Introduction
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : Poétique balzacienne des noms de personnages. « Faire concurrence à l’état civil »
- Pages : 59 à 60
- Collection : Études romantiques et dix-neuviémistes, n° 101
- Série : Balzac, n° 8
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406100171
- ISBN : 978-2-406-10017-1
- ISSN : 2258-4943
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10017-1.p.0059
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/04/2020
- Langue : Français
Introduction
Dans un des derniers mois de l’année 1907, à un de ces « routs » de la marquise d’Espard où se pressait alors l’élite de l’aristocratie parisienne (la plus élégante de l’Europe, au dire de M. de Talleyrand, ce Roger Bacon de la nature sociale, qui fut évêque et prince de Bénévent), de Marsay et Rastignac, le comte Félix de Vandenesse, les ducs de Rhétoré et de Grandlieu, le comte Adam Laginski, M. Octave de Camps, lord Dudley, faisaient cercle autour de Mme la princesse de Cadignan, sans exciter pourtant la jalousie de la marquise1.
Ainsi débute le pastiche balzacien écrit par Proust en 1908. Dans cet incipit, Proust identifie et utilise, pour marquer l’inscription « dans un roman de Balzac », moins un trait stylistique qu’une tendance onomastique. Plusieurs personnages issus de La Comédie humaine sont en effet rassemblés dans un salon parisien et leurs noms affichent d’emblée le pastiche : douze noms propres de personnages sont juxtaposés en une énumération ouverte. Le cercle des individus réunis autour de la princesse de Cadignan se donne comme une litanie de noms et Proust caricature une pratique balzacienne perçue par tous les lecteurs de La Comédie humaine : « Dans un roman de Balzac » donc, les noms sont nombreux et se multiplient.
Balzac lui-même souligne la masse de noms accumulée dans ses romans. Lorsqu’il écrit en mars 1835 à la marquise de Castries pour lui annoncer le nom choisi pour l’héroïne du Lys dans la vallée, le romancier souligne la gageure à laquelle il est confronté : « Elle s’appellera Henriette. J’avais par une bizarrerie singulière tardé à lui donner un nom, parce que j’ai déjà bien consommé des noms de femmes2. » La rédaction de l’ensemble romanesque engage, selon le romancier, une intense « consommation » onomastique. Cette abondance est également relevée par les études critiques. Selon Nicole Mozet, La Comédie humaine dans son ensemble est marquée par une « débauche onomastique3 » ou 60une « boulimie onomastique4 » de Balzac. Pour Claude Duchet, La Comédie humaine est « à cet égard, une ample comédie de noms, à cent actes divers5 ».
Les registres de La Comédie humaine, ébauches et romans inachevés compris, enregistrent ainsi 1 842 noms propres (prénoms, patronymes et noms de terre), utilisés par Balzac pour désigner ses personnages. Le recensement de ces noms, pour filer la métaphore administrative, est un temps nécessaire dans l’étude de la concurrence balzacienne à l’état civil. En effet, cette concurrence est d’abord quantitative : le romancier cherche à mettre en circulation le plus de noms propres possible [chapitre i]. Le système des noms de personnages ne se résume pas à leur « état civil », aux multiples noms administrativement normés : il y a de nombreux suppléments onomastiques, surnoms et pseudonymes, qui entament, dans la fiction, une véritable lutte avec l’institution de contrôle des identités qu’est l’état civil. D’un point de vue narratif, la concurrence porte sur la qualité des noms des personnages : en déléguant aux personnages la nomination, Balzac insère dans ses romans une onomastique hors-la-loi, qui représente et interroge le système anthroponymique de La Comédie humaine[chapitre ii]. Si le retour des personnages peut être décrit, d’un point de vue génétique, comme un principe d’économie, les noms reparaissants concourent néanmoins à l’autonomisation du monde de La Comédie humaine et de son état civil [chapitre iii].
1 Proust, 1971, p. 7.
2 Lettre à la marquise de Castries, mars 1835 (Corr., II, 658).
3 Mozet, 1998,p. 289.
4 Mozet, 2005,p. 128.
5 Duchet, 1999, no 373, p. 49. Pour Claude Duchet, La Comédie humaine compte environ 5 000 noms mais il n’explique pas comment il obtient ce nombre impressionnant. Le décompte méthodique des noms de personnages de ce chapitre révise ce nombre à la baisse, en souscrivant toutefois pleinement au constat d’abondance onomastique.