [chapitre i]. Le système des noms de personnages ne se résume pas à leur « état civil », aux multiples noms administrativement normés : il y a de nombreux suppléments onomastiques, surnoms et pseudonymes, qui entament, dans la fiction, une véritable lutte avec linstitution de contrôle des identités quest létat civil. Dun point de vue narratif, la concurrence porte sur la qualité des noms des personnages : en déléguant aux personnages la nomination, Balzac insère dans ses romans une onomastique hors-la-loi, qui représente et interroge le système anthroponymique de La Comédie humaine[chapitre ii]. Si le retour des personnages peut être décrit, dun point de vue génétique, comme un principe déconomie, les noms reparaissants concourent néanmoins à lautonomisation du monde de La Comédie humaine et de son état civil [chapitre iii].

1 Proust, 1971, p. 7.

2 Lettre à la marquise de Castries, mars 1835 (Corr., II, 658).

3 Mozet, 1998,p. 289.

4 Mozet, 2005,p. 128.

5 Duchet, 1999, no 373, p. 49. Pour Claude Duchet, La Comédie humaine compte environ 5 000 noms mais il nexplique pas comment il obtient ce nombre impressionnant. Le décompte méthodique des noms de personnages de ce chapitre révise ce nombre à la baisse, en souscrivant toutefois pleinement au constat dabondance onomastique.